« Je ne veux pas me contenter de remplir des dossiers »

« Je ne veux pas me contenter de remplir des dossiers »

03.04.2017

Action sociale

Notre série "En quête de sens" veut mettre en lumière la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager découragements et enthousiasmes. Assistante de service social dans un département, Laure Bucamp estime n'avoir pas juste été formée à mettre en place des dispositifs. Elle prend parfois sur son temps personnel pour maintenir la qualité de la relation.

Assistante de service social en polyvalence de secteur dans un département, Laure Bucamp maintient dans sa pratique le cap qui l’intéresse : celui de la rencontre. Une gageure, dans un contexte où la demande ne cesse de croître, et les moyens de diminuer. C’est pourtant dans la qualité de l’échange, de l’écoute, qu’elle puise son plaisir et son énergie à continuer.

Vous travaillez en polyvalence de secteur. À quelles difficultés institutionnelles faites-vous face actuellement ?

Quand j’ai pris mon poste, j’ai été affectée à du suivi et de l’accompagnement (c’est le nom qu’on donne aux suivis donnant lieu à une contractualisation). On distinguait alors cela de l’accueil. Notre direction a constaté que ce modèle organisationnel induisait des délais très importants dans le traitement des nouvelles demandes et il a été décidé, en 2013, que toutes les assistantes sociales soient polyvalentes, mais donnent la priorité aux nouvelles demandes. Nous y répondons désormais dans un délai de 48 heures, mais cela a eu pour conséquence d’espacer beaucoup les rendez-vous réguliers, dans le cadre de nos suivis et accompagnement, sauf en cas d’urgence.

Qu’appelle-t-on urgence ?

C’est là la question. Pour notre public, c’est toujours urgent en quelque sorte. Le service a donc défini des critères (rupture d’hébergement, rupture alimentaire). Si la personne suivie entre dans ces critères, elle est reçue rapidement, dans le cadre des créneaux dédiés. Sinon, elle va attendre deux, trois, quatre semaines. Ce que je fais, lorsqu’une secrétaire m’avertit qu’un usager que je connais demande un rendez-vous plus tôt que prévu, c’est que je le rappelle. Parfois, le simple fait de m’avoir au téléphone suffit à dédramatiser les choses. Mais si je vois que ce n’est pas suffisant, je le rajoute sur ma permanence hebdomadaire, même si la demande ne correspond pas aux critères d’urgence préétablis. C’est un choix personnel, tout le monde ne le fait pas.

Comment vivez-vous cet afflux de demande, et cette difficulté à y répondre ?

Avec un sentiment d’impuissance. La question des délais vient s’ajouter à celle du manque de moyens, qui est g��néral dans mon métier. Je travaille pourtant dans un département très ancré à gauche, avec une fibre sociale, mais malgré les bonnes volontés, il y a clairement un désengagement financier de la part de l’État. Je ne suis pas favorable à tout payer pour les gens, mais je dois constater que je n’ai jamais essuyé autant de refus aux demandes d’aides financières que ces dernières années. Les enveloppes diminuent, certaines associations vers lesquelles on pouvait orienter pour obtenir une petite aide ferment leurs portes… Je passe donc beaucoup de temps à remplir des dossiers qui n’aboutissent pas, et je perds un levier précieux pour les personnes et pour la mise en place d’un lien de confiance entre eux et moi. C’est très frustrant, et cela génère des situations humaines compliquées à gérer.

Par exemple ?

Certaines personnes disent qu’elles ne reviendront plus. Ça dénote certainement qu’elles n’ont pas saisi la nature du suivi qu’on peut mettre en place avec elles, mais ça ne m’empêche pas de constater qu’on n’a pas pu les aider, et qu’un lien – trop fragile – s’est rompu. Ce n’est pas toujours facile de devoir se dire ça. J’en veux un peu aux médias qui présentent l’assistante sociale comme un professionnel donnant de l’argent, des logements et volant les enfants. Cela impacte aussi les attentes des gens.

Cette image de l’assistante sociale prévaut encore ?

Oui, on est obligé de réexpliquer notre place, pour rectifier cette image. C’est vrai qu’à une époque on pouvait faire des rapports sociaux pour appuyer une demande de logement. Aujourd’hui, il y a tellement de précarité que si on se mettait à faire ce type de rapports, on les ferait pour tout le monde ! On reçoit aussi un peu d’agressivité de la part du public, parce que la polyvalence de secteur récupère tous ceux qui n’ont pu obtenir d’aide ailleurs.

Quand les gens sont agressifs, violents, que faites-vous ?

