Le syndicalisme d'entreprise analysé au prisme de l'amiante

Le syndicalisme d'entreprise analysé au prisme de l'amiante

31.08.2017

Représentants du personnel

Responsable de la CFDT métallurgie de Normandie, Cécile Maire a conduit un travail de recherche sur l'histoire syndicale du combat contre les dangers de l'amiante dans l'industrie de Condé-sur-Noireau (Calvados). Elle en a tiré un livre passionnant sur le drame de l'amiante mais aussi sur le syndicalisme en entreprise, ses enjeux et ses risques.

Ingénieur, Cécile Maire a été déléguée syndicale chez NXP à Caen (ex Philips semi-conducteurs), entreprise dans laquelle elle a connu de multiples restructurations et qu'elle a quittée depuis pour devenir responsable régionale de la CFDT métallurgie de Normandie. C'est parce qu'elle voulait "approfondir la réflexion sur les actions syndicales et les controverses qui les accompagnent généralement" et se former sur le plan théorique avant d'embrasser une carrière syndicale comme permanente que cette jeune femme a mené en 2011 et 2012 une enquête de terrain sur l'histoire du combat mené par les syndicats, notamment CFDT et CGT, contre les dangers de l'amiante dans l'industrie de Condé-sur-Noireau (Calvados).

Ce travail a donné lieu à un mémoire dans le cadre d'un master à l'Institut des sciences sociales du travail (Université Paris 1), qui a été repris sous la forme d'un livre : "Vivre et mourir de l'amiante, une histoire syndicale en Normandie" (*). C'est un livre remarquable qui restitue sur la durée un combat syndical très dur, où la maladie et la mort sont omniprésentes, avec les figures qui ont incarné ce combat, dans un milieu rural plutôt habitué à la modération. On y lit des témoignages édifiants sur le déni des dangers de l'amiante. 

Mais Madame, si on avait reconnu tout le monde malade...

Un des anciens délégués CGT raconte à l'auteur qu'il a soumis les radios des poumons d'un ami ouvrier à son propre médecin généraliste. Ce dernier a rapidement diagnostiqué dans la pseudo-pneumonie un grave mésothéliome. Ce cancer de la plèvre, dû à l'amiante, emportera l'ouvrier, âgé de 42 ans, quelques mois plus tard seulement. De quoi s'interroger sur la médecine du travail de l'époque. Une autre élue, CFDT, témoigne que son incapacité respiratoire (asbestose) reconnue en 1993 aurait dû l'être beaucoup plus tôt : selon le médecin de la sécurité sociale, sa maladie était déjà visible sur ses radios de 1991. Lorsque l'élue interroge le médecin du travail à ce sujet, ce dernier lui répond : "Mais Madame (..), on ne reconnaissait que les cas les plus importants d'asbestose, si on avait reconnu tout le monde, ça aurait mis l'entreprise en jeu".

Mais ce livre fourmille aussi d'informations sur les positionnements et débats que ces luttes ont suscités : prévention, expertise, réparation, judiciarisation, etc. Cette enquête a été éprouvante, confie Cécile Maire, "car je me suis retrouvée face à des personnes souvent malades, et qui avaient vu disparaître une partie de leurs colllègues et amis du fait de l'amiante".

Les DP cassaient les balais pour empêcher la poussière d'amiante de se diffuser

A l'heure où le gouvernement remet en question l'existence d'un CHSCT autonome mais aussi quatre des facteurs essentiels du compte pénibilité (notre article), "soit un retour en arrière puisque les salariés devront prouver qu'ils sont malades pour faire reconnaître leur exposition à la pénibilité" dénonce Cécile Maire, cette histoire récente montre qu'une politique de prévention des risques professionnels ne va pas de soi. Ni pour l'employeur, ni pour une partie des salariés car l'emploi a semblé longtemps prévaloir à Condé-sur-Noireau sur toute autre considération, fût-ce à coups de primes de risque. Dans les usines de cette petite ville du Calvados, les délégués du personnel, qui brisaient les balais afin que les ouvriers ne soient pas tentés de balayer la poussière d'amiante très dangereuse, se voyaient parfois incompris d'une partie du personnel, voire sanctionnés par la direction, avant que l'aspiration ne soit rendue obligatoire dans les années 80, une obligation pas toujours respectée d'ailleurs.

