Les IRP en France, un cas à part en Europe ?

Les IRP en France, un cas à part en Europe ?

31.07.2017

Représentants du personnel

Le gouvernement justifie son projet de fusion des CE, DP, CHSCT voire les DS par le fait que la représentation collective est trop éparpillée en France, et trop complexe par rapport à nos voisins européens. Est-ce le cas? Peut-on comparer les IRP à la française à ce qui existe en Allemagne ? Les réponses d'Udo Rehfeldt, chercheur à l'Ires, l'institut de recherches économiques et sociales.

Selon la ministre du Travail, La France est un cas à part dans le paysage des pays européens avec quatre instances représentatives du personnel. A-t-elle raison ?

Udo Rehfeldt : "Oui, si l'on considère simplement le nombre d'instances, c'est vrai. Pour des raisons historiques, la France a un sédiment d'instances instaurées par la loi à différentes époques. Dans d'autres pays, la législation a été plus constante et a généré moins d'instances. Il y a aussi des pays, dits "volontaristes", qui n'ont pas de législation du tout concernant les instances représentatives et la négociation collective. Mais ils sont de plus en plus rares. C'était le cas du Royaume Uni, avant la législation de Margaret Thatcher. Vous avez encore l'Italie qui est considéré comme un pays volontariste dans le sens où la représentation collective est essentiellement basée sur .des accords collectifs. Mais dans la plupart des pays, c'est la législation qui fixe le cadre de la représentation dans l'entreprise. 

Qu'est-ce qui différencie l'Allemagne de la France au sujet des instances représentatives du personnel ?

L'Allemagne a été le premier pays, en 1919, à avoir instauré juridiquement un modèle dit "dual". Dual parce que vous avez, dans l'entreprise, une seule représentation des salariés avec le conseil d'établissement ou d'entreprise, et, à l'extérieur de l'entreprise, une seule représentation collective dévolue aux syndicats pour la négociation. Ce modèle a ensuite été adopté par des pays voisins de l'Allemagne : l'Autriche, les Pays Bas, etc. Ce modèle dual était en rupture avec le modèle dit "à canal unique" qui existait auparavant, où le canal syndical était l'unique voie de représentation des salariés. C'est encore le modèle en vigueur au Royaume Uni, en Italie, et dans les pays scandinaves.

Pourquoi l'Allemagne a-t-elle adopté ce modèle dès 1919 ?

L'Allemagne était dans une situation révolutionnaire, avec des conseils ouvriers revendiquant le droit de gérer les entreprises. Cela explique pourquoi le gouvernement social-démocrate a imaginé une législation en reprenant le mot de "conseil" dans le conseil d'entreprise. Mais au départ, les droits du conseil étaient très limités. Les droits de codétermination n'ont été instaurés qu'après la seconde guerre mondiale, avec une première loi en 1952 qui a été modifiée en 1972.

Revenons au présent. En quoi le conseil d'établissement allemand diffère-t-il du comité d'entreprise français ?

En France, le comité d'entreprise a seulement des droits d'information-consultation. En Allemagne, les droits du conseil d'établissement ou d'entreprise vont au-delà avec un droit à la négociation et une obligation d'accord préalable sur certains sujets comme la gestion du personnel, les heures supplémentaires, etc. 

Les droits du conseil allemand vont au-delà de l'information-consultation

Sur ces sujets, l'employeur doit recevoir l'accord formel du conseil d'entreprise pour mettre en oeuvre une décision. Ce sont, comme on dit en Allemagne, les "droits de codétermination".

J'ajoute que les conseils d'établissement n'ont pas le droit de négocier sur des sujets habituellement couverts par la négociation collective réservée aux organisations syndicales. Juridiquement, cette négociation se passe à l'extérieur de l'entreprise. En pratique, c'est une négociation de branche, qui concerne les conventions collectives. 

Existe-t-il des systèmes de dérogation à l'accord de branche en Allemagne ?

Oui. De plus en plus de conventions collectives ont introduit ce qu'on appelle des "clauses d'ouverture". Ces clauses permettent de donner le droit aux conseils d'entreprise, conjointement aux syndicats, de négocier sur des sujets habituellement réservés à la négociation collective assurée par les seuls syndicats. Ces possibilités ont été essentiellement utilisées pour sauvegarder l'emploi, lorsqu'une entreprise est en difficulté, afin de permettre à un conseil de s'écarter des prescriptions de la branche. Mais l'entreprise doit justifier de ces difficultés pour utiliser cette possibilité de négociation. Cette possibilité a été très largement utilisée par les entreprises allemandes lors de la crise de 2008. La France s'en est inspirée pour les accords de maintien de l'emploi mais qui ont été peu nombreux ici.

