Les entrepreneurs chouchoutés, la profession comptable secouée

Les entrepreneurs chouchoutés, la profession comptable secouée

14.05.2018

Gestion d'entreprise

Au motif d'améliorer la compétitivité des entreprises, Emmanuel Macron et le gouvernement remettent en question un peu plus le modèle de la profession comptable française. Cela concerne le périmètre d'audit légal, la concurrence entre l'expert-comptable et le commissaire aux comptes, le monopole de la prestation comptable, l’existence des OGA ou encore la cohabitation d’un Ordre et d’une Compagnie.

La commission présidée par Patrick de Cambourg a du pain sur la planche. Et peu de temps. D’ici juin, elle est PDF iconchargée de formuler des propositions pour l’avenir de la profession de commissaire aux comptes. Sa constitution fait suite au relèvement annoncé des seuils d’audit légal des comptes, un pan majeur du modèle de la profession comptable française — si tant est qu’on puisse parler de modèle — qui est en train de tomber dans l'objectif gouvernemental de favoriser le développement des petites entreprises. Mais cette commission est également susceptible de se pencher sur l'expertise comptable. Raison pour laquelle il est utile de se remémorer les réformes menées ces dernières années et d'analyser les réflexions en cours. Elles ont pour point commun de libéraliser le secteur comptable, en tous cas sur certains aspects.

Le symbole de la disparition des DDL

Le périmètre d’audit légal, c'est l'arbre qui cache la forêt. En 2014, la réforme européenne du contrôle légal des comptes — véhiculée par une directive générale et un règlement spécifique à l'audit des entités d'intérêt public — avait ébranlé le cadre conceptuel hexagonal de séparation de l’audit et du conseil. Fini le système dans lequel tout ce qui n’est pas autorisé est interdit, symbolisé par les fameuses DDL (diligences directement liées). Désormais, tout ce qui n’est pas interdit est autorisé. D’une certaine façon, ce mouvement de relative libéralisation avait été initié dans le domaine de l’expertise comptable, essentiellement du fait d’une autre directive, celle de 2006 sur PDF iconles services, et plus fondamentalement des principes de libre circulation du capital et des services dans l'Union européenne. Exemple : la France interdisait aux experts-comptables — ainsi qu’aux commissaires aux comptes — de démarcher des clients potentiels. Une règle levée. La France imposait que le capital des sociétés d’expertise comptable soit majoritairement contrôlé par les professionnels. Une autre règle disparue même si plus des deux tiers des droits de vote doivent rester entre les mains des professionnels. La France n'était pas très claire sur le droit des experts-comptables de détenir des participations financières de toute nature. Une faculté désormais explicitement autorisée.

Cette libéralisation européenne rencontre parfois sur sa route Emmanuel Macron. En 2015, lorsqu'il était ministre de l'économie, il projetait de financiariser certaines professions réglementées avant finalement de faire demi-tour. Sa loi pour la croissance, l'activité et l’égalité des chances économiques a tout de même déréglementé quelque peu l'expertise comptable. Ainsi, ce texte a fait tomber la règle qui empêchait les experts-comptables de travailler dans une même société avec certaines professions juridiques telles que les avocats. Il a également assoupli — ou clarifié diront certains — le cadre d'exercice des missions non comptables. Il est désormais explicitement possible pour un expert-comptable de fournir à une entreprise certaines prestations non comptables, telles que du conseil en gestion, à titre exclusif alors qu'avant cela ne pouvait être fait — explicitement — qu'à titre accessoire (lire notre article).

Double contrôle

L'actualité des OGA manifeste la volonté du 1er ministre d'Emmanuel Macron de donner l'impression de favoriser le développement de certains entrepreneurs, ce que l'on peut d'ailleurs rapprocher du doublement des seuils de chiffre d'affaires des micro-entrepreneurs, une mesure annoncée durant la campagne du futur président de la République. L'exécutif ne cache pas son intention de faire disparaître l'obligation imposée aux entrepreneurs assujettis au régime réel de l'impôt sur le revenu d'adhérer à un organisme de gestion agréé (OGA) pour éviter une majoration de 25 % de leur bénéfice imposable. Conséquence : l’avenir des OGA, une autre caractéristique française, est directement en jeu. Au passage, on s’aperçoit que l’exécutif ne considère pas pertinent l’existence d’une sorte de double contrôle des entreprises françaises. Aujourd'hui, beaucoup de très petites entreprises sont surveillées à la fois par un expert-comptable et un OGA — mais jusqu’à quand ? Les petites et moyennes sociétés le sont par un expert-comptable et un commissaire aux comptes — mais jusqu’à quand pour les petites sociétés ? Et les groupes par deux commissaires aux comptes — une autre caractéristique française qui n’est pour l’instant pas remise en question même si elle n'est pas parvenue à s'imposer à l'échelle européenne.