Ce livre est aussi captivant parce qu'il débouche sur une réflexion de l'auteur, elle-même engagée à la CFDT, sur les conditions d'une action syndicale efficace. Chaque registre ("écouter, fédérer, revendiquer, conquérir", etc.) que doit comporter l'action syndicale comporte ses propres risques, décrypte l'auteur dans deux tableaux éclairants que nous reproduisons en fin d'article.

Avec cette recherche, j'ai appris la mise à distance, l'écoute, des outils très utiles sur le plan syndical

Cette partie du livre contenant une réflexion sur l'action syndicale, Cécile Maire l'a ajoutée trois ans après la rédaction de son mémoire de master. "Je trouvais que cette histoire était très riche d'enseignements sur le plan syndical, mais il me fallait le mettre noir sur blanc," confie-t-elle. Pourquoi, du reste, avoir effectué ces études et ce travail de recherche ?  "Je ne prétends nullement qu'il faille aller vers un professionnalisation à grande échelle du syndicalisme, car c'est un monde où la plus grande partie de l'apprentissage s'effectue sur le tas, nous dit-elle. Mais ce travail de recherche, que j'ai choisi de mener sur l'amiante à l'époque où était annoncée la fermeture de la dernière usine qui en avait produit à Condé-sur-Noireau, a été fondateur pour moi. J'en ai retenu l'approche méthodologique du sociologue : la mise à distance, la capacité d'écouter, de savoir que ce qu'on vous dit dépend aussi de votre personnalité, de votre parcours, de votre sexe. Je suis maintenant plus à l'aise avec le fait d'être une femme ingénieur à la tête d'une fédération métaux qui comprend une majorité d'hommes ouvriers".

L'action syndicale est tout sauf simple

Ce que ce travail lui a apporté, outre une méthodologie utile qui lui permet d'analyser pourquoi telle équipe syndicale réussit telle chose quand telle autre échoue, c'est aussi une démonstration par la preuve de la complexité de l'action syndicale. "L'action syndicale est souvent présentée par les médias comme quelque chose de simple, voire de mécanique. Or, cela réclame d'employer des registres très différents et de mener énormément d'actions pour surmonter de nombreux obstacles". C'est lorsque ces différents registres sont employés de façon déséquilibrés que le risque est grand de voir le syndicalisme trébucher.

Les multiples risques auxquels s'exposent les syndicalistes

Dans le cas de l'amiante à Condé-sur-Noireau, Cécile Maire s'attarde sur les paradoxes de la figure pionnière du syndicaliste CFDT qui a sonné l'alarme sur les dangers de l'amiante. Ce militant, qui reste une référence pour de nombreuses personnes, a contribué à définir une méthodologie de seuils d'exposition, ce qui est à mettre à son actif. Mais "en comptant les fibres plutôt que les morts", il a aussi fini par s'enfermer dans un rôle d'expertise voire de quasi-préventeur institutionnel. Cela a laissé le champ libre à la CGT qui a relayé une revendication forte de réparation pour les victimes de l'amiante mais ce syndicat s'est enfermé à son tour dans une logique exclusive de réparation, sans se préoccuper de l'avenir industriel, au bénéfice ultérieur de FO.

Le premier défi de tout syndicaliste, c'est de surmonter l'autorité de l'employeur, de sortir de la soumission