Le seuil de création d'un conseil d'entreprise est très bas en Allemagne...

Juridiquement, le seuil du droit de constitution d'un conseil est de 5 salariés. Mais malgré ce seuil très bas, en pratique, les salariés des petites entreprises allemandes ne disposent pas d'une instance de représentation. En Allemagne, la couverture des salariés par un conseil est de l'ordre de 50%, soit un taux analogue à celui de la France pour le comité d'entreprise.

En France, les conditions de travail relèvent du CHSCT, les réclamations individuelles et collectives des délégués du personnel, le CE examinant la situation économique. Et en Allemagne, donc ?

Tout est regroupé dans une seule instance, le conseil d'établissement ou le conseil d'entreprise. Ce conseil comprend davantage de domaines d'intervention que le comité d'entreprise français et comporte des commissions spécialisées (comme la commission économique, par exemple) à partir de certains seuils (Ndlr : une commission pour la protection du travail doit être mise en place dans tous les établissements de plus de 20 salariés). Dans les entreprises ayant plusieurs établissements, il y a, comme en France, une instance centrale regroupant les conseils d'établissements.

Le modèle allemand vous paraît-il mieux correspondre que le modèle français aux besoins des entreprises et à la défense des intérêts des salariés ?

Chaque pays a ses pratiques et sa législation propre qui résultent de son histoire. Et les acteurs de chaque pays font avec. On ne peut donc pas dire qu'un système soit meilleur qu'un autre. Les systèmes sont différents, c'est évident, et tout n'est pas forcément mieux en Allemagne. Ce qui semble cependant plus positif du point de vue des salariés en Allemagne, ce sont les droits de codétermination dont je parlais.

 En Allemagne, le conseil peut s'appuyer sur son droit de veto sur certains sujets, mais il ne peut pas appeler à la grève

Le fait que, sur certains sujets, l'accord du conseil d'entreprise soit absolument nécessaire permet aux représentants des salariés d'utiliser cette possibilité pour l'englober dans une stratégie d'ensemble. Un conseil d'entreprise peut par exemple utiliser ses droits de codétermination -même limités à certains sujets- pour faire une proposition globale à l'employeur, du genre : "Nous sommes prêts à faire des concessions sur tel sujet où nous avons un droit de veto pour obtenir en échange ceci ou cela". C'est de nature à favoriser des solutions de compromis. Mais d'autres éléments sont certainement moins bons du point de vue des salariés. Par exemple, le conseil d'entreprise n'a pas le droit d'appeler les salariés à faire grève. Cela limite donc son mode d'action. En revanche, le conseil a le droit d'appeler à une assemblée générale des travailleurs. Cela est parfois utilisé par les conseils comme une grève symbolique, pour montrer que les salariés soutiennent le conseil.

L'appel à la grève est donc seulement du ressort des syndicats extérieurs à l'entreprise ?

Oui. Mais attention, nous ne parlons ici que du cadre juridique. Dans la pratique, les syndicats remportent les trois quarts des sièges dans les conseils d'entreprise. Dans presque tous les cas, le président du conseil d'entreprise, qui doit être un salarié, est un syndicaliste. Cette présence syndicale renforce la cohésion entre le conseil et le syndicat et est donc de nature à atténuer la séparation juridique dont je parlais tout à l'heure. 

Que pensez-vous du projet du gouvernement consistant à fusionner les instances représentatives ? S'inspire-t-il de la situation allemande ?

Le Medef voudrait fusionner y compris les délégués syndicaux dans cette instance unique mais que fera le gouvernement ? On l'ignore car il n'a pas dit précisément ce qu'il comptait faire. Maintenant, j'entends dire en effet que le gouvernement français veut s'inspirer de ce qui existe en Allemagne. 

Si l'on veut s'inspirer du modèle allemand, alors il faut aussi prévoir la codétermination

Mais en Allemagne, en dépit de la concentration de droits au sein d'une seule instance, le conseil d'entreprise, les syndicats restent les seuls détenteurs du droit de négociation collective. S'il s'agit donc d'aller vers une fusion des IRP mais en levant le droit exclusif des syndicats à la négociation, cela ne correspond pas à la situation actuelle en Allemagne. D'autre part, si l'on veut s'inspirer vraiment du modèle allemand, il faudrait aussi que le gouvernement regarde du droit des salariés avec le système de codétermination. Pour l'instant, rien ne nous dit que le gouvernement souhaite réellement étendre le droit de veto pour l'instance unique. 

