Devenir les garants de l’éthique dans l’entreprise, un nouveau rôle pour les représentants du personnel

Devenir les garants de l’éthique dans l’entreprise, un nouveau rôle pour les représentants du personnel

15.10.2018

Représentants du personnel

La question de l’évolution des techniques numériques sur l’utilisation des données et l’intelligence artificielle a donné lieu à des échanges intéressants lors de l’université d’automne de la CFE-CGC à Deauville, le 10 octobre. Compte-rendu.

Garantir un régime de travail réellement humain : c’était l’ambition de l’organisation internationale du travail (OIT) créée il y a un siècle au sortir de la première guerre mondiale, rappelle le juriste Lionel Maurel, conservateur des bibliothèques et passionné de numérique. Cette ambition doit aujourd’hui être à nouveau convoquée au moment où l’intelligence artificielle et l’exploitation massive des données menacent de rendre automatisables des activités intellectuelles comme la créativité voire le jugement juridique, ce qui conduit à s’interroger sur la place faite à l’homme dans le travail de demain.

L’homme n’a pourtant pas commencé hier à recueillir et exploiter des données, rappelle le juriste. C’est au XIXe siècle que l’exploitation des chemins de fer requiert l’acheminement massif de données afin de réguler le trafic et éviter les accidents. La mesure et l’utilisation de données sera aussi l’une des caractéristiques du fordisme. Le chronom��trage des chaînes de production est indispensable pour accroître sans cesse la productivité industrielle, une productivité qui conduit aussi Ford à se préoccuper du maintien en bonne santé de sa force de travail, ses ouvriers. Mais avec internet, cette production de données prend un tour inédit, de par son caractère massif, de par les potentialités qu’elle ouvre, et de par son côté invisible. « Quand Google vous fait identifier des caractères ou une voiture dans une image sous prétexte de vérifier que vous n’êtes pas un robot, illustre Lionel Maurel, vous ignorez que vous travaillez pour Google : vous aidez le moteur de recherches à savoir comment l’on peut reconnaître visuellement ces caractères ou ces automobiles ». Et le juriste, chargé de la valorisation scientifique et technique à l'université Paris Lumières, de rapporter qu’en Chine sont déjà utilisés des capteurs cérébraux sur les employés afin de surveiller leurs émotions (colère, fatigue, etc .).

"Il y a une difficulté à ne pas se soumettre à l'autorité technologique"

Cela dresse des perspectives effrayantes et pourtant, dans nos pays démocratiques, c’est souvent l’individu qui consent lui-même à ce qu’on utilise ses données. «Il y a une difficulté à ne pas se soumettre à l’autorité technologique », avance Lionel  Maurel. Ce dernier juge donc que s’il peut être bien sûr intéressant de déléguer des tâches particulièrement pénibles et répétitives aux machines, il faut s’interroger sur le moyen de donner toute sa place à l’homme dans un processus croissant de digitalisation. Et ce moyen, dit-il, c’est le droit. « La fonction anthropologique du droit est de nous instituer comme humain », dit-il en citant le juriste Alain Supiot. Le règlement général sur la protection des données (le RGPD, est une directive européenne dont l'objet est de renforcer la protection des données pour les individus de l'Union européenne) peut constituer un outil efficace afin d’imaginer des régulations y compris dans le monde du travail (voir notre encadré). Les données sont des attributs de la personne humaine et sont donc associées à sa dignité et l’on ne peut donc les collecter et les utiliser sans avoir un projet préalable précis.

Problème : au travail, le salarié est dans une situation de subordination et il ne peut guère s’opposer à une utilisation de ses données dès lors que celle-ci ne crée pas un préjudice disproportionné. D'où la question posée à l'orateur par un élu du personnel présent lors de la conférence : « Comment puis-je, en tant que représentant du personnel, savoir ce que mon entreprise fait de nos données personnelles ? Que dire aux salariés ».

"Vous avez un rôle essentiel à jouer dans l'entreprise"

« Vous avez, vous les représentants du personnel, un rôle essentiel à jouer. Vous devez chercher à négocier des accords collectifs au sujet de l’utilisation des données des salariés en essayant d’améliorer le RGPD», répond le juriste qui plaide pour une « hybridation » du droit social des données et du droit du travail. Lionel Maurel invite donc les délégués syndicaux et les élus du personnel à se plonger dans le RGPD, à se former sur le sujet. « Les entreprises qui utilisent des données doivent tenir un registre de ces données, qui est consultable. Les entreprises doivent aussi nommer un DPO,, un délégué à la protection des données. Le RGPD est un outil qui a des griffes et des crocs, mais encore faut-il demander son application », ajoute le spécialiste. 