C'est dire combien il est difficile, souligne Cécile Maire, de marier à la fois un devoir de lanceur d'alerte face à un risque grave, mais aussi d'inscrire son action syndicale dans un ensemble plus large et dans la durée. La responsable de l'Union métaux Normandie précise toutefois que le premier défi que doivent affronter les représentants du personnel pour accomplir réellement leur tâche est de dépasser l'autorité de l'employeur, de faire fi du lien de subordination pour assumer leur rôle revendicatif et de négociation. "La soumission est le plus grand défi. On le voit d'autant plus quand des syndicalistes qui sont parvenus à franchir le cap de la subordination se retrouvent fragilisés par la répression antisyndicale. Un autre grand risque a trait à l'éloignement de la base, qui peut venir d'un excès d'expertises des élus. On le voit par exemple avec des délégués qui deviennent quasiment des experts économiques, ou des élus qui s'apparentent à des préventeurs, et qui perdent le contact avec les salariés et leurs aspirations", ajoute Cécile Maire. Qui ajoute que la judiciarisation peut aussi amener les élus à se focaliser sur un combat juridique, par nature chronophage et tourné vers le passé, au risque de perdre de vue les enjeux du présent et de l'avenir.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Au sujet d'un accroissement du champ de la négociation d'entreprise que devraient permettre les futures ordonnances, Cécile Maire se montre soucieuse que cela n'affecte pas les conditions de travail et la santé au travail. Mais elle se veut réaliste : "Dans la métallurgie, quand on voit le nombre de sociétés en difficultés, je ne vois pas comment on peut s'opposer à des aménagements permettant aux entreprises de s'adapter pour survivre. Maintenant, cela doit faire l'objet de négociations loyales, et il faut renforcer l'accès des représentants du personnel à l'information sur la situation économique de l'entreprise, afin qu'ils aient une réelle capacité d'analyse".

L'élection directe peut renforcer la syndicalisation des élus qui traiteront les conditions de travail

Quant à la disparition annoncée du CHSCT, qui deviendrait une commission dans une instance unique, la syndicaliste s'interroge. Cela peut représenter une évolution dangereuse si cela conduit à mettre constamment en balance les questions économiques avec les questions de santé au travail, "ce serait une sorte de chantage à l'emploi". Inversement, Cécile Maire se demande si l'élection directe des futures membres de l'instance unique (aujourd'hui, ce sont les DP et les élus CE qui désignent les membres du CHSCT) n'aurait pas aussi un aspect positif, à condition de ne pas toucher aux prérogatives : "Cela pourrait contribuer à resyndicaliser les CHSCT car ce sont les syndicats qui constitueraient les listes de candidats au premier tour, ce qui pourrait modifier le profil des élus. Aujourd'hui, je trouve que certains CHSCT ont un lien trop distendu avec les syndicats, et se laissent enfermer dans une approche de préventeur voulue par l'employeur".

(*) paru en  2016 aux Editions L'Harmattan, 238 pages, 25,50€. Voir ici le site de l'Harmattan.

 

Les 6 répertoires du syndicalisme et leurs moyens d'action

Cécile Maire, "Vivre et mourir de l'amiante, une histoire syndicale en Normandie" , L'Harmattan

Schéma extrait de Vivre et mourir de l'amiante, l'Harmattan, 2016, page 219

Cécile Maire, qui a conçu ce tableau à partir de son travail d'enquête à Condé-sur-Noireau, explique dans son livre que les répertoires "écouter" et "défendre" sont à dominante individuelle, les répertoires "fédérer" et "comprendre" relevant d'une dominante collective. En outre, certains répertoires syndicaux s'inscrivent dans l'immédiateté (revendiquer, fédérer, écouter) quand d'autres (comprendre, défendre, conquérir) s'inscrivent dans le temps long. 

 

Les 7 risques du syndicalisme en entreprise

Cécile Maire, "Vivre et mourir de l'amiante, une histoire syndicale en Normandie" , L'Harmattan

Schéma extrait de Vivre et mourir de l'amiante, l'Harmattan, 2016, page 232

Cécile Maire visualise ainsi les risques associés à chaque répertoire de l'action syndicale qu'elle a répertorié. Dans son livre, elle explique que certains de ces pièges (isolement ou éloignement de la base due à un excès d'expertise, non prise en action des revendications des salariés du fait d'une focalisation sur une action judiciaire, par exemple) peuvent être évités grâce à des alliés extérieurs. Ces intervenants extérieurs (association, expert, avocat, etc.), explique l'auteur, sont à l'abri de certains freins syndicaux puisqu'ils n'existent pas pour eux d'autorité hiérarchique, et ils peuvent en outre apporter connaissance, expertise, une ouverture sociale et culturelle différente du monde de l'entreprise. En outre, ces intervenants n'ont pas à se soucier, contrairement aux syndicalistes, de bien concilier le travail syndical de temps long et l'action immédiate.

Bernard Domergue
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