Au tout début de ma carrière, je pouvais m’énerver, mais j’ai vite vu que ça ne servait à rien. Je reste donc très calme ; j’explique ma position, même si parfois ça ne peut pas être entendu. On entend beaucoup de propos xénophobes, des gens qui disent qu’il n’y en a que pour les Noirs ou les Arabes. Je dis pourquoi j’estime que c’est faux, tout en préservant mon cadre, mon calme. Mais c’est vrai que c’est usant. On finit par se demander ce qu’on a fait pour que la personne en face puisse estimer qu’on n’a pas voulu l’aider… J’ai une stagiaire qui a travaillé sur la notion de traumatisme vicariant. Ça renvoie à l’impact que peut avoir, au fil du temps, le fait de prendre sur soi toute cette souffrance. J’ai des collègues partis à la retraite complètement désabusés, abîmés, pas impliqués. Je me suis dit dès le début de mes études que je ne resterais pas dans le métier si je devais devenir toxique pour les populations que je rencontre. On n’est pas là pour que ces gens déjà fragiles se sentent mal, à cause d’un professionnel qui ne les reçoit pas bien.

Comment faire pour rester accueillant ?

Pour ma part, j’ai des exutoires, des passions à l’extérieur. Et puis, j’ai appris, avec le temps, à faire la part des choses, à ne plus ramener tous les soucis des gens chez moi. Je prends également des stagiaires chaque année. Elles ont un regard et des questionnements neufs : c’est intéressant d’avoir le retour de quelqu’un qui apprend. Cela aide à sortir des évidences dans lesquelles on peut parfois s’enfermer, cela renforce notre réflexion. J’ai aussi une collègue avec laquelle j’échange, lorsqu’un suivi me pose problème – faute de temps pour parler de davantage de prises en charge – et quelques précieux contacts à l’extérieur. En dehors de tout cela, je continue à trouver du plaisir dans le fait de recevoir des personnes, à parler avec elles. C’est ma passion. Je trouve que beaucoup de rencontres sont magnifiques, très riches, que les personnes ont beaucoup à m’apprendre. Je me laisse le droit de parler de culture, de livres avec les personnes que je reçois, j’estime que je n’ai pas juste été formée à mettre en place des dispositifs. C’est toujours d’abord à une personne que je m’adresse et que je m’intéresse, même dans les moments d’urgence, car même dans ces moments-là les gens ont besoin qu’on les écoute dans ce qu’ils sont. C’est parce que je maintiens cette qualité de relation que mon métier continue de faire sens pour moi et que je tiens, malgré les difficultés. Je me dis que même si je n’ai pas pu aider matériellement, j’ai offert mon écoute, et que ce n’est pas rien dans notre société.

Mais il faut trouver le temps pour cela. C’est sans doute au détriment d’autre chose…

Je ne prends jamais mes 45 minutes de pause, je lis mes mails pendant mon déjeuner et de retour chez moi. Mais ça me convient, je considère que je me donne ainsi les moyens d’exercer comme je l’entends, dans ce contexte où les contraintes se resserrent. On peut être tenté – au vu des contraintes actuelles – de ne plus du tout réfléchir à notre façon d’exercer. Je préfère rogner sur mon temps personnel et m’impliquer dans ce qui fait sens pour moi. Je participe ainsi, avec quelques collègues, à la mise en place d’actions collectives. L’idée est de permettre à des personnes de revivre des moments de plaisir – un repas de Noël, un spectacle, une journée à la mer – et d’en être de plus en plus à l’initiative. Il y a une réunion par mois et une sortie tous les deux mois. L’an passé, ces sorties étaient mensuelles mais cela faisait trop pour nous, on a donc diminué le rythme. Je songe parfois à me désengager, car cela représente une forte implication, mais j’hésite, parce que j’aime la relation qui se crée dans ce cadre, et qui est différente de celle qu’on a dans l’accueil individuel. On voit les personnes prendre du plaisir, faire des choses auxquelles elles ne sont pas habituées. Ça fait du bien.

Est-ce que cette dimension qualitative est un peu valorisée institutionnellement ?

Disons que nous avons la chance que ces actions collectives soient rendues possibles dans l’institution. Pour ce qui est de l’écoute, elle n’est pas valorisée en tant que tel, alors qu’elle devrait l’être. Un logiciel a été mis en place pour comptabiliser les rendez-vous honorés ou pas, ainsi que les actes que nous effectuons. Un acte, ça peut être une démarche pour mettre en place une aide financière, une orientation vers un fonds de solidarité. Mais certaines de nos actions ne sont pas comptabilisées. Par exemple, amener quelqu’un aller voir un psychologue est un travail qui a une valeur, et peut prendre beaucoup de temps, mais il n’y a pas de case pour noter qu’on s’y est attelé. Nous essayons, avec d’autres collègues, de faire entendre la nécessité de réaliser une étude qualitative de notre travail, afin que les items proposés correspondent davantage à la réalité de ce que nous faisons.

 

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est h��las par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

A lire (ou à relire) :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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