"La mission de réinsertion est un leurre total"

"La mission de réinsertion est un leurre total"

06.04.2018

Action sociale

Notre série « A voix haute » cherche à donner la parole à ceux qui n'ont longtemps pas eu voix au chapitre : les "personnes accompagnées". Eric Jayat et André Boiron ont longtemps été incarcérés. A l'affiche depuis trois ans de la pièce de théâtre, "Une longue peine" et au cœur du documentaire "Après l'ombre", qui vient de sortir, ils reviennent pour nous sur leur parcours.

En tête d’affiche depuis trois ans de la bouleversante pièce de Didier Ruiz « Une longue peine », Eric Jayat et André Boiron ont passé respectivement 19 et 35 ans en prison. Alors que vient de sortir en salle le documentaire « Après l’ombre », de la réalisatrice Stéphane Mercurio, qui retrace la naissance de cette pièce unique, ils reviennent sur leurs parcours. Leur connaissance abyssale du monde carcéral, leur érudition, leur résilience, permettent une expertise incroyable du système pénitentiaire français, et de l’accompagnement défaillant qui entoure la réinsertion. Cette critique intelligente et sans langue de bois d’une institution à bout de souffle n’a d’égale que la douceur et l’humanité impressionnantes avec lesquelles ils content ces années douloureuses.
 
"Tellement maigre qu'on lui voyait les os du tibia"

Un souvenir d’enfance agréable. Difficile de trouver cela, lorsqu’on est né dans une famille « qui ne donnait pas d’affection ». Alors, il se souvient des prostituées du quartier, « bien sympas » avec lui, qui lui donnaient du « comment tu vas, coco ? » en lui caressant les cheveux. Et puis, une bêtise d’enfant. Sans gravité. Et le souvenir des maux de tête, constants. À cause des coups, répétés. De la faim, aussi. Dans ce qu’on appelait alors « une maison de redressement » : André, dit « Dédé », se rappelle du gamin de 9 ans qu’il était, au début des années 50, dans cet univers « uniquement répressif ». De sa mère, horrifiée, qui l’a récupéré deux ans plus tard, « tellement maigre qu’on voyait les os du tibia ». De cette maison de correction de Mercury-Gemilly, André pense en faire un film. Et parle avec émotion de Mme V., une éducatrice qu’il n’a pas connue, embauchée alors que lui n’était plus là. Elle l’a contacté via Facebook, pour lui raconter qu’elle n’était restée que deux mois là-bas, écœurée par « cette brutalité sur les enfants ».

L'accompagnement ? Le terme n'existe même pas

La première incarcération survient, elle, au début des années 60. Béliers dans les vitrines de magasins, coffres forts, braquages. À l’ancienne. « Et jamais, jamais un blessé » souligne Dédé. La prison, à cette époque, n’est que lit de paille avec sac en jute en guise de couverture, punaises, rats, et pertes de cheveux. L’accompagnement ? Le terme n’existe même pas. Aujourd’hui, André à 75 ans. Il est sorti il y a cinq ans. Au total, il est resté 35 ans en prison. « Les poulets, quand ils savent que c’est vous depuis un moment puis qu’ils vous chopent, ils chargent. » Alors les peines ont été lourdes. La récidive, constante, faute de prise en charge. Et le monde, mouvant.  « Je me souviens d’une permission où j’ai vu que les filles portaient des mini-jupes. Elles les portaient plus longues quand j’étais entré en prison... »

 Dédé, c’est une tendresse, une confiserie qu’il faut savoir savourer.

Les changements sociétaux à travers les barreaux. Eric a connu ça aussi. Lui déplore la légèreté de la formation des surveillants pénitentiaires. Il se rappelle un temps, pas si lointain, « où pour compter les détenus qui entraient dans la cour, les matons devaient utiliser des cailloux, faute de savoir compter. » Et André de renchérir : «moi j’ai connu ça avec des pois chiches. » Éric le dit, le sait, « Dédé est un des derniers à pouvoir raconter aussi bien l’évolution du système carcéral français. » En le regardant, son visage s’adoucit sous l’effet de l’amitié : « Dédé, c’est une tendresse, une confiserie qu’il faut savoir savourer. » Et pour cause, la douceur sereine de cet homme qui a passé la moitié de sa vie derrière les barreaux impressionne.