Attestations : vers une concurrence accrue entre l'expert-comptable et le Cac

Avec le relèvement des seuils d’audit légal se pose la question d’une éventuelle compensation pour les commissaires aux comptes. Concrètement, cela revient notamment à se demander quels nouveaux services ces professionnels seraient susceptibles de fournir, comme l'indique d'ailleurs la feuille de route que le gouvernement fixe à la mission de Cambourg. Il se trouve qu'en 2014 les Big four militaient pour donner, en France, du conseil aux entités qu’ils auditent. Or, cette piste est permise, certes sous conditions, par le droit de l’Union européenne pour la grande majorité des entités dont les comptes sont contrôlés légalement. Cela concerne les petites, les moyennes et les grandes sociétés. Seules les entités d’intérêt public (EIP) sont exclues — et encore des exceptions existent pour elles. Cela signifie concrètement que le commissaire aux comptes pourrait délivrer des conseils à une entité qui n’est pas une EIP. Et lors des dernières assises de la CNCC, plusieurs entrepreneurs ont manifesté leur envie que le commissaire aux comptes puisse délivrer des conseils.

Toutefois, cette libéralisation n’est aujourd'hui pas demandée de manière aussi tranchée par la CNCC. Sa réponse au rapport de l’IGF sur les seuils d’audit légal PDF iconporte notamment sur l'élargissement de la palette d'attestations que ce professionnel pourrait fournir pour assurer la conformité des entreprises à certaines réglementations. Cela concerne par exemple les domaines fiscal, social et la sécurité du système d'information. Mais à aucune reprise ne figure le mot conseil. Bref, il ne serait pas étonnant que le relèvement des seuils d'audit légal débouche sur une concurrence accrue entre le Cac et l'expert-comptable en matière d'attestations.

Un environnement politique ambivalent

Mais ces mouvements — ou le cas échéant ces tentatives — de libéralisation se frottent à un environnement politique parfois ambivalent, en France comme en Europe. Suite à plusieurs scandales fiscaux — notamment ceux des Panama papers et des Luxleaks —, le Parlement européen souhaite que les cabinets comptables ne puissent plus délivrer de conseil même si l’on ne sait pas très bien s’il appelle à séparer — davantage — l’audit légal et le conseil ou s’il veut déconnecter la comptabilité et le conseil. Outre-Manche, le superviseur britannique de l’audit s’est ému récemment de la concentration du marché de l'audit. Il a relancé le débat du démantèlement des grands cabinets en appelant à ce que l’autorité nationale de la concurrence se penche sur le sujet. Parallèlement, un début de réglementation européenne se développe sur l’exercice de l'activité fiscale même s'il n'est pas question pour l'instant de créer une profession fiscale à l'échelle européenne. Cela concerne notamment les avocats, les experts-comptables et les commissaires aux comptes. Depuis plusieurs années, ces professionnels doivent tirer la sonnette d’alarme lorsqu’ils soupçonnent une opération de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme. Et à partir du 1er juillet 2020, ces professionnels — ou leurs clients selon le cas — devront déclarer certains schémas fiscaux. La France y va aussi de sa volonté de dissuader les intermédiaires fiscaux de conseiller des opérations frauduleuses. Le gouvernement veut étoffer les sanctions encourues lorsqu'ils sont complices de fraude fiscale.

Réglementation de l’expertise comptable

Avec le relèvement des seuils d’audit légal des comptes, le gouvernement d’Edouard Philippe veut rendre les entreprises davantage compétitives en éliminant les surtranspositions de textes européens qui ne sont pas justifiées. Dans ce contexte, cela relance le sujet de l’avenir du modèle français de l’expertise comptable en France alors que régulièrement certains politiques et économistes critiquent le manque de concurrence de ce secteur — mais les avis sont divisés sur ce sujet — et alors que la prestation comptable n'est pas réglementée à l'échelle de l'Union européenne. Rappelons que la réglementation nationale est, sur plusieurs aspects, spécifique : l’accès au marché comptable est réservé — même si la jurisprudence n’est pas claire en ce qui concerne la tenue comptable —, les exigences de qualification sont fortes, l’assurance responsabilité civile professionnelle est obligatoire, le ratio collaborateurs/expert-comptable par cabinet est encadré, etc. Autant de caractéristiques qui ne se retrouvent pas dans beaucoup de pays — voire peut-être dans aucun.

La commission de Cambourg, une caution pour Emmanuel Macron ?

Dans l'hexagone, les experts-comptables sont représentés par un Ordre tandis que les commissaires aux comptes le sont par une Compagnie. Cette particularité est régulièrement mise en cause. Avec le relèvement annoncé des seuils d’audit légal, elle l’est encore plus. Selon le fameux rapport de l’IGF, environ 120 000 mandats, représentant un chiffre d’affaires de 620 millions d’euros, disparaîtraient. Les commissaires aux comptes ne réaliseraient donc plus, toute chose égale par ailleurs, qu’une activité d’environ 1,9 milliard d’euros. De plus, le rôle de la Compagnie nationale (ou des compagnies régionales) est théoriquement limité à des missions de délégation, par exemple pour le contrôle qualité des commissaires aux comptes qui ne détiennent pas de mission auprès d’entités d’intérêt public. Dans ce contexte, la question de la fusion entre l’Ordre et la Compagnie se pose d'autant plus. C’était la thèse soutenue en 2016 par ECF. Bref, la commission de Cambourg a du pain sur la planche. Et sa feuille de route est contraignante. Elle l'incite à répondre à un mouvement de libéralisation — le relèvement des seuils d'audit légal — par un autre mouvement de libéralisation — le développement de nouvelles missions pour le commissaire aux comptes voire aussi pour l'expert-comptable. Est-ce à dire que cette commission est chargée de cautionner la politique économique d'Emmanuel Macron ?

Ludovic Arbelet

Nos engagements