« Je ne voulais pas qu'on me juge »

« Je ne voulais pas qu'on me juge »

23.02.2018

Action sociale

Notre série « A voix haute » cherche à donner la parole à ceux qui n'ont longtemps pas eu voix au chapitre : les "personnes accompagnées". Après huit ans à la rue, Marie a trouvé un logement et un emploi : elle exerce depuis deux ans comme travailleuse paire dans le service grenoblois Totem, qui accompagne des personnes sans domicile dans la perspective du « logement d’abord ».

Longtemps sans domicile fixe, Marie est aujourd'hui travailleuse paire dans le service grenoblois Totem, qui accompagne des personnes à la rue dans la perspective novatrice du « logement d’abord » - une démarche qui consiste à utiliser le logement comme un outil de réinsertion, et non comme l’étape ultime d’un processus. Elle se rend compte depuis sa place actuelle combien elle est passée à côté d’aides qu’elle aurait pu recevoir, durant ces années d’errance, et regrette que les structures qui auraient pu lui offrir un hébergement aient été si exigeantes. Elle évoque avec pudeur son manque d’information et l’effet dévastateur d’une rencontre ratée avec une travailleuse sociale.
 

Marie s’est retrouvée à la rue à l’âge de 18 ans. Accompagnée de son chien, elle a connu l’errance pendant huit ans, vivant de la manche et de spectacles de feu, dormant dehors ou dans des squats, parfois brièvement hébergée chez des connaissances, toujours dans des grandes villes, préférant ne pas se risquer à un mauvais accueil dans les petites, « où c’est tout ou rien ». Elle n’a jamais pu être hébergée en foyer. « On nous disait à mon copain et moi qu’on ne pouvait pas y venir ensemble. Et quand on a trouvé un foyer mixte à Saint-Malo, c’est mon chien qui devait rester dehors. Je n’ai pas accepté d’être au chaud et pas lui », explique-t-elle, donnant à entendre la force de la relation affective qu’ont tant de personnes à la rue avec leurs animaux.

Peu d'information

Elle a souvent côtoyé les bénévoles de maraudes, dont elle appréciait l’humanité et l’engagement, touchée de se dire qu'ils venaient à sa rencontre après une journée de travail. « On a parfois passé de super moments à rigoler ensemble, ou à pleurer dans des temps douloureux, comme après la perte d’un ami. C’était des relations humaines, quoi ». Elle a aussi beaucoup fréquenté les accueils de jours et les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogue (Caarud), où elle venait se poser un peu, retrouver des connaissances de rue autour d’un café. Des lieux où il lui était proposé de prendre une douche, de cuisiner un peu ou de faire une machine. Dans un Caarud à Perpignan, un travailleur social lui a fait savoir qu'ils pouvaient se tutoyer et s'appeler par leurs prénoms dans le cadre du centre, mais qu'ailleurs, il faudrait faire comme s'ils ne se connaissaient pas. À Rouen, elle se rappelle une structure très amicale, où ce type de discours était inenvisageable. « Par contre, à l'exception de Rouen, regrette-t-elle, le point commun entre ces structures était que les professionnels ne proposaient pas vraiment d’accès aux droits ».

Culpabilisation

Il aura fallu qu’elle se fasse voler son sac à dos pour apprendre par les professionnels d’une maraude l’existence des missions locales et du Fonds d’aide aux jeunes d’urgence (Faju). Elle n'avait pas idée qu'étant à la rue, elle pouvait en bénéficier. Elle avait alors 22 ans. « Malheureusement, je suis tombée sur une assistante sociale pas accueillante, qui m’a reproché de vivre à la rue. Ça a eu un effet désastreux sur moi : je n’avais pas choisi ce mode de vie, mais c’était le mien et je ne voulais pas qu’on me juge ». Cet unique rendez-vous lui aura certes permis d’obtenir une aide d’urgence, mais elle l’a vécu si violemment qu’il n’a longtemps plus été envisageable pour elle de faire appel à une assistante sociale. « Elles sont devenues mes bêtes noires. C’est dommage, parce qu’à l’époque, je pense que j’aurais pu me saisir d’une aide, si le contact avec cette professionnelle avait été meilleur. Je commençais à ressentir du découragement, à vouloir vivre d'une autre manière. Une bonne rencontre aurait donc pu changer les choses ».

L'écoute, enfin

Un de ses regrets est le manque d’information, pendant toutes ces années de galère. « J’ai l’impression que si la demande ne vient pas de nous, on ne nous dit rien. Ce sont souvent les bénévoles des maraudes qui m’ont le plus donné de tuyaux ». Quatre ans plus tard, après un problème de santé important, elle décide d'aller rencontrer une assistante sociale stagiaire à la ville de Grenoble, malgré ses réticences. « J’ai appris plein de choses, notamment au sujet des aides au logement ». Mais surtout, elle se sent écoutée, sans jugement ni pitié, par cette jeune femme qui l’accueille avec son chien sans manifester de désapprobation. « Et puis, le fait de voir une petite nénette s’impliquer comme ça m'a beaucoup touchée. Je pouvais même lui parler de soucis personnels. J’avais vraiment besoin de cette écoute », se souvient-elle.