Des petits casses, des vols à main armée

Éric, lui, a eu une enfance bien différente de celle d’André. Parents grands propriétaires terriens, père ingénieur, mère chef de centre à la Poste, il raconte des années vécues « hors du système scolaire, avec mes grands-parents comme précepteurs ». Une imperméabilité à la religion dès l’âge de 10 ans, un bac très jeune, « trop jeune », et une prépa dans la foulée. L’ado a tout plaqué pour de petits casses, des vols à mains armées, le milieu des bandes organisées. « Ça m’a plu. C’était tellement à l’opposé de ce que j’avais connu. » Incarcéré en 1983, il rappelle que les services pénitentiaires d’insertion et de probation (Spip) ne sont nés qu’en 1999, après la réforme de la prise en charge sanitaire des détenus de 1994. Le Spip est le service en charge de la réinsertion des détenus. Laquelle est, en France, loin, très loin, d’être efficiente. Or, une des conditions à une liberté conditionnelle est l’obligation de trouver un travail.

La réinsertion n'est pas pensée en amont

Éric se souvient de conseillers qui « devait gérer 80 à 120 dossiers. C’est impossible. » La plupart du temps, la réinsertion n’est pas pensée en amont, mais alors que la personne est déjà sortie de prison. Lui, se rappelle « de (son) conseiller probation rencontré l’avant-veille de (sa) sortie ». D’un ticket de bus donné. D’avoir pris contact avec un éducateur, d’avoir dû trouver lui-même un centre d’hébergement de réinsertion sociale (CHRS). L’ancien détenu y découvre un accompagnement en dehors des réalités économiques, basé sur trois axes fondamentaux : logement, emploi, santé. Et peu importe ledit emploi. Une période de probation doit justifier de la recherche d’un emploi, point. Quid de la personne, de ses expériences, compétences, envies, désirs, diplômes ? L’idée même d’un job pérenne ne semble pas exister.

Petits boulots et intérim

Livraisons, déchargements de camions, rayons de supermarchés, les petits boulots se cumulent, sans rien de concret. Éric est pourtant sorti de prison avec un DUT informatique et une maîtrise de sociologie. « Ils se bornaient à m’envoyer faire de l’intérim. Tant que le milieu carcéral continuera à fonctionner en autarcie, sans préparer le terrain de la sortie, il ne saura pas faire de réinsertion. En sortant de prison, tu as 1 chance sur 500 de pouvoir récupérer une vie normale. Ils mettent des pansements sur des plaies. La mission de réinsertion est un leurre total.»

 L’âge d’or des éducateurs, c’était dans les années 70. Aujourd’hui, c’est un métier un peu figé...

Il ne jette pas la pierre aux travailleurs sociaux, noyés eux aussi par un système grabataire. « Même s’ils veulent bien faire, de toute façon, il n’y a pas les moyens. Mais tout de même, l’âge d’or des éducateurs, c’était dans les années 70. Aujourd’hui, c’est un métier un peu figé... » Il regrette donc que pas un travailleur social ne lui ait parlé d’autre chose que des trois axes fondamentaux, logement, emploi, santé. Trois mots qu’il égrène aussi dans la pièce Une longue peine. Un mantra faussé dès le début, par un oubli fondamental. Car pour Éric, il en existe un quatrième, et de taille : la culture, le bien-être de la personne. « J’avais davantage accès à la culture pendant ma période carcérale que lors de l’accompagnement d’après-prison ! ».

