« Ménager des espaces de saine conflictualité »

« Ménager des espaces de saine conflictualité »

02.12.2016

Action sociale

Notre série "En quête de sens" cherche à mettre en lumière la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes. Éducatrice spécialisée depuis 2005, Suzanne insiste sur l’importance du désaccord et voit la conflictualité comme un outil essentiel pour penser, à condition bien sûr qu’elle soit cadrée et respectueuse.

Éducatrice spécialisée depuis 2005, Suzanne [1] a rejoint il y a sept ans un service d’aide éducative en milieu ouvert (AEMO) qui venait d’être créé par une Union départementale des associations familiales (UDAF). Elle qui espérait participer à la définition du projet de service s’est heurtée à un fonctionnement très hiérarchique, fortement envahi par les exigences de gestion, et sans espace pour la réflexion clinique. Elle raconte ses désarrois, ses déboires, mais aussi sa recherche de marges de manœuvre pour penser et, en équipe comme avec les publics, prendre le risque du désaccord.

Qu’est-ce qui vous fait débuter en protection de l’enfance ?

C’est un peu le hasard. J’ai eu une opportunité dans une maison d’enfants à caractère social (MECS), qui s’est trouvée être l’institution idéale, avec une équipe qui réfléchissait, des cadres investis. Ça a été un peu une révélation pour moi. J’y ai été sensibilisée à l’approche systémique, au fait de ne pas prendre la place des familles – autant de valeurs qui restent essentielles dans mon travail aujourd’hui. Malheureusement, je passais de CDD en CDD dans cette structure. Aussi, quand j’ai eu vent d’un poste en CDI, dans une équipe de prévention spécialisée, je l’ai saisi, d’autant que ce domaine correspondait à ma vision idéale de la profession. Mais là, à l’inverse, je me suis heurtée à un manque de cadre de travail, des conflits partenariaux avec les maisons de quartier, et à une équipe qui dysfonctionnait. Pour diverses raisons, j’ai eu beaucoup de mal à me faire accepter par les jeunes, et au moment où je commençais à trouver une certaine place auprès des filles du quartier, j’ai été rappelée par la MECS que je connaissais. J’y suis retournée sans hésiter. Mais j’ai retrouvé une équipe en pleine crise identitaire.

Quelle en était la cause ?

Le directeur avait changé, les outils de la loi de 2002 commençaient à être mis en place. Avec pour conséquence que les chefs de service n’avaient plus le temps de s’investir dans la dimension éducative – la direction cherchait surtout à les impliquer dans l’évaluation externe et interne, dans des questions de réduction des coûts. On se sentait isolé, pas soutenu, on ne pouvait plus faire appel à eux comme avant lorsqu’il y avait besoin d’un recadrage auprès des jeunes. Et puis, les populations prises en charge avaient évolué, avec de plus en plus de jeunes souffrant de problématiques psychiatriques… Il n’a pas été facile de faire face à tous ces changements, de voir cette structure se déliter alors que je lui devais tant, et d’observer les jeunes qui en pâtissaient. Je sais que beaucoup des professionnels de cette MECS sont aujourd’hui encore en grande souffrance.

Vous décidez alors d’accepter votre poste actuel en AEMO…

Oui, j’ai trouvé un poste dans une Union départementale des associations familiales (UDAF) qui avait remporté un appel à projet pour créer un service d’aide éducative en milieu ouvert – malgré son absence de compétences en protection de l’enfance. Je me suis dit que ce serait l’occasion de participer à la conception d’un projet. Malheureusement, tout avait déjà été écrit quand je suis arrivée, mais sans grand caractère, sans empreinte propre à l’association. J’avais la sensation que l’UDAF avait surtout cherché à coller à l’appel à projet du département. La seule dimension dans laquelle je me suis vraiment retrouvée était la place faite aux parents, avec l’idée de privilégier autant que possible le maintien à domicile de l’enfant.

Comment s’y passent vos débuts ?

Difficilement. Je ne me sentais pas fière d’occuper ce poste, j’avais l’impression d’être une « éduc de bureau », après toutes mes expériences précédentes où j’étais en permanence sur le terrain. Je rentrais fatiguée le soir sans savoir pourquoi. Sans doute l’étais-je justement parce que je ne savais pas par quel bout prendre ce travail. J’ai donc mis beaucoup de temps à me sentir légitime à intervenir auprès des familles. Le mode d’intervention arrêté par l’association était d’un rendez-vous toutes les trois semaines et j’avais beaucoup de mal à ne pas y retourner entre-temps. En MECS, nous faisions beaucoup de placements à domicile, et nous allions souvent y voir les jeunes, avec la légitimité de les avoir connus en internat. J’étais dans une certaine confusion avec cette précédente posture. En plus, comme les mesures arrivaient au compte-gouttes, j’avais l’impression de ne rien faire. Ce n’est que peu à peu que j’ai appris à mettre du sens à cet intervalle de temps entre deux rendez-vous, à ce qui peut se passer quand je ne suis pas là. À comprendre aussi que même en prévention spécialisée, j’aurais dû prendre davantage mon temps pour me faire ma place. Mais ce qui m’a manqué, à ces débuts à l’UDAF, c'est ne pas pouvoir m’appuyer sur des collègues expérimentés et confronter ma pratique à la leur…

Ce n’était pas possible ?

