Harcèlement sexuel au travail : "Le changement de comportement passe par les entreprises"

Harcèlement sexuel au travail : "Le changement de comportement passe par les entreprises"

19.10.2017

Représentants du personnel

Le succès du mot-clé #BalanceTonPorc sur les réseaux sociaux témoigne de l'ampleur du phénomène de harcèlement sexuel au travail, selon Maude Beckers. Pour cette avocate spécialisée, il faut renforcer les sanctions afin d'inciter les entreprises à réagir pour faire évoluer les comportements. Interview.

Suite à l'affaire du producteur américain Harvey Weinstein accusé de viol par plusieurs actrices, de nombreuses femmes françaises ont dénoncé sur les réseaux sociaux, via l'emploi commun d'un même mot-clé ou hashtag (#BalanceTonPorc) le harcèlement sexuel qu'elles ont subi au travail. Que penser de cette vague d'expression et de réactions qu'elle suscite ? Interview de l'avocate Maude Beckers, spécialisée dans les affaires de discrimination au travail et donc de harcèlement.

Comment réagissez-vous à cette initiative ?

"A mes yeux, le hashtag #BalanceTonPorc est simplement la confirmation de l'ampleur du phénomène du harcèlement sexuel au travail subi par les femmes. En effet, selon une enquête du Défenseur des Droits, une femme sur cinq en est victime. Le débat ne peut donc pas consister à remettre en question la réalité de ce phénomène, mais il peut porter sur la forme de cette expression publique : faut-il procéder ainsi, donner des noms de harceleurs ?

N'est-ce pas risqué pour les victimes, ne s'exposent-elles trop ? Inversement, ne peut-on pas penser qu'il y a un risque d'accusations infondées en public ?

Bien sûr que ces femmes prennent un risque. Elles ne sont pas protégées si elles avancent des noms ou des éléments permettant d'identifier une personne. Je regrette qu'il n'y ait pas eu, en amont de ce mouvement, une réflexion avec par exemple un engagement collectif, syndical ou associatif, sous la forme d'une pétition. Quant à votre question sur les accusations sans fondement, je dirai que celles-ci existent déjà, que les réseaux sociaux ou pas entrent en jeu...

Pourquoi des personnes victimes d'un harcèlement sexuel s'expriment-elles aujourd'hui et pourquoi n'ont-elles pas porté plainte au moment des faits ?

Si les femmes en arrivent à cette extrémité, à cette expression sur les réseaux sociaux, c'est bien parce qu'elles ont subi une grande violence, à la fois du fait du harceleur, mais souvent aussi parce que la justice ne veut pas voir cette réalité. Les femmes que je défends ont vécu un véritable parcours "de la combattante" à partir du moment où elles ont décidé d'aller voir la police.

La justice ne veut pas voir cette réalité : 90% des dossiers sont classés

Après une première visite dans un commissariat, où elles déposent une main-courante, beaucoup de femmes renoncent à toute action si elles ne sont pas conseillées et épaulées. Souvent, les policiers les renvoient vers les prud'hommes dès qu'ils entendent parler de travail. Les policiers qui les reçoivent leur font parfois subir un véritable interrogatoire qui tend à mettre en cause leur propre comportement, alors que ce sont des victimes ! Et même quand les policiers enregistrent leur plainte, les femmes entendent souvent ceci : "Maintenant, ce sera parole contre parole !" Mais franchement, où est l'enquête ? Seulement 5% des femmes ayant subi du harcèlement portent plainte, et 90% de ces dossiers sont classés sans suite, comme s'il s'agissait d'une quelconque délinquance en col blanc qui ne serait pas si grave, au fond...

Le couvercle à peine soulevé -il l'avait déjà été au moment de l'affaire DSK puis de l'affaire Baupin- ne va-t-il pas retomber rapidement ?

Depuis 2010 et l'affaire DSK, nous vivons en effet au rythme de coups médiatiques qui révèlent le sentiment d'impunité de personnages haut placés. L'affaire Weinstein fait resurgir ces questions autour du harcèlement.

Les choses changeront quand les employeurs prendront conscience que ces comportements coûtent trop cher

Le risque est que ce buzz retombe rapidement mais il me semble que ce débat va durer. Mais qu'on ne s'y trompe pas ! Nous qui nous battons auprès des femmes pensons que le changement de comportement passera par les entreprises et non par des condamnations individuelles. Lorsque les employeurs prendront conscience que cela leur coûte très cher de laisser perdurer de telles situations, les choses changeront. L'employeur a une obligation de sécurité de résultat et il doit donc mettre en place une politique de prévention pour éviter toute discrimination, car le harcèlement est une discrimination en fonction du sexe. Or j'observe souvent que l'entreprise n'a pas un système de réaction efficace à un fait de harcèlement : le travail d'enquête interne est bâclé, les salariés proches de la victime ne sont pas interrogés, etc.