L'accès à la culture et aux loisirs

Alors il a créé son boulot. A monté son association, Axès Libre, en 2005, pour mieux accompagner détenus et ex-détenus dans des projets culturels. L’aventure dure quatre années, puis s’arrête, à cause d’une suppression de subventions. « Les liens entre milieu carcéral et milieu socio-éducatif sont fragiles. Le système carcéral ne fait que de la prévention situationnelle. Il est toujours plus facile de gérer les conséquences que de s’attaquer aux causes. » Il a aussi fallu du temps à André pour que le loisir se fraie un chemin en prison, contourne les barreaux. Il se remémore l’ennui de ses compagnons d’infortune, la vacuité des journées à la prison Saint-Paul de Lyon. Et puis, une salle vide de la prison lui donne idée. « J’ai acheté une télévision, à mes frais. Ils ont bien voulu qu’elle soit installée là… On passait des films aux détenus. » Plus tard, un baby-foot fera son entrée. Et ainsi de suite. La vie reprendra un peu de couleurs grâce à « la salle de jeu ».

Se produire en public n'a pas été chose aisée

Aujourd’hui, la pièce de théâtre dans laquelle ils jouent laisse les spectateurs pantois. Le choc des mots est d’une puissance rare. Pourtant, le pari n’était pas gagné. Se produire en public après des années d’enfermement n’a pas été chose aisée. Bernard Bolze, ancien journaliste qui a fondé l’Observatoire international des prisons (OIP) et le site d’information Prison insider, devenu un ami, va penser à eux pour Une longue peine. André dit oui tout de suite. Éric est sur la réserve, voulant s’assurer de l’esprit militant de la pièce de Didier Ruiz. 4 hommes sur scène, et la compagne de l’un d’entre eux, qui a connu des années de parloirs.

Combattre les préjugés

Le théâtre n’est pas leur réinsertion. Il est un moyen de porter leur discours. Car ils ne lâchent rien pour combattre les préjugés et faire réfléchir les citoyens. Colloques, témoignages, conférences, rencontres avec des scolaires, des associations, il faut que le message passe. La prison est le lieu de l’oubli, de la déshumanisation. Elle creuse les inégalités, engendre de l’exclusion. La réinsertion, un échec. « Le plus vieux détenu de France est enfermé depuis 1968, explique Éric. De nombreux jeunes drogués en prison, entre autres au Subutex, n’ont aucune prise en charge. » La liste est infinie. Pourtant, l’ancien détenu n’est pas un « abolitionniste de la prison ». « Il faut juste avoir en tête que le fonctionnement judicio-carcéral a un besoin fondamental d’être réformé à la base. Le système pénitentiaire n’est pas une institution lambda. » Sans ciller, 4 hommes et une femme poursuivent donc leur quête de sensibilisation. Il faut donc les voir, les croire, et surtout, porter leur parole.

 

À voir : « Après l’ombre », documentaire de Stéphane Mercurio, sortie le 28 mars 2018, 1h33.

 

Pourquoi cette série "A voix haute" ?

Depuis plusieurs mois, nous nous intéressons, à travers notre série "En quête de sens", aux interrogations, découragements et enthousiasmes de travailleurs sociaux sur leurs métiers aujourd'hui chahutés. Il nous a paru logique de faire entendre, en regard, ceux qui expérimentent directement, du fait d'une situation de vulnérabilité provisoire ou permanente, des dispositifs sociaux ou médico-sociaux pensés pour eux... mais pas toujours avec eux.

Les temps changent toutefois : aujourd'hui, la parole des « usagers » de l'action sociale et médico-sociale est davantage et mieux prise en compte, voire encouragée. La loi 2002-2 et ses outils de participation sont passés par là. Les concepts d'empowerment et de pair-aidance infusent peu à peu. Beaucoup reste à faire, mais une idée s'est imposée : premières expertes de leur vécu, les personnes accompagnées ont des choses à dire. Et les professionnels et décideurs, beaucoup à gagner à les écouter

 

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Elsa Gambin
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