Epuisement professionnel, burn out : quels chiffres et quel sens ?

Epuisement professionnel, burn out : quels chiffres et quel sens ?

13.10.2016

Représentants du personnel

Ce n'est pas le moindre mérite de la mission parlementaire sur "l'épuisement professionnel" que de chercher à définir et à cerner ce mal social. Mardi, Christophe Dejours, du Cnam, et François Bourdillon, directeur de Santé publique France, ont essayé d'éclaircir cette notion et celle du burn out. La souffrance psychique toucherait plus de 3 femmes actives sur 100.

Créée en mars 2016 par la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, la mission d'information parlementaire sur "le syndrome d'épuisement professionnel" a poursuivi mardi ses auditions, entamées en juillet dernier, en vue d'un rapport qui devrait être remis en décembre prochain (*). Bien peu de parlementaires étaient présents, à l'exception du président de la mission, Yves Censi (LR), et de son rapporteur, Gérard Sebaoun (PS), pour écouter mardi matin les experts auditionnés (voir la vidéo ici). A croire que le travail, une fois refermé le débat sur la loi du même nom, ne fait plus recette. Dommage : il n'est que de voir le succès rencontré par les initiatives syndicales sur le monde du travail, qu'il s'agisse de l'enquête CFDT ou de la campagne de l'UGICT-CGT sur l'inégalité professionnelle persistante entre femmes et hommes, pour saisir que le travail au quotidien suscite toujours l'intérêt des salariés. D'autant que les analyses apportées sur le sujet de l'épuisement professionnel ont été intéressantes, c'est pourquoi nous vous proposons ici un compte-rendu de cette audition.

315 cas reconnus mais peut-être 490 000 cas d'épuisement professionnel par an !

Que recouvre cette notion d'épuisement professionnel ? Bien malin qui saurait en donner une définition rigoureuse et acceptée par tous. C'est d'ailleurs bien le problème que pointe François Bourdillon, le directeur général de Santé publique France (**), agence qui mène des études visant à quantifier ces syndromes : "L'épidémiologie consiste à pouvoir compter et pour cela il est crucial de pouvoir définir ce qu'on va chercher à dénombrer, à évaluer. Mais le syndrome d'épuisement professionnel, ou le burn out, ne constitue pas à proprement parler une maladie puisque la souffrance mentale au travail ne figure dans aucun tableau de maladie professionnelle". Pour autant, poursuit-il, ces syndromes liés au travail existent, du mal être aux troubles anxieux voire somatiques, lorsque l'angoisse provoque maladies cardio-vasculaires et même parfois des TMS (troubles musculo-squelettiques).

La souffrance psychique au travail touchait en 2012 plus de 3 femmes actives sur 100 et plus de 1 homme actif sur 100

L'assurance-maladie a d'ailleurs reconnu, au titre des maladies professionnelles, 315 cas d'affections psychiques en lien avec une maladie professionnelle en 2015. Un chiffre à rapporter à l'estimation du nombre annuel de cas de souffrances psychiques liées au travail : environ 490 000 ! Une estimation qui projette au niveau national les résultats d'un réseau de veille mis en place dans 15 régions via les médecins du travail (***). Ces résultats montrent, a expliqué François Bourdillon, une progression des cas de 2007 à 2012 qui représenteraient de 2,3% à 3,1% pour les femmes et 1,1% à 1,4% pour les hommes, soit un taux de prévalence deux fois supérieur pour les femmes. Dans le bulletin épidémiologique qui résume cette étude, on peut lire : "La souffrance psychique au travail touchait en 2012 plus de 3 femmes actives salariées sur 100 et plus de 1 homme actif salarié sur 100" (voir ci-dessous notre infographie).

Pourquoi une telle progression en 5 ans ? "On peut avancer deux raisons possibles. D'abord, les salariés, mais aussi les médecins, sont plus sensibilisés à ces questions de souffrance psychique et ils en parleraient donc davantage. Ensuite, il y aurait une détérioration effective des conditions de travail en France". Mais ces chiffres paraissent aux chercheurs encore trop peu solides pour tenter d'y chercher un quelconque effet entre ces risques psychosociaux et l'évolution de la législation française. 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Le burn out concerne à l'origine les toxicomanes, puis les infirmières et travailleurs sociaux

Christophe Dejours, professeur titulaire de la chaire pyschanalyse et santé au travail du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), a pour sa part distingué le burn out et l'épuisement professionnel. Le burn out, a-t-il dit, est un symptôme décrit à la fin des années 80 qui concernait des infirmières et travailleurs sociaux engagés dans l'accompagnement de malades ou de personnes en grande difficulté (toxicomanes, par exemple). "Après une période d'enthousiasme dans l'engagement auprès des autres, ces travailleurs sociaux et ces infirmières vivaient une période d'épuisement sans doute en relation avec l'échec devant les pathologies chroniques, la pauvreté, les rechutes des toxicomanes", poursuit Christophe Dejours.