Car le danger d’une utilisation des techniques de traitement des données du personnel sans réflexion préalable des RH et contrôle des IRP est déjà une réalité. « Au lieu de faire une politique classique de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, certains vendent l’idée qu’il suffirait d’amasser des données recueillis sur Linkedin (1) et de les analyser pour voir quels sont les parcours professionnels efficaces, comment les personnes se réorientent. C’est une illusion », dénonce Jérémy Lamri, co-auteur avec la CFE-CGC de la première charte éthique RH. Paradoxe : ce dernier, qui a fondé une start-up RH il y a 6 ans, n’est guère amène à l’égard de ses confrères : « 85% des entrepreneurs qui montent une start up spécialisée dans les RH n’ont jamais fait de RH ». Il y a donc urgence, selon lui, à recenser les meilleures pratiques digitales et à mettre un cadre éthique à tout cela, le RGPD étant pour cela un outil essentiel. Pour Jérémy Lamri, les syndicats doivent saisir l’opportunité de ce RGPD afin de repenser leur rôle dans l’entreprise « pour devenir les garants de l’éthique de l’entreprise ».  Par éthique, le consultant entend ici l’ensemble des mesures visant à assurer le respect des droits, des libertés et des potentiels des individus.

"Exercez votre esprit critique, ne colportez pas de clichés ni de généralités abusives"

Tout en partageant cette approche, Pierre Blanc, qui a fondé la société de conseil Athling et qui a rédigé le premier rapport sur l’intelligence artificielle dans la banque pour l’observatoire des métiers de cette branche, appelle pour sa part les élus à raison garder. L’intelligence artificielle ? "Elle n’existe pas, personne n’en a donné une définition rigoureuse. Je préfère parler d’informatique logarithmique. Car personne n'est en mesure de comprendre comment fonctionne le cerveau humain », assène-t-il.

Il juge très important que les RH et les syndicats soient impliqués dans les changements amenés par les technologies. Mais il appelle les syndicats à exercer leur esprit critique. « Evitez de colporter des chiffres qui ne proviennent que d’une seule étude et qui ne reflètent pas la réalité du terrain, de ce qu’on voit dans les entreprises. Par exemple, l’IA ne menace pas 47% des emplois, car cette estimation mêle tout à la fois des emplois, des métiers, des postes », met-il en garde. Il s’agit très souvent à ses yeux de généralisation abusive de modèles très spécifiques que sont les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) et qui sont bien différents des autres entreprises : "Si Facebook se plante et que l'application ne marche plus, quel ennui pour moi ? Si en revanche c'est ma banque, ce sera bien différent !". Attention aussi aux termes utilisés : « Homme augmenté, cela signifie pour moi homme dopé ». Et si le contrôle de l'utilisation des données passait d'abord par le contrôle de notre vocabulaire ?

Intelligence artificielle, RGPD, rôle des élus : nos autres articles sur ces sujets : 

 

Une université d’automne pour apporter des idées en vue du congrès 2019
« Y voir clair » : c’est sous ce titre que la CFE-CGC organise une série de conférences pour ses militants afin de mieux saisir et comprendre l’évolution de notre société et des entreprises. La confédération a inscrit dans ce cycle les trois jours de l’université d’automne organisés du 9 au 11 octobre à Deauville durant lesquels 300 militants ont planché sur « l’entreprise de demain ». Parmi eux, 180 militants, des délégués syndicaux et des représentants du personnel, peu habitués à ce type d’événements, ont été envoyés à Deauville par les fédérations de la CFE-CGC, avec un objectif de renouvellement (ils ont moins de 40 ans), de mixité et de diversité. De ces conférences et échanges en petits ateliers baptisés « ruches » devraient émerger de nouvelles idées en vue du congrès 2019 de la CFE-CGC, prévu dans un an. «Nous allons faire de tout cela un matériau programmatique », annonce François Hommeril, le président de la CFE-CGC. Le but est donc de nourrir le congrès 2019 afin qu’il ne soit pas seulement un rendez-vous statutaire. « Un syndicaliste est optimiste par nature et doit donc travailler à construire un monde meilleur, et nous ne devons pas laisser aux employeurs le monopole de l’expression sur ce que doit être l’entreprise et un collectif de travail », estime le syndicaliste.

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

Découvrir tous les contenus liés
Bernard Domergue
Vous aimerez aussi