Comment expliquez-vous les changements incessants du droit du travail et de la représentation collective en France, ces dernières années ?

Je ne sais pas d'où vient cette fringale de réformes législatives en France. L'argument souvent donné consiste à dire que la loi va permettre de donner plus de place à la négociation d'entreprise. Mais depuis les lois Auroux, nous assistons à une progression fulgurante de la négociation d'entreprise : plus de 35 000 accords sont signés chaque année. J'ai donc du mal à comprendre cet argument. L'on peut craindre en revanche une remise en cause du principe de la hiérarchie des normes et du principe de faveur.

La négociation d'entreprise a connu une progression fulgurante depuis les années 80 en France

Et l'on sait que ce n'est jamais très favorable pour les salariés : même l'OCDE admet le danger que représentent des inégalités trop fortes. En Allemagne, ce n'est pas la loi qui a conféré aux conseils une possibilité de négocier sur des sujets jusqu'alors relevant de la prérogative des branche, ce sont les acteurs des conventions collectives qui l'ont décidé. Cela a été une "décentralisation coordonnée". Au contraire, une "décentralisation sauvage", à l'image de ce qui s'est passé au Royaume Uni dans les années 80, peut être très dangereuse. Au Royaume Uni, la branche a pratiquement disparu, et la situation des salariés dépend de la présence ou non d'un syndicat dans l'entreprise pour négocier, d'où une grande inégalité des situations. Du reste, ce danger existe aussi en Allemagne où le taux de couverture conventionnelle a baissé ces dernières années, ce pays ne disposant pas, comme la France, d'un système d'extension des accords de branche à tous les employeurs. Pour résumer de façon un peu abrupte : au mieux, les futures ordonnances seront sans effet et inutiles; au pire, elles seront dangereuses". 

►Spécialisé dans les relations professionnelles comparées et le dialogue social européen, Udo Rehfeldt est chercheur à l'Ires, un institut de recherches économiques et sociales qui réalise des travaux pour les organisations syndicales représentatives. A propos du système allemand de codétermination, signalons cette analyse et cette prise de position de Jean-Pierre Chevènement qui suggère que la France s'inspire du modèle germanique : "Le renforcement du pouvoir des salariés dans l'entreprise serait un puissant correctif de l'assouplissement prévu de la législation du travail" (lire ici son blog).

 

Un site pour comparer les IRP en Europe :
l'exemple de la France et de l'Allemagne

Edité par l'institut syndical européen (ETUI), le centre de recherches de la confédération européenne des syndicats (CES), le site worker-participation.eu propose de multiples données sur la représentation collective en Europe, son organisation, la présence de syndicats, la syndicalisation des travailleurs, l'existence et la portée des conventions collectives, des données résumées en une carte.

Il est possible de choisir soi-même ses paramètres pour comparer plusieurs pays comme nous l'avons fait ici pour la France et l'Allemagne. Le tableau suivant vous donne quelques éléments et les liens utiles pour en savoir plus.

  Allemagne France
La représentation sur le lieu du travail 

conseil d'entreprise (Betriebsrat)

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CE, DP, CHSCT, DUP

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La représentation en matière de santé et sécurité

Au sein du conseil d'entreprise, une commission pour la protection du travail doit être créée au delà de 20 salariés

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Les DP se chargent des questions de santé et sécurité de 11 à 50 salariés.  A partir de 50 salariés, un CHSCT doit être créé (Ndlr : désormais intégré dans la nouvelle DUP jusqu'à 299 salariés)

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La situation des syndicats

18% de travailleurs syndiqués

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8% de travailleurs syndiqués

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Négociations collectives

59% de taux de couverture des négociations collectives

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98% de taux de couverture des négociations collectives

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Représentation dans les conseils d'administration et de surveillance

Un tiers des sièges aux représentants des salariés de 500 à 2 000 personnes, la moitié au-delà

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La Loi Rebsamen de 2015 a abaissé à 1000 salariés en France (et 5 000 dans le monde) l'obligation de nommer 1 administrateur représentant les salariés si le CA compte moins de 12 administrateurs, et 2 représentants de salariés si le CA comprend plus de 12 administrateurs (notre article)

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Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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