 J’ai l’impression que si la demande ne vient pas de nous, on ne nous dit rien.

Suivie à l'époque dans un centre de soin infirmier, Marie fait aussi la connaissance de son actuel employeur, d'abord en tant que personne accompagnée. Elle vit alors du RSA, en colocation dans un lieu insalubre, dans un contexte relationnel tendu. « Mes actuels collègues de Totem sont venus me rendre visite à domicile et on a démarré les démarches pour trouver un appartement. J'ai profité de leur aide, car c'est difficile sans garant ni sans caution. C'est moi qui ai repéré l'appartement, mais eux m'ont aidée pour la demande de Fonds de solidarité pour le logement (FSL), l'état des lieux – et heureusement, car sans eux je n'aurais rien regardé ». Et puis, elle s'est tout de suite sentie bien à Totem, où elle trouvait une écoute bienveillante et la possibilité de venir avec son chien.

Encourager la confiance

Très rapidement, la vivacité de la jeune femme, sa personnalité et son expérience de vie lui valent de se voir proposer la fonction de travailleuse paire. « Ça a été un bon hasard, j'ai passé le premier entretien d'embauche de ma vie, et ça a fonctionné ». Les débuts n'ont pas été facile, du fait même de sa proximité avec les publics accueillis par Totem : un certain nombre sont ses anciens compagnons de rue. « Mes potes étaient contents pour moi, mais je craignais leur regard malgré tout. Et ce n'était pas facile de se positionner, je faisais appel à mes collègues quand je me sentais en difficulté, pour qu'ils reposent un cadre ». Aujourd'hui, cela va mieux, même si elle reconnaît se laisser parfois déborder par certaines situations, qui la touchent plus qu'elle ne le souhaiterait. Elle est consciente que sa présence – et celle d'une autre travailleuse paire – à Totem a largement contribué au succès du dispositif. « On se présente comme ayant eu une expérience à la rue, et c'est vrai que ça détend tout de suite les personnes, elles se disent qu'on sait de quoi on parle », explique Marie.

 Quand j'apprends qu'une assistante sociale peut avoir jusqu'à 175 dossiers à traiter, ça me pose question

 

Elle a aussi à cœur, au cours de ses maraudes, de donner aux jeunes de l'information sur leurs droits et sur les structures qu'ils peuvent solliciter. Avec délicatesse, lorsqu'elle sent que cette transmission est possible. Souvent des personnes à la rue lui confient leur impression de n'être qu'un dossier pour les travailleurs sociaux, un numéro. Alors, elle leur fait part de son expérience avec l'assistante sociale stagiaire. « Je les invite à ne pas mettre tout le monde dans le même sac, à ne pas juger eux aussi sans connaître. Je leur dis d'essayer, que cela ne les oblige pas à continuer si ça se passe mal », relate-t-elle. Mais elle sait combien ces personnes qui ont une vie difficile auront besoin, pour que ça se passe bien, d'une vraie attention. « Même si elles arrivent pour faire un papier, elles ont peut-être envie de parler d'autre chose. Aussi, quand j'apprends qu'une assistante sociale peut avoir jusqu'à 175 dossiers à traiter, ça me pose question... ».

Bien accueillie dans son équipe, traitée d'égale à égale par les autres professionnels de Totem, Marie se dit chanceuse. « Je suis très heureuse que mes huit ans de rue m'aient menée ici, car je me sens utile. Les gens sont reconnaissants, on entend souvent : « heureusement que Totem est là ». Si je devais retourner en arrière, je ferais le même parcours, pour avoir la chance de me retrouver à ce même poste, où on prend le temps avec et pour les personnes, sans jugement définitif ».

 

Pourquoi cette série "A voix haute" ?

Depuis plusieurs mois, nous nous intéressons, à travers notre série "En quête de sens", aux interrogations, découragements et enthousiasmes de travailleurs sociaux sur leurs métiers aujourd'hui chahutés. Il nous a paru logique de faire entendre, en regard, ceux qui expérimentent directement, du fait d'une situation de vulnérabilité provisoire ou permanente, des dispositifs sociaux ou médico-sociaux pensés pour eux... mais pas toujours avec eux.

Les temps changent toutefois : aujourd'hui, la parole des « usagers » de l'action sociale et médico-sociale est plus et mieux prise en compte, voire encouragée. La loi 2002-2 et ses outils de participation sont passés par là. Les concepts d'empowerment et de pair-aidance infusent peu à peu. Beaucoup reste à faire, mais une idée s'est imposée : premières expertes de leur vécu, les personnes accompagnées ont des choses à dire. Et les professionnels et décideurs, beaucoup à gagner à les écouter

 

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Laetitia Darmon
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