« Quand nos conditions de travail se dégradent, celles des usagers aussi »

« Quand nos conditions de travail se dégradent, celles des usagers aussi »

28.06.2017

Action sociale

Notre série "En quête de sens" s'intéresse à la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes. Aide à domicile, Laurence Sigoignet-Cartier observe un délitement de ses conditions de travail, au détriment de la considération des bénéficiaires et de la réalité du terrain.

Aide à domicile depuis de nombreuses années pour l’Association départementale d’aide à domicile en actions regroupées (Adar), plus grosse association de Loire-Atlantique avec ses 1800 salariés, Laurence Sigoignet-Cartier constate que, face à des publics toujours plus fragiles et précaires, de plus en plus d'aides à domicile ne sont pas formées faute de temps et de moyens. Au-delà des difficultés du métier lui-même, c’est bien les usagers que l’on abandonne à leur sort.

Quel est votre parcours ?

Dès mes 18 ans j’ai voulu travailler l’été, et j’ai été embauchée par le CCAS de ma commune. À l’époque, nous n’allions voir que des personnes âgées, principalement pour aider aux courses et au ménage. J’ai également un diplôme d’aide-soignante, mais j’étais jeune : les personnes en fin de vie à l’hôpital, les convalescents, les grands brûlés... je n’étais pas prête. Il y a 16 ans j’ai passé le certificat d’aptitude aux fonctions d’aide à domicile (Cafad), un diplôme de niveau V, durant lequel nous sommes formées par des infirmières. Ce diplôme est ensuite devenu le diplôme d’État d’auxiliaire de vie sociale (DEAVS). C’est aujourd’hui le diplôme d’État d’accompagnant éducatif et social (DEAES) : celui-là même qui, dès la rentrée, permettra enfin une formation digne de ce nom aux auxiliaires de vie scolaire. Il faut savoir que dans l’aide à domicile, environ 80% des agents n’ont pas ces diplômes.

Comment  arrivent-elles dans ce secteur de l’aide à la personne ?

Elle sont souvent issues de la petite enfance ou possèdent un BEP sanitaire et social. La majorité n’a pas la qualification adaptée. Or, savoir bien accompagner une personne au quotidien nécessite une formation. J’entends bien qu’il est difficile de se former ou de reprendre une formation. Car nous voyons aussi arriver des personnes de 50 ans et plus qui viennent après la perte d’un emploi, des gens qui se retrouvent déclassés, qui le vivent mal, choisissent ce métier par défaut. J’ai connu des collègues qui tenaient deux heures, puis abandonnaient, car elles devaient effectuer des toilettes complètes dès leurs débuts. Ce n’est pas un acte anodin, ni pour celui qui le fait, ni pour celui qui le reçoit.

D'autant que le public a changé ?

Dans l’imaginaire collectif, l’aide à domicile est encore perçue comme une aide-ménagère. Ce temps-là est pourtant bien loin ! À présent, même si nous accompagnons toujours les personnes âgées dans l’aide aux courses et à la toilette, il faut aussi prendre en charge des personnes devenues totalement dépendantes. Nous pouvons donc intervenir en plus d’un service de soins à domicile, et dans ce cas-là nous pouvons être amenées à faire des transferts fauteuil-lit, à donner le repas, sans compter l’aide à la mobilité et des soins plus techniques, comme les aspirations trachéales, pour lesquelles nous disposons d’une formation complémentaire de cinq jours. Les aides à domicile interviennent également aujourd’hui auprès de personnes handicapées moteur, pour lesquelles il faut donc une aide technique, mais aussi auprès de personnes ayant un handicap psychique. Auparavant, celles-ci étaient accompagnées par des éducateurs et des infirmiers dans des structures spécialisées, mais faute de place elles se retrouvent chez elles…

Les difficultés du service public rejaillissent donc directement sur vous ?

Oui, nous avons clairement perçu un glissement depuis plusieurs années. Le milieu psychiatrique, qui compose lui aussi avec des restrictions budgétaires, renvoie certaines personnes chez elles, où elles arrêtent de prendre leur traitement. On se retrouve avec des problèmes de violences et d’addictions, on a parfois affaire à des personnes droguées. L’aide à domicile voit de tout, la détresse, la misère. Aujourd’hui nous pouvons intervenir auprès d’anciens SDF, des gens qui étaient en rupture sociale et qui retrouvent un logement, doivent réapprendre à vivre en appartement. Je me souviens d’un monsieur qui, chez lui, continuait à dormir et manger dans son sac de couchage.

