"En multipliant les motifs, le législateur affaiblit l'idée même de discrimination"

"En multipliant les motifs, le législateur affaiblit l'idée même de discrimination"

02.03.2017

Représentants du personnel

L'avocate Emmanuelle Boussard-Verrecchia partage les critiques du Défenseur des droits quant à la récente multiplication dans la loi des motifs de discrimination. Elle regrette en revanche que le gouvernement n'ait pas repris la demande des syndicats d'imposer dans l'entreprise de nouveaux indicateurs d'évolution de carrière et de rémunération. Interview.

Dans son dernier rapport, le Défenseur des droits critique la prolifération dans la loi des motifs de  discrimination. Vous aussi ?

"Oui, cela tourne au grand n’importe quoi ! Je crains que la multiplication de ces critères ne témoigne surtout d’une mauvaise compréhension de ce qu’est la discrimination. Tout se passe comme si le législateur confondait la cause et les effets. Il cherche à identifier toutes les situations particulières de discrimination. Mais l’imagination humaine étant sans limite, le législateur s'épuisera toujours à courir derrière. Il lui sera impossible de recenser toutes ces manifestations de discrimination. Les nouveaux motifs inscrits dans la loi, on aurait très bien pu les rattacher à un critère de causalité commun. C’est parce que ce travail intellectuel n’a pas été fait qu’on en vient à multiplier les motifs discriminatoires. En présence d’une situation discriminatoire, il faudrait d’abord s’interroger pour savoir à quoi elle est due, et non pas dire "Ce n’est pas bien" en interdisant cette situation particulière.

Rappelez-nous quels sont ces nouveaux motifs… 

Ces six derniers mois ont vu l’ajout de quatre nouveaux motifs de discrimination dans la loi : la vulnérabilité sociale, la capacité à s’exprimer dans une autre langue que le français, la domiciliation bancaire (*) et enfin l’identité de genre. Je mettrai à part ce motif car c’était une idée dans l’air depuis longtemps, même si l’on peut en discuter la nécessité au regard de l’identité sexuelle déjà présente dans le texte. D’ailleurs, soit dit en passant, je n’ai jamais compris pourquoi on ne rajoutait pas le critère de discrimination pour grossesse au critère du sexe.

Ces ajouts ne rendent pas la loi plus lisible, au contraire

Disons que trois de ces quatre motifs me paraissent très discutables et à visée purement électorale. Si l’on voulait appréhender correctement l’idée de perte d'autonomie, par exemple, il fallait plutôt imaginer une combinaison de critères. Mais le législateur a voulu adresser un message politique en disant aux associations de lutte contre la pauvreté "Voyez, nous nous intéressons à votre combat, c’est important". Très bien. Mais le critère concernant la capacité à s’exprimer dans une autre langue que le français aurait pu pour sa part être rattaché au critère déjà existant de l’origine, tout comme la domiciliation bancaire d’ailleurs. Résultat : il faut maintenant avoir une explication de texte pour comprendre les situations visées par certains nouveaux critères ! Ce n’est pas un progrès quant à la lisibilité de la loi.

Quelle est selon vous la conséquence de cette évolution législative ?

En établissant des motifs trop précis, le législateur affadit et affaiblit les autres. Cela paraît très noble de parler spécifiquement de perte d’autonomie ou de "vulnérabilité sociale", mais ces situations sont forcément rattachables soit au handicap,  soit à l’état de santé, soit à l’âge. Encore une fois, je déplore un manque de réflexion préalable avant toute modification législative, pour remonter à la cause de la discrimination. D'ailleurs, les juristes un peu spécialisés ne me semblent pas avoir été consultés. Je crains qu’on ne finisse par restreindre l’appréhension des phénomènes discriminatoires aux seules situations particulières explicitement visées par la loi. Or quand on parle de discrimination liée à l’origine, les acteurs judiciaires, les associations, les avocats et les juges peuvent être imaginatifs, au sens où ils peuvent s’interroger sur ce que peut recouvrir une situation de discrimination liée à l’origine.

Quel bilan faites-vous du dernier quinquennat en matière de lutte contre les discriminations ?

Ma première réaction serait de vous répondre : bilan inexistant ! Bon, il y a quand même eu de petites améliorations textuelles en matière d’égalité professionnelle femmes-hommes, mais aussi des petits affaiblissements quant à la lisibilité des rapports de situation comparée, par exemple (**). Il y a eu un progrès sur la protection des lanceurs d’alerte, avec la loi du 9 décembre 2016, mais c’est une avancée minimale, qui ne coûte pas cher, ni financièrement ni électoralement. Le bilan global est très décevant. Et c’est la même chose si l’on sort de la sphère de l’emploi et du travail : les discriminations liées aux origines n’ont pas reculé, regardez l’absence de récépissé pour les contrôles d’identité, par exemple.

Avez-vous vu dans les programmes des candidats à la présidentielle des propositions de nature à lutter contre les discriminations ?