Non, nous étions tous novices en AEMO dans l’équipe et notre chef de service – une éducatrice dont c’était la première expérience de cadre - avait tendance à copiner avec nous plus qu’à nous encadrer. En outre, on n’avait qu’une réunion d’équipe par mois, d’où tombaient des informations de la direction, mais sans espace pour la moindre réflexion clinique. Par la suite, l’équipe s’est heureusement agrandie et soudée, cette chef de service est partie, nous avons pu obtenir une analyse de la pratique à un rythme mensuel. À présent, on commence à mieux réfléchir entre nous, on est moins complaisants. Les nouveaux apportent aussi de la contradiction.

Vous insistez beaucoup sur l’importance du désaccord…

Oui, parce que je crois que la conflictualité est un outil essentiel pour penser, à condition bien sûr qu’elle soit cadrée et respectueuse. À mes débuts à l’UDAF, nous n’avions sans doute pas assez d’expérience pour argumenter nos désaccords, donc on respectait l’approche des autres sans les mettre en question. Or cela ne fait pas avancer. Les mêmes faiblesses, sans doute, nous conduisaient à une conflictualité insuffisante avec les parents, avec des effets délétères. Je pense à ce père qui avait été incarcéré et qui avait exigé que ses enfants soient laissés à leur belle-mère, enceinte. Nous avions accédé à sa demande, bien que la mère, elle, ait souhaité un placement pour ses enfants. Or il s’avère que des bleus ont été retrouvés un matin sur l’un des enfants, scolarisé. Nous avons recueilli sa parole et celle de son frère, qui ont dit qu’ils avaient reçu une claque, et la juge a fini par prononcer une ordonnance de placement provisoire (OPP), qu’une collègue et moi-même avons dû lire à la belle-m��re. Celle-ci, très attachée aux enfants, s’est mise à hurler, et notre chef de service nous a demandé de partir avec les petits. Ce moment a été horrible, je suis rentrée chez moi en pleurant toutes les larmes de mon corps. J’estime qu’on était en partie responsable de l’état d’épuisement qui avait conduit la belle-mère à ces coups. Certes, nous étions intervenus tardivement dans la situation de cette famille, mais nous n’avions pas suffisamment préparé les choses et nous n’avions pas osé nous opposer au père qui avait un côté très impressionnant. Aujourd’hui, je soutiens toujours l’idée de travailler avec les familles, mais aussi celle que le conflit, le désaccord, font partie de ce travail.

Y a-t-il à l’heure actuelle des moments où vous vous sentez en conflit avec ce que vous faites ?

Oui, car la part croissante de l’administratif dans notre travail produit de la déshumanisation. Je me sens très mal, notamment, lors du premier entretien qu’on fait avec les familles. Elles voudraient nous parler de leurs problématiques, mais l’entretien est embolisé par de l’administratif : on leur présente le Projet pour l’enfant, les outils de participation des usagers, on signe le document individuel de prise en charge (DIPC), qui reprend les éléments du jugement. Tout cela est très formel, très lourd, mais cela n’a aucun sens pour les familles, qui ne sont pas entendues. Cela permet juste à la structure de dire qu’elle a rempli ses obligations légales. Autre exemple de la part de l’administratif : l’UDAF s'est positionnée pour faire de l’AEMO renforcée – une mesure qui permet de consacrer plus de temps à des familles particulièrement en difficulté. Or aucun projet spécifique n’a été pensé pour y arriver. Toutes les propositions que l’équipe a pu faire ont été refusées, parce qu’elles coûtaient cher, et pour la direction, il s’agissait juste d’obtenir l’appel à projet. Pour ne rien arranger, les contraintes administratives de ce dispositif sont telles que la signature d’une mesure d’AEMO arrive souvent très tard par rapport à l’urgence des situations. De façon générale, je ne vois pas trop, dans les orientations institutionnelles définies par notre direction, en quoi elles visent à servir les familles.

Dans ce contexte, qu’est-ce qui fait que vous continuez quand même ?

Je trouve malgré tout qu’il nous reste, en tant qu’éducateurs, beaucoup de marges de manœuvre, je continue à trouver du sens dans mes actions avec les familles et mon équipe me plaît de plus en plus, on a trouvé un équilibre au fil du temps. Et puis, il y a le fait que c’est le seul travail en protection de l’enfance qui me semble compatible avec la vie personnelle et familiale à laquelle j’aspire aujourd’hui.

Vous arrive-t-il d’être découragée ?

Il est vrai que j’ai des phases de démotivation plus fréquentes qu’avant. J’ai reçu une stagiaire l’an dernier, je lui ai consacré beaucoup de temps, et ses questions m’ont pas mal remuée. Je me demande parfois jusqu’où j’ai été dans la trahison de mon éthique de départ, je me demande si je n’accepte pas aujourd’hui des choses que j’aurais jugé intolérables avant. D’ailleurs, je dors mal, et je trouve que je gère très mal la conflictualité dans ma vie personnelle, comme si ça faisait trop.

Comment vous ressourcez-vous ?

Dans ma vie de famille, mes amitiés avec des personnes éloignées de mon contexte professionnel, dans le sport. Tout ça est très important pour moi. Je participe un peu à la formation des futurs éducateurs spécialisés – pour rester en alerte, comprendre, apprendre en permanence – et je continue à me former en participant à des conférences et colloques. Je me suis également syndiquée, même si je ne milite pas : ça fait un lieu supplémentaire de conflit organisé. Plus globalement, ma force, est d’avoir une parole assez libre. Je n’hésite pas à tenir mes positions face à ma direction, ça me permet de me sentir en accord avec moi-même. Certains de mes collègues sont toujours déçus parce qu’ils espèrent faire changer les choses. Pour ma part, je me protège en n’ayant aucune illusion sur la capacité de mon institution à évoluer.

[1] Le prénom a été modifié.

 

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Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

A lire (ou à relire) :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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