A l'origine, le burn out désigne le malade, puis les aidants qui sont impuissants à le soigner, avant de devenir un mot à la mode

Ce dernier rappelle que le terme burn out désignait ces personnes (par exemple les toxicomanes) "qui se grillaient" sans qu'un tiers puisse rien y faire. C'est un médecin américain qui a retourné le terme pour l'appliquer aux aidants eux-mêmes : "A force de s'épuiser dans l'aide et dans l'échec, il survient chez les infirmières et travailleurs sociaux une crise de motivation, et une crise dans le rapport subjectif au travail qui se traduit par une dépression". Cette expression et cette notion ont par la suite été étendues, de façon abusive aux yeux du chercheur du Cnam, à toute la sphère des relations de service, qu'il s'agisse du service commercial, du service de la Justice, etc. Mais Christophe Dejours pointe une différence fondamentale : "Une relation de service n'est pas une relation de soin. Par exemple, un salarié d'un service clientèle a certes des sollicitations importantes du point de vue psychique mais parler de burn out à ce propos est une extension abusive. Le burn out est devenu le mot à la mode pour désigner toute forme d'épuisement professionnel et de dépression mais on ne sait plus très bien ce que ça veut dire".

L'épuisement professionnel et la charge de travail

Quant à l'épuisement professionnel, Christophe Dejours rappelle qu'il s'agit d'une question déjà ancienne, apparue avec le capitalisme du XIXe siècle et des journées de travail qui duraient jusqu'à 16 heures en épuisant femmes et enfants. La réduction du temps de travail apparaît au XXe siècle, poursuit le chercheur, comme une façon de traiter la question de l'épuisement professionnel. Le paradoxe est donc grand à voir cette question resurgir aujourd'hui, alors que le temps travaillé a baissé. "Mais l'épuisement professionnel est-il une pathologie ?" l'a interrogé le député Yves Censi. "J'ai du mal à répondre à votre question car l'épuisement professionnel est non seulement un état mais il recouvre aussi les conséquences de cet état. Cet épuisement peut être une étape qui conduit à des complications, peut être même jusqu'à des cas de suicides au travail", répond Christophe Dejours. Ce dernier se réfère au Japon où ce sont les juristes, et non pas des médecins cliniciens, qui ont cherché les preuves du lien entre surcharge de travail et suicides. En France, l'exemple du suicide d'un ingénieur chez Renault a démontré, poursuit le psychanalyste, le rapport entre surcharge au travail et suicide : "A partir d'un certain niveau d'intensité et de durée de cette surcharge de travail, ce sont les défenses de l'individu qui s'effondrent. La personne n'est plus en mesure de se défendre contre les effets délétères de l'épuisement. Entre la surcharge d'un côté et des objectifs inatteignables de l'autre, les capacités d'inventer des stratégies pour supporter la situation ou la contourner sont hors jeu et la personne ne trouve pas d'autre issue que le suicide pour sortir de la situation où elle est plongée" (voir à se sujet notre interview de Rachel Saada, l'avocate de la famille de l'ingénieur de Renault). 

"Le sujet devient totalement envahi par les préoccupations du travail"

Ce qui est en cause avec le surmenage, c'est le risque de voir "une invasion de la pensée et du fonctionnement psychique par le travail, ses préoccupations, ses contraintes, une invasion qui déborde du temps de travail dans l'espace privé". Certes, il n'y a pas de coupure étanche entre le non travail et le travail "car la qualité du travail implique pour la plupart d'entre-nous que nous engagions notre subjectivité jusque dans nos rêves et nos insomnies".

Le surmenage survient quand on ne peut plus arrêter de penser au travail

Mais le surmenage survient "quand les gens ne peuvent plus arrêter de penser au travail" et que les actes de la vie privée (liens familiaux et amicaux, tâches ménagères, etc.) deviennent de plus en plus impossibles à réaliser. Pourquoi en arrive-t-on aujourd'hui à ces formes très dangereuses du surmenage ? Le numérique permet matériellement l'introduction du travail dans la sphère privée (e-mails, travail sur ordinateur, etc.), admet Christophe Dejours. Mais à ses yeux l'élément déterminant "est l'association entre le surmenage et le sentiment d'échec", c'est à dire "le sentiment d'inutilité de l'effort", les réprimandes continuelles pour le travail non effectué alors que ce qui a été réalisé n'est pas pris en compte. Et là, beaucoup de professions sont touchées, dit le chercheur : "La magistrature, par exemple, est exposée à la nécessité de traiter rapidement un flux de dossiers. Le procureur a beau se démener, la pile d'affaires à traiter s'accumule et en plus, c'est à celui qui travaille le plus qu'on en donne le plus".