Emmanuel Macron a été l’un des seuls à soulever, au moment des réactions sur les attentats terroristes, le problème des discriminations qui touchent les banlieues. Mais il n’a pas fait, à ma connaissance, de proposition forte sur le sujet. Benoît Hamon propose pour sa part une "police des discriminations". C'est déjà une façon de donner une visibilité forte à ce cancer qui ronge, au travail et ailleurs, la société française. L’idée m’interpelle car c’est un sujet que j’avais eu l’occasion d’aborder avec des inspecteurs du travail.

Les inspecteurs ne souhaitent pas aller vers une spécialisation de leurs interventions

Je leur avais demandé s’il ne serait pas souhaitable, dans le monde du travail au moins, qu’il y ait un corps spécialisé d’inspecteurs sur le terrain de la discrimination, et qui pourrait aussi être chargé de la protection des mandats des élus du personnel, dans la mesure où ces sujets mettent en œuvre un droit assez particulier. Mais les inspecteurs, qui se plaignent d’un manque de temps et de moyens, m’ont expliqué qu’ils ne souhaitaient pas aller vers une spécialisation de leurs interventions. J’en ai conclu qu’il faudrait mieux soutenir la création de nouveaux postes d’inspecteurs du travail et qu’ils soient mieux formés à la discrimination. Donc, faut-il renforcer l’existant en donnant davantage de moyens ou faut-il passer par un organe dédié de lutte contre les discriminations, ce qui pourrait être la marque d’une volonté politique forte ? La question est à creuser…

Que pensez-vous du récent rapport de l’IGAS, selon lequel il y a moins un problème d’inégalité salariale que d’inégalités professionnelle entre les femmes et les hommes ?

Si l’IGAS dit que notre façon de concevoir ce problème n’est pas suffisante pour combattre les discriminations, c’est intéressant, et je vais prendre connaissance de ce rapport. Le gros problème actuellement n’est en effet pas l’inégalité salariale, c’est l’inégalité des évolutions professionnelles.

 Il faut aller au-delà du principe "à travail égal, salaire égal

Toute la question est de poser un diagnostic pertinent sur ces inégalités. Les rapports de situation comparée ont été une avancée, mais aujourd’hui, il faut aller plus loin que le principe "à travail égal, salaire égal". Je plaide depuis longtemps pour un accès à la formation qui soit orienté vers la détection des freins à l’évolution professionnelle. Cela passe par des éléments d’information supplémentaires sur la trajectoire des salariés : la qualification professionnelle d’origine, la formation continue suivie, etc.

Un peu comme ce que vous mettez en l’évidence pour prouver la discrimination syndicale ?

Oui. Avec François Clerc de la CGT, nous avions établi des indicateurs qui d’ailleurs avaient été adoptés par le groupe de travail des partenaires sociaux sur les discriminations (lire ci-dessous notre encadré). C’était la proposition 16 concernant les nouveaux indicateurs de discrimination dans l’entreprise. Cela rejoint un peu ce que vous dites du rapport de l’IGAS. A ceci près que l’IGAS semble se positionner déjà dans l’explication collective de ces inégalités, déjà repérées et qu’il faudrait traiter, alors que nous nous posions la question de la réalisation d’un bon diagnostic qui puisse rendre visible les écarts. C’est sur la base de ces écarts qu’on peut s’attaquer à leurs causes. Cela revient à s’interroger sur les variables admissibles pour expliquer une différence d’évolution professionnelle : il peut y avoir l’ancienneté, la qualité professionnelle, la formation, etc".

(*) Le motif de discrimination liée à la domiciliation bancaire a été introduit dans l'article 70 de la loi de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer du 28 février 2017, publiée hier au Journal Officiel, qui modifie donc l'article L.1132-1 du code du travail.

(**) Les éléments du rapport de situation comparée femmes-hommes, dont la situation reste inégale, doivent se retrouver dans la base de données économiques et sociales (BDES) que l'employeur doit mettre à la disposition des élus du personnel (voir l'article L.2323-8 du code du travail).  

 

Les syndicats ont réclamé en vain des indicateurs sur l’évolution des carrières et des rémunérations

Publié en novembre 2016, le rapport du groupe du travail sur la lutte contre les discriminations en entreprise a suggéré de modifier le code du travail pour compléter la liste des indicateurs du bilan social de l’entreprise sur l’évolution des carrières et des rémunérations. Ces nouveaux indicateurs, présentés sous forme de graphiques pour préserver l’anonymat des salariés, montreraient le positionnement des salariés selon leur âge, la rémunération et leur qualification, "des indicateurs universels de lutte contre tous les critères discriminants (origine, nationalité, handicap, religion, sexe, etc.)". La proposition a été soutenue par le Défenseur des droits mais le gouvernement ne l’a pas retenue. La loi Egalité et citoyenneté prévoit en revanche une formation à la non-discrimination dans les entreprises de plus de 300 salariés (lire notre article).

 

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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