L'action civile de deux banques victimes d'escroquerie en bande organisée

17.04.2018

Gestion d'entreprise

Tout acte interruptif de la prescription de l'action publique l'est aussi pour la prescription de l'action civile et celle-ci est bien distincte de l'action en inexécution contractuelle.

Il résulte de l’article 10 du code de procédure pénale que les actes qui interrompent ou suspendent le délai de prescription de l’action publique produisent les mêmes effets à l’égard de l’action civile exercée devant la juridiction répressive, non seulement à l’encontre de tous les participants à l’infraction, mais encore à l’égard des victimes des infractions commises par eux.

L’absence de faute de négligence, laissée à la libre appréciation des juges du fond, de la part de deux parties civiles, ne saurait nécessairement porter atteinte à leur droit d’obtenir entière réparation de leur préjudice directement causé par les infractions dont elles sont victimes.

Les agissements d’une partie civile postérieurs à la date de l’infraction dont elle est victime et qui n’ont pas contribué à la commission de celle-ci sont sans incidence sur son droit à réparation.

L’action civile devant les juges répressifs est distincte de l’action civile en inexécution contractuelle.

L'arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 21 mars 2018 appelle quelques observations.

Les règles applicables à la prescription de l'action civile et à l'interruption de cette prescription

Rendu dans une affaire d’escroquerie en bande organisée, de blanchiment en bande organisée, et de faux et usage de faux, cet important arrêt de rejet, émanant d’une formation de section de la chambre criminelle (11 juges dont le président de la chambre et la conseill��re doyenne de la section) et destiné à être publié au Bulletin des arrêts de cette chambre, a trait à plusieurs questions relatives à l’action civile.

La première question concerne les règles applicables à la prescription de l’action civile et plus particulièrement l’interruption de cette prescription. Sur ce point l’arrêt du 21 mars 2018 reprend la solution donnée par un arrêt bien antérieur (Cass. crim., 17 févr. 1986, n° 15-85.713 : Bull. crim., n° 62), ce premier arrêt énonçant que " tout acte de poursuite et d’instruction accompli [dans le délai de prescription de l’action publique] interrompt la prescription des actions tant publique que civile, non seulement à l’égard de tous les participants à l’infraction, mais encore à l’égard de toutes les victimes de celle-ci". Cette constance de la jurisprudence - hormis quelque inélégance sémantique car l’arrêt de 2018 vise "les participants à l’infraction (sic)" et "les victimes des infractions (sic) commises par eux", alors qu’il aurait été préférable en l’occurrence d’employer systématiquement le pluriel pour les infractions - s’inscrit dans un cadre légal moins statique.

En effet l’article 10 du code de procédure pénale - dans sa rédaction due à la loi n° 80-1042 du 23 décembre 1980 -, alors en vigueur lorsque l’arrêt de 1986 a été rendu, édictait que "L’action civile se prescrit selon les règles du code civil. Toutefois, cette action ne peut plus être exercée devant la juridiction répressive après le délai d’expiration de l’action publique". Ce texte autorisait donc, passé ce délai, l’exercice de l’action civile devant son juge naturel, le juge civil, avec le jeu de toutes les règles applicables à la prescription en matière civile, dont le délai était alors de 30 ans. Mais l’article 10 était ambigu sur le régime applicable à la prescription de l’action civile exercée devant le juge répressif. D’où l’intérêt de l’arrêt de 1986 qui a soumis logiquement cette action aux règles de prescription de l’action publique, notamment pour son interruption, l’action civile exercée au pénal étant l’accessoire de l’action publique.

Dans sa teneur présente, due à la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, l’article 10 du code de procédure pénale énonce en son premier alinéa que "Lorsque l’action civile est exercée devant une juridiction répressive, elle se prescrit selon les règles de l’action publique. Lorsqu’elle est exercée devant une juridiction civile, elle se prescrit selon les règles du code civil". La même loi a d’ailleurs singulièrement réduit la durée du délai de droit commun de la prescription civile, tombée à 5 ans (C. civ., art. 2224), si bien que l’action civile exercée au pénal bénéficie désormais d’un délai plus long, ainsi six ans en matière correctionnelle (C. pr. pén., art. 8, al. 1) depuis la réforme opérée par la loi n° 2007-242 du 27 février 2017. Ces bouleversements dans les délais conduisent, de manière assez surprenante, à une quasi-résurrection de la défunte règle de la solidarité des prescriptions pénale et civile, disparue en 1980.

Il est clair, s’agissant notamment des causes d’interruption - et aussi de suspension - de la prescription, que le législateur a consacré la jurisprudence antérieure et le présent arrêt en définitive tire une conséquence logique, postulée par la lettre du texte légal. En l’espèce, si l’action civile d’une partie civile avait été exercée pour la première fois plus de 7 ans après la commission des faits, la prescription de l’action publique avait été interrompue en temps utile et cette interruption jouait donc aussi pour l’action civile.

L'incidence d'une éventuelle faute de négligence de la victime sur son droit à réparation

La seconde interrogation porte sur l’incidence d’une éventuelle faute de négligence de la victime d’une infraction intentionnelle contre les biens sur son droit à réparation.

Remarque : dans la célèbre affaire Kerviel contre la Société Générale, la chambre criminelle (Cass. crim., 19 mars 2014, n° 12-87.416 : Bull. crim., n° 86) a inauguré une nouvelle jurisprudence, depuis plusieurs fois confirmée (v. Cass. crim., 25 juin 2014, n° 13-84.450 : Bull. crim., n° 153 ; Cass. crim., 23 sept. 2014, n° 13-83.357 : Bull. crim., n° 194), selon laquelle la négligence de la victime conduit à une minoration du montant de son droit à réparation, son comportement fautif " ayant concouru au développement de la fraude et à ses conséquences financières".

