« L’avenir du travail social passe par le réseau »

« L’avenir du travail social passe par le réseau »

19.01.2018

Action sociale

"En quête de sens" s'intéresse à la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes. Directrice des solidarités dans une commune du Val d'Oise, Nathalie Nicolas s'attache à ce que ses services ne soient pas de simples fournisseurs d’aides sociales et prône le travail en réseau pour mieux prendre soin des familles.

Directrice des solidarités à Courdimanche (Val d'Oise), Nathalie Nicolas a été embauchée pour ses compétences aux pratiques thérapeutiques de réseaux. Cette approche, issue de la thérapie familiale, promeut le travail en réseau pour mieux prendre soin des familles. Elle prône aussi une grande souplesse dans l’abord des personnes, notamment à travers des actions collectives autour de la culture et des loisirs. Si tout cela prend du temps, c’est ce qui permet à Nathalie Nicolas de trouver sens et plaisir à son travail. Avec l'idée aussi qu’à l’impossible nul n’est tenu.

Action sociale

L'action sociale permet le maintien d'une cohésion sociale grâce à des dispositifs législatifs et règlementaires.

Découvrir tous les contenus liés

Comment avez-vous découvert la clinique de concertation ?

Loi santé du 26 janvier 2016

Morceaux choisis d'un texte aux multiples facettes

Je télécharge gratuitement

J’ai été formée à cette pratique, dont l’optique pourrait se résumer par « prendre soin du réseau, pour prendre soin de la famille », à mon arrivée dans le programme de réussite éducative (PRE) d’Éragny-sur-Oise, en 2006. J’y ai été recrutée suite à un parcours associatif en crèche parentale, et de l’obtention avec une licence en intervention sociale et culturelle en poche, donc pas un diplôme de travailleur social à proprement parler. Pour rappel, les PRE sont apparus en 2005, portés par le ministre Jean-Louis Borloo, et sont sous-tendus par l’idée qu’il faut tout un village pour éduquer un enfant. Celui d’Éragny-sur-Oise a d’emblée adopté une définition large du réseau : il s’agissait de mobiliser l’ensemble des professionnels ou bénévoles impliqués autour de l’enfant. Pour y parvenir, j’ai travaillé avec l’association École et famille à Saint-Ouen l'Aumône, qui a développé une approche spécifique avec le psychiatre à l’origine de la clinique de la concertation, le Dr Jean-Marie Lemaire.

Avez-vous eu, à Éragny, à vous battre contre des logiques institutionnelles qui entravaient cette approche ?

Mon institution s’inscrivait dans cette logique, donc je n’avais pas de souci en interne. En revanche, il y avait d’importantes réticences au sein de certaines institutions. L’une des figures de réseau prônées par la clinique de concertation mobilise la famille, les personnes engagées autour de cette dernière, mais aussi d’autres intervenants, qui n’ont rien à voir avec elle. Par exemple, des enseignants autres que ceux qui s’occupent de l’enfant. L’objectif est alors de bénéficier d’un regard extérieur, pour se questionner sur la façon dont on s’y est pris avec une famille et sur les freins qu’on a pu rencontrer. Nous utilisions cette figure, parmi d’autres. Or cette démarche a pu déranger, nous étions critiqués sur la question du secret professionnel notamment. De notre côté, nous nous sentions légitimes dans cette démarche, puisque la famille était présente à chaque étape (ce qui ne signifie pas qu’elle ait tout le pouvoir, comme on a pu nous le reprocher !). En outre, il ne s’agissait jamais de tout dire d’une famille, mais seulement ce qui pouvait aider à fluidifier l’intervention du réseau, pour que la situation de la famille s’en trouve améliorée.

Par quoi se sont traduites ces réticences ?

Par de la non participation aux rencontres. Ce qui a dérangé par ailleurs, c’est que la clinique de concertation nous conduit à mettre à nu nos pratiques professionnelles devant les familles. Cela peut être mal vécu par certains professionnels. Pourtant, nous constatons que ça donne aux familles l’occasion de contribuer à ce que ça se passe mieux.

Comment viviez-vous ces réticences ?

