[interview] Charlotte Lecocq : "Les entreprises vivent la prévention comme un empilement d'obligations"

[interview] Charlotte Lecocq : "Les entreprises vivent la prévention comme un empilement d'obligations"

03.09.2018

HSE

La députée LREM Charlotte Lecocq défend une profonde réforme organisationnelle du système de santé au travail. Selon elle, il est incontournable d'en revoir "le pilotage" si l'on veut avancer en matière de prévention, car la "boussole commune" qu'est le PST 3 n'est pas mise en œuvre. Suppression du document unique, risque de créer une usine à gaz, refonte de la tarification AT-MP… Elle répond à nos questions sur les propositions du rapport.

Charlotte Lecocq vient de rendre un rapport à Matignon – sur lequel elle a travaillé avec Henri Forest, ex-CFDT, et le consultant en management Bruno Dupuis. Elle défend une refonte profonde du système de santé au travail.

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Vous constatez que la prévention des risques professionnels est un enjeu que les entreprises ne s'approprient que très peu ou difficilement. Comment l'expliquez-vous ?

Charlotte Lecocq : Les entreprises vivent la prévention comme un empilement d'obligations auxquelles il faut répondre, et ne voient pas que c'est un enjeu de performance, une dynamique dans laquelle s'engager avec un retour sur investissement. Ils ne sont ainsi pas dans la démarche d'élaborer un plan de prévention qu'ils mettraient en œuvre avec un plan d'action et des objectifs prioritaires.

De plus, nous avons constaté que les petites entreprises manquent de ressources en matière de prévention, alors même que ces ressources existent. Les TPE-PME ne savent pas vers qui se tourner face à la multitude d'acteurs, elles sont perdues.

La solution que vous proposez passe avant tout par une refonte assez radicale de la gouvernance de la santé au travail. Comment cela va-t-il, selon vous, permettre d'améliorer la prévention ?

Charlotte Lecocq : Les partenaires sociaux et les différents acteurs de la santé au travail se sont remarquablement mobilisés pour construire un PST 3 (plan santé au travail) qui insiste sur la prévention primaire. Aujourd'hui, on a une boussole commune et elle est pertinente.

 

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En revanche, on a un problème de pilotage pour déployer de façon opérationnelle ce PST 3. La multiplicité des acteurs, répartis dans de nombreuses structures, nuit à l'efficacité du système, engendre des doublons, quand ce ne sont pas des contradictions.

Ce manque de coordination est particulièrement problématique dans le cas des SSTI (services de santé au travail interentreprises) : il n'existe aucune instance nationale permettant de les piloter, et donc de s'assurer leur participation à une stratégie nationale de prévention.

Ces dernières années, on a aussi vu arriver de nombreux acteurs privés. Et c'est très bien ainsi, car les besoins sont importants. Mais là encore l'État a un rôle à jouer pour garantir aux entreprises la qualité des prestations auxquelles elles ont recours, et éviter des dérives.

Que répondez-vous à ceux qui craignent que cette refonte revienne à créer une usine à gaz, notamment car l'on ne part pas d'une page blanche et qu'il faudra composer avec les ressources déjà existantes ?

Charlotte Lecocq : C'est une crainte qui peut se comprendre. On a en effet déjà vu des exemples où l'on a créé une super-structure qui s'est révélée peu opérationnelle. Mais pour moi, l'usine à gaz, c'est la situation actuelle, avec une multiplicité d'acteurs, sans pilotage.

C'est un gros chantier en perspective, la transformation ne se fera pas en un claquement de doigts – à partir du moment où l'ambition sera validée, je pense que l'on peut aboutir en 18 à 24 mois. Il faudra soigneusement préfigurer la future structure et identifier toutes les compétences en présence.

Je tiens à être très claire : le but est d'unir les forces, de regrouper tout le monde sous une même bannière pour gagner en visibilité. Il s'agit de mieux organiser les moyens, pas de limiter les moyens investis.

Vous dites qu'en France, le ratio prévention / réparation n'est pas bon, car on consacre beaucoup plus de moyens à la réparation qu'à la prévention. Cela signifie-t-il qu'il faut diminuer les sommes allouées à la réparation ? Ou bien augmenter les cotisations pour renforcer l'enveloppe consacrée à la prévention ?

Charlotte Lecocq : Ni l'un ni l'autre. On ne dit pas qu'il faut revenir en arrière sur ce qui est acquis en terme de réparation, ni qu'il faut augmenter les cotisations vers la branche AT-MP. Il s'agit d'enclencher une logique vertueuse : en augmentant les moyens de la prévention, le coût de la réparation diminue, ce qui permettra d'augmenter d'autant les moyens de la prévention, et ainsi de suite. Certes, il faut d'abord amorcer la pompe. C'est pour cela que nous recommandons d'utiliser tout de suite une partie de l'excédent de la branche AT-MP pour impulser la dynamique.