Dans la présente affaire, deux emprunteurs, qui avaient escroqué deux établissements de crédit, invoquaient un défaut de vigilance de ces établissements pour obtenir une diminution du montant des dommages et intérêts à verser aux deux parties civiles. Prétention repoussée par la cour d’appel d’Aix-en-Provence, approuvée par la chambre criminelle qui reproduit le raisonnement des juges du fond. Celle-ci relève ainsi qu’aucune faute ne peut être imputée aux victimes dans la constitution du dommage. Elle indique d’abord, s’agissant de l’un des emprunteurs et de l’une des banques, que le premier avait présenté à la seconde à l’appui de sa demande de prêt des pièces, certes falsifiées mais de très bonne facture, grâce à l’utilisation d’une imprimante offset et que le dossier, qui ne présentait aucune incohérence, avait été soumis au service d’analyse des risques qui n’avait pas relevé d’anomalies. Et la haute juridiction observe encore, s’agissant du même emprunteur et de l’autre établissement de crédit, que ce client avait transmis à cet établissement par l’intermédiaire d’un courtier des documents composant son dossier qui se sont révélés être des faux, que l’étude de cohérence menée par un haut responsable de la banque ne saurait être mise en doute et qu’il ne saurait être reproché à la partie civile de ne pas avoir fait procéder à une expertise de la valeur du bien - dont les fonds prêtés permettaient l’acquisition - dès lors que l’apport personnel consistant qui était allégué était de nature à la rassurer sur l’effectivité de la garantie réelle accompagnant le prêt. Toutes ces énonciations relèvent de l’appréciation souveraine des juges du fond. Du moment que celle-ci est consistante et cohérente, elle est assurément à l’abri de toute censure.

Quant à une éventuelle faute postérieure de l’établissement de crédit, reprenant encore l’analyse des juges du fond, la chambre criminelle expose que la partie civile ne saurait se voir reprocher d’avoir aggravé son préjudice en tardant à mettre en œuvre une voie d’exécution, le produit de la vente forcée ayant seulement vocation à s’imputer sur la créance de la banque. Et plus loin la Cour de cassation précise que "ne peut (sic) caractériser une faute susceptible d��être imputable à la partie civile, les agissements (sic) de cette dernière intervenus postérieurement à la date de l’infraction et qui n’ont pas contribué à la commission de celle-ci (sic)". Si cette solution est d’une absolue évidence - on ne voit pas comment des agissements d’une partie civile postérieurs à la commission d’une escroquerie pourraient jouer un rôle dans la perpétration de ce délit - on peut s’étonner de la tournure de son énoncé. En effet la chambre criminelle commet non seulement une faute d’accord mais encore énonce un pléonasme, des agissements postérieurs à une infraction ne pouvant nécessairement contribuer à sa commission. Mais on peut aussi soutenir qu’ainsi la haute juridiction a voulu mettre les points sur les i, la répétition procédant alors d’une "intention stylistique" (Dictionnaire Larousse, V° Pléonasme). L’essentiel, en tout état de cause, c’est que le moment de la commission de l’infraction cristallise tant la responsabilit�� pénale que la responsabilité civile.

La délimitation du périmètre de l'action civile
Troisième et dernière question : la délimitation précise du périmètre de l’action civile.

L’un des établissements de crédit reprochait aux juges d’appel d’avoir fixé le montant de son préjudice en écartant ses demandes au titre des intérêts au taux contractuel et des indemnités conventionnelles. La cour d’appel plus précisément avait condamné solidairement les deux emprunteurs à payer à cette banque le montant des sommes escroquées - correspondant au montant du capital prêté -, majoré du taux d’intérêt légal et diminué du produit net d’une vente sur adjudication du bien acquis grâce au prêt.

La chambre criminelle approuve les juges du fond de ne pas avoir ajouté les intérêts conventionnels et autres sommes qui auraient dû être perçus si le prêt avait été exécuté normalement. Ce manque à gagner ne tire pas son origine dans la commission de l’escroquerie mais dans l’inexécution subséquente des stipulations contractuelles. Autrement dit l’action civile soudée à l’action publique est bien distincte de l’action en inexécution des clauses du contrat.

Cette solution n’est pas nouvelle, ayant déjà été formulée par la Cour de cassation (Cass. crim., 25 nov. 2015, n° 14-82.364). Le préjudice découlant de cette action en inexécution contractuelle relève de la compétence du seul juge civil. S’agissant de cette action, les juges d’appel dans la présente affaire avaient curieusement énoncé que la condamnation pénale annihilait la convention de prêt, analyse condamnée à juste titre par la chambre criminelle pour qui il doit être fait abstraction de cette mention erronée, qui n’entache pas pour autant leur raisonnement  sur l’assiette de l’action civile procédant de l’escroquerie. Bref, pour récapituler, le préjudice réparable devant la juridiction répressive ne peut qu’avoir une nature délictuelle et non pas contractuelle.

Enfin on peut noter incidemment que les manœuvres frauduleuses des emprunteurs constituent aussi un dol civil, vice du consentement cause de nullité relative du contrat de prêt (C. civ., art. 1131 et art. 1137, al. 1). Mais on comprend aisément qu’un établissement de crédit préfère une action en inexécution du contrat, autrement rémunératrice.

Wilfrid Jeandidier, Professeur agrégé des facultés de droit

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