Faut-il modifier la loi ?

Oui, il faut modifier la loi pour accroître le niveau des dommages et intérêts que devrait payer une entreprise pour un licenciement entaché de nullité pour discrimination. En 2014, une proposition de loi avait été déposée. Elle proposait de fixer à 12 mois minimum le niveau des dommages et intérêts en cas de discrimination, avec un rappel de salaire entre la date du licenciement et la décision de justice, afin de renforcer les sanctions pour les licenciements nuls. La ministre du Travail Myriam El Khomri s'en est inspirée -c'est l'un des rares aspects positifs de son texte- dans la loi Travail en 2016 : cette loi imposait au juge, dans le cas d'un licenciement annulé pour fait de harcèlement, d'octroyer à la victime une indemnité minimale de 6 mois de salaires en cumulant cette indemnité avec le versement des salaires qui auraient été perçus pendant la période couverte par la nullité.

 Les ordonnances Macron reviennent sur une avancée de la loi Travail !

Malheureusement, les ordonnances Macron reviennent sur cette avancée : la rédaction de l'article L. 1235-3-1 du code du travail n'est pas satisfaisante. Certes, cet article prévoit que le barème obligatoire (Ndlr : fixant les dommages et intérêts des licenciements sans cause réelle et sérieuse) ne s'applique pas pour les licenciements entachés de nullité en raison de discrimination, ces licenciements nuls ouvrant droit à une indemnité ne pouvant être inférieure aux salaires des six derniers mois, et sans plafond. Mais la rédaction de l'article précise que l'indemnité est due sans préjudice du paiement du salaire (Ndlr : on ajoute l'indemnité au salaire) seulement en cas de violation d'un statut protecteur, ce qui concerne le non respect par l'employeur de la protection en cas de maternité ainsi que pour les salariés protégés comme les élus du personnel et les syndicalistes. Les cas de discriminations (et donc de harcèlement) ne sont plus visés ici par la disposition la plus favorable à la victime.

Le gouvernement lance une campagne sur le thème de l'égalité F/H en disant que tout ne passe pas par la loi. Mais il envisage de légiférer contre le harcèlement de rue. Qu'en pensez-vous ?

Je trouve très bien que l'on parle davantage du problème de harcèlement dont sont victimes les femmes dans la rue. Mais de là à dire que la création d'un nouveau délit serait la preuve d'une action efficace...c'est faux ! Si on veut poursuivre ces faits, on a déjà les moyens juridiques de le faire : l'article du code pénal sur le harcèlement (article 222-33) ne mentionne pas de lieu pour le harcèlement, donc cela s'applique aussi pour la rue ! Je trouve qu'il s'agit d'une campagne d'indignation hypocrite qui n'aura pour effet que de stigmatiser encore les quartiers populaires, alors que la délinquance en col blanc de l'homme blanc restera impunie. 

Que peuvent faire les représentants du personnel contre le harcèlement sexuel ?

Les élus du personnel disposent d'outils : les délégués du personnel peuvent demander à l'employeur de mener une enquête, il y a l'enquête du CHSCT, etc. Mais les élus sont comme le reste de la population : ils ne perçoivent pas toujours la gravité de la situation qui est faite aux femmes victimes de harcèlement au travail. Aux IRP d'être vigilants pour que ce ne soit pas la victime qui soit mutée mais bien l'auteur du harcèlement ! Il faut sensibiliser les élus et militants à ces questions, comme le fait par exemple la CGT.

Une action de groupe pour des faits de harcèlement vous semble-t-elle envisageable ?

Cela me paraît difficile à envisager parce que cela nécessiterait de caractériser un groupe précis. Mais il faudrait examiner le cas d'une entreprise dans laquelle une quinzaine de femmes dénonceraient avoir subi le même type de harcèlement et le même type de discriminations..."

 

Harcèlement sexuel : jusqu'à 3 ans de prison et 45 000€ d'amende

L'article 222-33 du code pénal définit le harcèlement sexuel comme le fait "d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante". Le fait d'user de toute forme de pression grave dans le but d'obtenir un acte de nature sexuelle est également assimilé au harcèlement sexuel.

Ces faits sont punis jusqu'à 3 ans de prison et 45 000€ d'amende.

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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