Ce n’est donc plus le même métier qu’à vos débuts…

Oh non… J’ai une amie qui m’a dit dernièrement « c’est sympa, tes petites mamies ! » Mais les « petites mamies », c’est fini ! La multiplicité des actions et des publics oblige à toujours plus de technique et à une grande polyvalence. Alors même que les aides à domicile sont de moins en moins qualifiées. On reconnaît les auxiliaires de vie sociale à leur façon de travailler. Par exemple, elles ont appris à faire les lits au carré. Aujourd’hui, certaines aides à domicile ne savent même pas repasser, ni faire à manger, seulement du tout-prêt ! Or il faut être attentif aux souhaits de la personne qu’on accompagne.

 L’aide à domicile est le médiateur famille-usager

Un exemple : si vous revenez de courses avec des marques premiers prix ou autre chose que ce que la personne a demandé, c’est un manque de respect, une forme de jugement. Nous ne devons en aucun cas être dans le jugement. Nous devons mettre les gens en confiance. Souvent, nous sommes aussi le lien avec les autres interlocuteurs : éducateurs, curateur, juge, médecin, kiné… L’aide à domicile est le médiateur famille-usager, lié à ce dernier par le secret professionnel. On rencontre depuis peu des familles qui nous demandent de rapporter les faits et gestes de leurs parents ou enfants handicapés ou vieillissants afin de les surveiller, ce qui pose question au niveau déontologique. J’ai vu des gens faire une demande de curatelle pour échapper à leur famille !

Vous avez fait le choix de travailler en association. Pourquoi ?

C’est le choix de l’humain. L’association apporte certes un cadre, mais à l’Adar il y a aussi un aspect social important. Or pour moi, il s’agit d’apporter un service à quelqu’un, et non une prestation. La nuance est de taille. En Pays de la Loire, il y a environ 150 organismes d’aide à domicile, dont seulement 11 associations. Le reste, c’est ce qu’on appelle du lucratif. C’est la Loi Borloo qui a mis en concurrence ce secteur de l’aide à la personne avec celui du maintien à domicile. Les politiques considèrent encore aujourd’hui, à tort, que c’est un métier que tout le monde peut faire. Tout cela impacte durement le secteur. Beaucoup d’entreprises se cassent la figure quand il n’y a pas de bénéfices. Nous nous retrouvons nous aussi avec des financements rétrécis, des interventions qui doivent durer ¼ d’heure ou une ½ heure ! Il faudrait revoir les salaires par rapport aux actes demandés et aux publics. Comme tous les secteurs du social et du soin, la dégradation des conditions de travail est réelle, palpable, le rythme s’est accéléré, et le salaire est resté le même.

Dans ce contexte, qu’est-ce qui vous tient encore ?

L’aide. Ma profession, c’est avant tout d'aider les personnes à un moment de leur vie où elles sont dans une situation de fragilité. Il faut être diplomate, tolérant, être dans l’empathie, savoir poser des limites, être bien avec soi-même. Mais c’est aider l’autre qui me plait toujours autant. C’est pourquoi, j’y reviens, le service est différent de la prestation. Parfois, au bout d’un moment, on connaît bien les gens, on anticipe leurs besoins, ce qu’ils préfèrent, on sait les rassurer, on est là. J’ai l’exemple de personnes en chimiothérapie qui nous disent à nous ce qu’elles ne peuvent dire à leur famille. Cela les soulage. On est important pour eux. Il ne faut pas oublier que si nos conditions se dégradent, ça veut dire que celle des usagers aussi. Les décisions politiques, financières, ont des conséquences. Le temps que les gens soient accueillis en Ehpad, ils restent chez eux. J’ai le cas avec cette femme de 104 ans, qui n’est pas prioritaire car ni grabataire, ni Alzheimer. Vous vous habillez seule, lui a-t-on répondu. Oui mais elle est aussi seule chez elle, tout le temps. C’est un double problème, à la fois politique et de société. La véritable question c’est : jusqu’où va-t-on aller ?

 

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

 

A lire (ou à relire) :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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Elsa Gambin
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