En me disant simplement que nous avions des cultures professionnelles différentes. De façon générale, je fais avec les moyens qu’on me donne et avec les personnes qui veulent bien participer.

Vous avez ensuite été embauchée à Courdimanche…

J’y ai postulé car je savais que l’équipe municipale avait des valeurs proches des miennes – solidarité, équité, absence de volonté de contrôle social – et parce que la commande me plaisait : il s’agissait que le CCAS ne soit pas un simple fournisseur d’aides sociales, mais un lieu où l’on puisse créer du réseau, ouvrir sur le territoire, en lien avec le reste des actions de la ville. Mon profil les a donc intéressés. Et au fil des années, mon poste a évolué. On m’a demandé de développer, par exemple, la veille éducative. Aujourd’hui, je suis directrice des solidarités, ce qui recouvre la gestion du CCAS – avec une assistante et un travailleur social qui répartit son temps entre l’accompagnement social et le Plan local pour l’insertion et l’emploi (PLIE), où il est conseiller d’insertion professionnelle –, le centre social, qui fait beaucoup de collectif, d’accompagnement de la vie sociale, avec une forte dimension de participation des habitants et la petite enfance.

Vous avez la sensation de continuer à travailler comme vous le souhaitez ?

Oui, parce mon approche est soutenue par la municipalité, qui m’a embauchée pour que je la mette en place. Je continue donc à utiliser certains outils de la clinique de concertation au niveau de l’accompagnement social, au niveau de la veille éducative. Par ailleurs, la volonté de la municipalité est que nous soyons installés dans un lieu non stigmatisant, où l’on puisse aussi bien venir demander une aide sociale, payer la restauration scolaire, venir prendre un cours auprès d’une association musicale… Donc il y a déjà cet endroit très chaleureux, la Maison de l’Education des Loisirs et de la Culture, que les habitants s’approprient vraiment, et dont il est beaucoup plus facile de pousser la porte que dans un service social classique. En outre, je trouve de l’intérêt à la façon dont nous développons les actions collectives, notamment à destination des familles. Il est très riche, en effet, de rencontrer les gens ailleurs qu’en intervention individuelle classique – que nous faisons aussi beaucoup. Pour ma part, j’ai participé à des week-ends en famille. On y rencontre les gens autrement, quelque chose se crée différemment dans le lien de confiance. Et cela nous fournit des outils supplémentaires pour nous adapter aux personnes, au lieu de tenter de les faire entrer dans des cases, comme c’est le cas dans beaucoup de structures.

En quoi consiste cette adaptation ?

On n’a pas de parcours d’accompagnement type. Ça se construit en fonction des familles, on fait avec les gens tels qui sont et pas comment on voudrait qu’ils soient, et, en partant du principe qu’ils savent ce qui est bon pour eux. S’ils ne veulent pas de quelque chose à un moment, on le respecte, sans les lâcher pour autant. Par exemple, si je raisonne selon mes critères de professionnelle du social, je peux me dire qu’un dossier de surendettement serait approprié pour une famille avec de lourdes difficultés financières. Mais c’est moi qui le pense. La famille, elle, va peut-être me dire que c’est hors de question. Et bien on ne va pas se focaliser dessus, le lien va passer par autre chose. Comme au cours d’un week-end en famille, quelqu’un d’autre va peut-être dire qu’il a déjà monté un dossier de surendettement, que ça l’a aidé, et cela va éventuellement nous amener à en reparler. Parfois, on essaie d’autres pistes, toujours avec l’idée de proposer des choses d’une manière telle que ce serait acceptable si on nous les proposait. Nous nous donnons aussi le temps de faire de l’accompagnement physique quand c’est nécessaire. Par exemple, on va à la CAF ou à la CPAM avec les personnes si elles n’ont pas la force ou la conviction de le faire seules. Et là encore, le fait de passer trois heures ensemble dans la salle d’attente crée des liens. Je pense qu’on se livre plus que d’autres travailleurs sociaux, les usagers sont nombreux à connaître le prénom de nos enfants… De même, je tutoie un grand nombre de familles – pas de façon systématique, mais en fonction du lien qu’on a créé lors des actions collectives. Ce n’est pas de la démagogie : c’est lié à notre souci d’être en relation avec l’autre.