Le sens du travail, de l'ingénieur au gestionnaire

Surgit ici la question du sens du travail. Car pour les personnes surmenées, et qui n'y arrivent plus, le travail perd son sens, les notions d'engagement dans le travail, de vocation, d'utilité sont en chute libre. "Tant que vous avez la conviction que les efforts que vous faites ont un sens et s'inscrivent encore dans un projet collectif, la résistance physique et mentale au surmenage et à l'épuisement professionnel est incroyable. Mais si vous perdez ce rapport au sens, tout devient délétère et ça devient très dangereux pour votre santé, jusqu'à l'infarctus ou la dépression, l'asthénie, c'est à dire la perte d'élan", constate Christophe Dejours. Pour ce dernier, ce sont les transformations de l'organisation du monde du travail, introduites depuis la fin des années 90 et qui ont fait florès dans les années 2000, qui expliquent de façon "décisive" ces cas d'épuisement professionnel. C'est "le tournant gestionnaire" avec, énumère le chercheur, la mise en oeuvre de méthodes de gestion comme l'évaluation individualisée des performances (qui tend à la mise en concurrence des salariés entre eux), la qualité totale, le recours à une flexibilité de l'emploi (précarisation) et enfin la normalisation ou standardisation. L'organisation du travail, dit Christophe Dejours (mais aussi Yves Gomez, lire son interview), n'est plus l'apanage des ingénieurs (conception, organisation, méthode, etc.) mais des gestionnaires. L'ingénieur (Ford, Taylor, etc.) avait un intérêt pour "la matérialité du travail" et donc savait négocier "pour un compromis vivable".

Dirigeants et managers ne veulent plus rien savoir du travail réel

C'est autre chose aujourd'hui avec des gestionnaires qui ne connaissent pas le travail réel, "et n'en veulent rien savoir". "Les gens qui dirigent les entreprises mais aussi parfois des ateliers ne connaissent plus le travail car les écoles de commerce et même d'ingénieurs n'enseignent plus les sciences du travail", fustige Christophe Dejours. Avec ces dirigeants ou managers qui répètent "objectifs" et "performances", ou avec ces cadres chargés de définir des process s'appliquant aux autres (voir les travaux de la sociologie Anne Dujarier sur ces dispositifs quantitatifs), la négociation sur le travail, même en cas de crise avec des suicides par exemple, paraît très difficile "car ils ne savent pas très bien où il faudrait faire des concessions et où il faudrait transformer l'organisation". Cette "gouvernance par les nombres", selon les mots d'Alain Supiot, qui voit le manager ne plus gérer que des chiffres, a une conséquence : la perte de relations avec sa hiérarchie. "Quand j'étais interne en médecine, mon patron était mon recours, il n'était pas seulement là pour me remonter les bretelles mais pour m'aider quand j'étais perdu, je pouvais lui parler, témoigne le chercheur. Aujourd'hui, il n'y a plus cette coopération verticale au travail", le manager renvoyant le salarié à ses objectifs mais étant lui même renvoyé par sa propre hiérarchie à des chiffres, une situation sans échappatoire d'où peut naître le harcèlement moral.

 Ce n'est pas un numéro vert ou du yoga qui va régler ces problèmes. La prévention passe par la coopération

Et les effets de cette absence de coopération, qui s'observe aussi de façon horizontale entre salariés du fait de leur évaluation individualisée qui les met en concurrence, a des effets non seulement sur le psychisme des salariés mais aussi sur la productivité globale, soutient Christophe Dejours. Face à l'angoisse de ne pas tenir les cadences ou les flux, chacun est seul car "au travail, vous n'avez pas d'espace pour réfléchir collectivement à ce problème". Et pourtant, conclut le chercheur à l'adresse des députés, "la meilleure prévention" en matière de surmenage ou d'épuisement professionnel est la coopération des salariés. "Ce n'est pas en mettant des médecins, des numéros verts ou en faisant du yoga que vous allez résoudre ces problèmes, mais en favorisant la coopération". C'est en prenant le temps de se parler, de s'écouter les uns et les autres, via par exemple des réunions d'équipe tous les jours ou chaque semaine "avec un temps qui n'est pas seulement un temps de transmission des ordres mais un véritable temps d'échange", que peut alors jouer une coopération permettant une régulation. "Quid de la loi pour prévenir le surmenage et l'épuisement professionnel ?" questionnent les parlementaires. "C'est un problème d'organisation du travail qui ne peut être isolée de cette question. Une loi sanctionnant les managers et dirigeants qui mettent leurs salariés en surcharge pose des tas de problèmes car ils méconnaissent le travail et aussi le psychisme", répond, visiblement sceptique, Christophe Dejours.

 

(*) Objectifs que se donne cette mission : "Mieux cerner les définitions de l'épuisement professionnel, procéder à un état de la situation actuelle sur l'ensemble des champs concernés, mieux connaître les intervenants et leurs actions, décrire et comprendre les différents modes de prises en charge". La mission entend aussi faire le point "sur la reconnaissance et la réparation" et "formulera des propositions d'amélioration".

(**) Santé publique France est "la nouvelle agence de santé publique au service des populations". Elle se concentre sur les questions épidémiologiques afin de laisser la question de la prévention des maladies professionnelles à l'Anact et à l'INRS. 

(***) Ces données concernent la souffrance psychique en lien avec le travail chez les salariés actifs en France entre 2007 et 2012, étude publiée par l'institut de veille sanitaire dans le cadre de sa mission de surveillance épidémiologique des risques professionnels (voir l'article ici).

 

 

Bernard Domergue
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