Avec l'argument de la sécurité, la "clause Molière" de plus en plus fréquente

Avec l'argument de la sécurité, la "clause Molière" de plus en plus fréquente

16.02.2017

HSE

Pour les collectivités territoriales qui font ce choix, l'idée est de pénaliser dans les marchés publics les entreprises avec des travailleurs ne maîtrisant pas le français. Volonté affichée de cette "clause Molière" : favoriser les entreprises qui "garantissent la sécurité de leurs travailleurs".

La "clause Molière" s'ébruite en France. Après la Normandie, les Hauts-de-France, les Pays-de-la-Loire, le Centre-Val-de-Loire, le département de la Charente et plusieurs villes, l'Auvergne-Rhône-Alpes rejoint la liste des régions qui entendent pénaliser, dans leurs marchés publics, les entreprises qui emploieraient des travailleurs ne parlant pas français. La ville d'Angoulême est la première à l'avoir intégrée à un marché, début 2016. L'idée est de limiter le recours aux travailleurs détachés sur les chantiers, en exigeant dans une clause d'exécution du marché, que les ouvriers comprennent bien le français afin qu'ils puissent respecter les règles de sécurité. Si ce n'est pas le cas, l'employeur doit faire appel à un interprète, ce qui augmente ses charges.

"Nous nous abritons derrière des motifs de sécurité"

En Auvergne-Rhône-Alpes, le président LR de la région, Laurent Wauquiez, ne cache pas son objectif final. "Nous nous abritons derrière des motifs de sécurité, qui sont parfaitement légitimes", a-t-il expliqué en conseil régional le 9 février 2017, défendant un rapport sur la lutte contre le travail détaché qu'il a fait adopter – avec 140 votes pour, 41 contre et une abstention. Le rapport entend "favoriser" dans les marchés publics "les entreprises socialement responsables qui cotisent et garantissent la sécurité de leurs travailleurs". La maîtrise du français est imposée aux entreprises attributaires et aux sous-traitants ; en cas de non-respect de la clause, une pénalité s'élevant à 5% du montant du marché serait appliquée. Pour le vérifier, une "équipe de terrain, constituée d’agents de la région" ira sur les chantiers ; elle vérifiera aussi que les travailleurs détachés sont bien déclarés.

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Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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"Prétexte fallacieux de la sécurité"

"Il s’agit en réalité, sous le prétexte fallacieux de la sécurité des chantiers, d’instaurer une police régionale de la langue française, qui donne à la région des pouvoirs qui ne sont pas les siens", critique Jean-François Debat, conseiller régional et président du groupe SDEA (socialiste, démocrate, écologiste et apparentés), ajoutant que "c’est la responsabilité de l’employeur d’assurer les règles de sécurité sur son chantier ; c’est à l’État, via les inspecteurs du travail, d’y faire respecter les règles". Il y voit une "mesure discriminatoire" et "une nouvelle dérive de l’exécutif, dans sa course effrénée derrière le Front national et ses concepts".

"Ils ne comprennent pas leurs droits"

Sur un chantier de voirie, ces jours-ci en région parisienne, ils sont une dizaine d'ouvriers et ne sont pas tous parfaitement à l'aise avec la langue française. "C'est vrai que cela peut parfois poser des problèmes de compréhension, notamment quand il faut réagir vite, mais on sait faire avec, surtout si l'équipe se connaît suffisamment, a l'habitude de travailler ensemble", raconte leur chef de chantier. "Si l'on veut être sûrs que toutes les consignes de sécurité sont parfaitement comprises à tout moment, il faudrait aussi supprimer le bruit des chantiers", plaisante-il. Un de ses gars s'avance ; il tient à faire remarquer que "ceux qui ne parlent pas français, ils ne comprennent d'abord pas leurs droits, et ça, ça arrange bien tout le monde".

Les cancers professionnels en 8 langues

En 2014, la Fnath, association des accidentés de la vie, avait elle aussi fait le constat que des travailleurs d'origine étrangère, alors qu'ils occupent des postes qui les exposent particulièrement à des cancers professionnels, "passent au travers des conseils de prévention et de leurs droits en terme d'indemnisation". La Fnath a ainsi mis en ligne un site internet traduit en huit langues différentes (albanais, anglais, chinois, espagnol, français, italien, polonais et portugais) (voir notre brève).

Dans la loi travail

Lors de l'examen de la loi travail, un "amendement Molière" avait été déposé par la droite (voir notre article), là aussi avec l'argument de la sécurité ; il est "tombé" lors du processus d'adoption de la loi. Cependant, le loi du 8 août 2016 a bien prévu une disposition sur les questions de langue et de sécurité pour les travailleurs détachés : l'article 105 stipule que les travailleurs détachés sur des chantiers de BTP en France doivent être informés de la législation les concernant en matière de droit du travail, via un document "rédigé dans une langue qu’ils comprennent" (voir notre article). Les modalités d'affichage de cette obligation doivent être précisées par un décret, qui n'est pas encore paru.

Nouveau délégué interministériel

L'été dernier, Thierry Le Paon, ancien secrétaire général de la CGT, a été chargé par le gouvernement de réfléchir à la préfiguration et à la création d'une "agence de la langue française pour la cohésion sociale". Elle doit voir le jour en 2017. Hier, mercredi 15 février, Thierry Lepaon a été nommé en conseil des ministres "délégué interministériel à la langue française pour la cohésion sociale", alors que paraissait un décret actant cette fonction. "L’accès à la maîtrise de la langue française et aux savoirs de base pour tous les publics non soumis à l’obligation scolaire", dont peuvent faire partie les travailleurs détachés, fera partie de ses mission. Dans son rapport remis au Premier ministre en novembre dernier, il ne se montrait pas fermement opposé aux "clauses Molière", à partir du moment où elles ne portent pas atteinte à la libre circulation des travailleurs, et il proposait "d'exiger des entreprises étrangères […] de financer des actions de formation linguistique".

Élodie Touret
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