Y a-t-il des moments où la question du sens de votre travail se pose ?

Les questions les plus difficiles portent sur le logement et l’hébergement, face auxquels mon équipe et moi-même pouvons nous sentir très découragées. Nous instruisons les demandes de logement, mais nous avons très peu de marges de manœuvre. J’ai coutume de dire qu’on est un service de non logement, on attribue que très peu de logement. On est un guichet enregistreur, sur un champ qui ne relève pas de notre compétence, mais de celle de l’État. Or les gens se retrouvent devant nous. On les écoute, on leur offre un café, on fait les démarches avec eux, mais on n’apporte pas de solution concrète. Et il nous arrive de laisser repartir des personnes à la rue, sans solution. Je dis nous parce que, comme on est dans une petite collectivité, on est polyvalent, il m’arrive donc aussi de me trouver dans cette situation, même si c’est plus le rôle de mes collègues. Et puis, je souhaite garder un pied sur le terrain, c’est aussi ce qui permet de garder le sens du travail.

Comment vivez-vous ces moments-là ?

C’est dur, bien sûr. Mais ça me met surtout en colère face aux décisions politiques nationales en matière de logement. Je me rends compte de façon générale que mon travail m’affecte moins qu’avant au plan personnel. C’était moins le cas quand j’étais une jeune professionnelle. Avec le temps, à force de supervisions qui m’ont aidée à penser des situations difficiles, je crois que j’ai appris à prendre du recul. Je n’aime pas l’idée de mettre de la distance, car quand on rencontre les gens, on est en connexion avec eux. Mais je ne me rends plus responsable des situations qui me dépassent. J’ai appris à considérer qu’à partir du moment où on fait tout le possible, on n’a rien à se reprocher.

Rencontrez-vous d’autres professionnels qui travaillent comme vous ?

J’en ai rencontré dans le cadre de formations ou séminaires à la clinique de concertation. C’était des temps ressources pour moi. Je n’y suis pas allée depuis longtemps, et là j’en ressens à nouveau le besoin. Comme on est entouré de gens qui ont été formatés autrement, on peut parfois douter de notre approche.

Quand cela vous arrive-t-il ?

Essentiellement quand il y a une surcharge de travail. Je me dis parfois qu’on ferait mieux de « recevoir derrière un bureau » plutôt que de prendre tout ce temps informel avec les personnes. Mais cela ne m’arrive pas très souvent de douter, car l’ambiance est conviviale avec mes collègues, l’équipe est solide, on se soutient. Ce qui me recharge aussi, ce sont les temps d’échanges avec le réseau des directeurs de CCAS de l’agglomération de Cergy-Pontoise, même si on n’a pas du tout les mêmes méthodes. On échange pas mal sur l’administratif, la gestion budgétaire, qui représentent une partie non négligeable de mon travail, l’actualité… et c’est aidant.

Comment a évolué votre budget ces dernières années ?

On est plutôt monté en charge, avec un budget en hausse sur le CCAS, parce que nos missions sont aussi plus nombreuses : on s’est investi dans le PLIE, la veille éducative… Notre chance est que ce développement soit très soutenu politiquement. Mais les mesures gouvernementales de baisse de dotation vont finir par nous toucher. On les sent venir. Donc il faudra réfléchir à ce qu’on continuera ou pas. Nous pourrons faire part aux élus de nos préconisations. Mais ce sont eux qui décideront est en assureront les conséquences. Et si ça ne me convient plus un jour, j’irai chercher du travail ailleurs. Mais actuellement je suis bien dans ma fonction, je suis heureuse de pouvoir travailler comme je le fais. Je pense d’ailleurs intimement que l’avenir du travail social est le travail en réseau. Si chacun se referme sur ses compétences obligatoires, son seul niveau d’intervention, sans ouvrir sur la façon dont un autre pourra prendre le relais, ça ne peut pas fonctionner. Cela ne peut que développer du mal-être au travail, car cela nous renvoie trop à nos limites. D’où l’intérêt de croiser les logiques institutionnelles.

 

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Tous les articles de cette série "En quête de sens" sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

Propos recueillis par Laetitia Darmon
Vous aimerez aussi

Nos engagements