Vous souhaitez privilégier un système de bonus-malus pour la tarification AT-MP des entreprises. Quel serait l'équilibre entre la part mutualisée, collective, et la part individuelle qui dépend de la sinistralité de l'entreprise ? Faut supprimer complètement la part collective ?

Charlotte Lecocq : Sur la suppression de la part collective, nous ne nous sommes pas prononcé pour l'instant ; c'est une question que l'on renvoie aux partenaires sociaux. Le bonus-malus permettrait d'envoyer un signal fort aux employeurs : je fais de la prévention, je diminue ma sinistralité, je suis sur le bon chemin, j'ai un bonus ; à l'inverse, si je prends le mauvais chemin, j'ai un malus qui doit me servir de signal d'alerte.

 

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Pour les TPE, une tarification individuelle pourrait représenter un risque important, puisque l'on sait que le zéro accident n'existe pas. Cela pourrait les contraindre à se tourner vers un système assurantiel privé, pour limiter ce risque…

Charlotte Lecocq : Oui, c'est un point de vigilance à avoir en tête dans les discussions. Mais aujourd'hui, les TPE peuvent trouver injuste de payer pour les autres, même lorsqu'elles sont exemplaires en matière de prévention.

Serait-il envisageable de moduler la tarification AT-MP en fonction des expositions, par exemple aux agents chimiques dangereux, et non uniquement en fonction de la sinistralité ?

Charlotte Lecocq : Pourquoi pas. Cela pourrait avoir du sens.

Vous proposez de remplacer le document unique par un plan de prévention, défini au niveau de la branche. Or la force d'un document unique bien fait est justement le fait qu'il traite les risques précis et spécifiques à l'entreprise…

Charlotte Lecocq : Le plan de prévention que nous proposons s'appuierait sur des orientations données par la branche, tout en comportant évidemment des spécificités en fonction de l'entreprise. Il s'agirait de prendre exemple sur ce que fait le secteur du BTP, notamment.

 

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Il y a vraiment des éléments que l'on retrouve dans toutes les entreprises d'une même branche : le risque routier dans les entreprises du transport routier, pour citer un exemple évident. Mais il y a aussi des disparités, et elles devront toujours être prises en considération. L'idée est de donner une base, puis d'accompagner, via les structures régionales de santé au travail.

Dans sa forme actuelle, le document unique exige de recenser les risques de façon exhaustive, et c'est le plus souvent vécu par l'employeur comme une obligation réglementaire formelle sans utilité pratique. En dotant l'entreprise d'un plan d'action ciblé, adapté à son secteur et en l'aidant à individualiser ce plan, on va droit au but, on fait vraiment de la prévention.

Vous proposez aussi de rendre certains décrets applicables à titre supplétif. Cela permettrait à une entreprise de déroger à un décret d'application si elle organise un dispositif qui répond au même objectif réglementaire, mais sans formellement respecter les modalités du décret. Précisément, quelles exigences pourraient être concernées ?

Charlotte Lecocq : Pour l'instant, rien n'est défini. Nous restons prudents sur cette proposition : il appartient aux partenaires sociaux de voir sur quels points précis du code du travail une telle solution serait envisageable. La philosophie de la proposition est de mieux prendre en compte la réalité du travail et la diversité des situations dans les entreprises lorsqu'il s'agit d'appliquer une exigence réglementaire.

Le cas échéant, qui contrôlerait la conformité de la solution alternative choisie par l'employeur ? On sait que les effectifs de l'inspection du travail sont déjà limités…

Charlotte Lecocq : Le contrôle pourrait revenir à l'inspection du travail, ou bien à des agents chargés du contrôle dans les Carsat. Et la structure nationale de santé au travail pourrait là encore accompagner les entreprises. C'est aussi dans cette optique d'avoir des effectifs mieux utilisés que l'on considère qu'il est important de bien différencier les acteurs de la prévention, ceux qui s'occupent du contrôle et ceux en charge de la réparation.

Quant à la question du contrôle, et des effectifs de l'inspection du travail, c'est un sujet qui m'intéresse mais que nous n'avons pas abordé dans le rapport. Nous n'avons pas fait de constat statistique, mais nous avons bien entendu ce qui nous a été remonté. Il est évident qu'il faut sanctionner les employeurs qui ne sont pas vertueux. C'est un sujet qui reste à creuser.

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Élodie Touret
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