Les prestataires des CE dénoncent un affaiblissement du droit à l'expertise

Les prestataires des CE dénoncent un affaiblissement du droit à l'expertise

06.09.2017

Représentants du personnel

Experts et consultants auprès des CE voient dans le projet d'ordonnance sur l'instance unique un net affaiblissement du pouvoir des élus de lancer une expertise, du fait du renforcement de la capacité de contestation de l'employeur mais aussi d'une extension du co-financement de la mission.

Les professionnels qui accompagnent les comités d'entreprise et les organisations syndicales explorent avec une inquiétude grandissante le contenu des ordonnances rendues publiques la semaine dernière par le gouvernement. Outre une probable diminution du nombre de représentants du personnel amenés à cumuler les sujets autrefois séparés (contrôle de la marche de l'entreprise, réclamations individuelles, conditions de travail, etc.), ces spécialistes dénoncent la volonté du gouvernement, qui prétexte une régulation des excès du marché lucratif de l'expertise auprès des CE et des CHSCT, de limiter le recours à l'expertise des futurs élus de l'instance unique, le comité social et économique.

"Quand nous analysons le texte, nous constatons une approche très différente de ce qui prévalait jusqu'à présent. Ces dernières années, la jurisprudence a renforcé la possibilité pour les élus de procéder à des expertises. Et le droit à l'expertise a également été renforcé par le législateur lors du quinquennat précédent. Là, les ordonnances donnent davantage le moyen à l'employeur de contester le recours à l'expertise et surtout la primauté de l'accord d'entreprise s'applique aussi pour les expertises dans le cadre des trois grandes consultations annuelles", réagit Francis Marquant, expert auprès des CE.

Tout se passe si le gouvernement souhaitait que l'expertise devienne un objet de négociation, alors qu'elle était d'abord un droit, afin que l'employeur puisse en quelque sorte prévoir à l'avance le coût de ces expertises. L'expert fait ici référence à cette phrase de l'ordonnance n°2  (futur article L.2315-74) :

"Un accord d'entreprise, ou à défaut un accord conclu entre l'employeur et le comité social et économique, adopté à la majorité des membres titulaires élus de la délégation du personne, détermine le nombre d'expertises dans le cadre des consultations annuelles prévues au paragraphe 2 sur une ou plusieurs années".

 

Cet article pose de multiples questions. En l'absence d'accord, le droit à l'expertise pourrait-il être remis en cause ? Et s'il y a un accord mais que l'instance éprouve le besoin de lancer plusieurs expertises supplémentaires, pourra-t-elle le faire ou l'employeur pourra-t-il lui opposer l'accord ? "La rédaction de cet article semble maladroite mais il ne me semble pas qu'une absence d'accord puisse priver le comité d'un droit à l'expertise. Il s'agit plutôt d'une incitation à négocier sur le sujet", nous répond Christian Pellet, PDG du cabinet Sextant. Pour autant, ce dernier juge le texte très déséquilibré : "Par exemple, les demandes de l'UNSA et de la CDFT d'un développement de la codétermination dans les conseils d'administration et d'un plus grand recours aux assistances d'expert dans le cadre des négociations dans l'entreprise, n'ont pas du tout été entendues par le gouvernement".

Avec les ruptures conventionnelles collectives, et les nouveaux accords emploi, on ne va pas voir beaucoup de PSE à l'avenir

Et l'expert de juger que cela pose un énorme problème : d'un côté, les ordonnances ouvrent de façon très large les sujets de négociation sur lesquels les élus du personnel devront s'engager, avec des conséquences très fortes sur les salariés (ces derniers ne pouvant plus s'opposer à l'application d'un acord qui modifie leur contrat de travail), mais ces ordonnances ne donnent pas de moyens supplémentaire d'analyse aux élus et délégués afin d'imposer les conditions d'une négociation loyale. Et Christian Pellet de prendre exemple de l'unification de tous les accords emploi : "Quand je lis la nouvelle rédaction, je m'interroge sur le maintien du droit à l'assistance par un expert des élus qui négocient l'accord" (*). Le PDG de Sextant souligne que les entreprises vont pouvoir utiliser les nouveaux cadres posés par les ordonnances pour ne plus faire de PSE : "Il y a les ruptures conventionnelles collectives mais aussi les accords emploi désormais dépourvus de contraintes : par exemple, l'interdiction de baisser la rémunération mensuelle qui était posée par la loi Travail saute avec les ordonnances. Les entreprises vont être tentées d'utiliser ces nouveaux accords pour réviser leurs dispositions sur le temps de travail, la rémunération, la mobilité, etc". 

Le co-financement non plafonné risque de limiter le recours à l'expertise

Claire Baillet, du cabinet de conseil Alinea, partage cette lecture critique. Elle constate d'une part que le projet d'ordonnance limite à 4 cas le financement total par l'employeur de l'expertise : les PSE, la situation économique et financière, la politique sociale, le risque grave. Pour le reste, les expertises devront faire l'objet d'un cofinancement à hauteur de 20% par le comité social et économique (CSE). "C'était déjà le cas pour l'expertise sur les orientations stratégiques. Mais cette obligation était plafonnée à un tiers du budget annuel du fonctionnement du CE. Ce plafonnement n'apparaît plus. Comme beaucoup de CE ont des budgets modestes, cela signifie qu'ils ne pourront plus dans les faits lancer de telles expertises", commente Claire Baillet.

Parmi ces expertises devant être cofinancées se trouvent par exemple les cas de projets importants modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail. "Nous sommes ici sur une expertise que le CHSCT pouvait lancer et qui était financée par l'employeur", souligne Claire Baillet.

Les petits et moyens CE risquent de renoncer à des expertises faute de budget pour les co-financer

Olivier Laviolette, directeur chez Syndex, alerte aussi sur les conséquences de ce changement : "C'est un de nos points de préoccupation principaux. Ce moyen d'expertise permettait aux élus de présenter à l'employeur des contre-propositions précises dans le souci de sauvegarder des conditions de travail menacées par un projet important. Les conditions fixées par le texte risquent d'interdire aux comités modestes ou moyens de pouvoir lancer cette expertise". Certains pronostiquent une chute brutale du nombre d'expertises menées par les cabinets d'assistance aux CHSCT, un consultant estimant qu'au moins 50% des expertises réalisées par ces cabinets relèvent des projets importants modifiant les conditions de travail.

Certes, l'ordonnance prévoit la possibilité de passer un accord au sujet de ces expertises, ce qui pourrait aller dans le sens d'un donnant-donnant : "Mais comment se traduirait ce donnant donnant ? Les élus vont-ils devoir s'engager par accord à limiter par avance le nombre d'expertises ou à les espacer dans le temps pour les faire financer totalement par l'employeur ?" s'interroge Claire Baillet.

L'ordonnance prévoit une augmentation du budget de fonctionnement, mais cela ne concerne que les plus grandes entreprises, dont l'enveloppe passera de 0,20% à 0,22% de la masse salariale au-dessus de 2 000 salariés. Cela ne résout donc pas le problème des petits et moyens comités, d'autant que la loi va rendre possible le transfert d'un budget à l'autre, c'est à dire l'utilisation du reliquat annuel du budget de fonctionnement sur le budget des activités sociales et culturelles, alors que les élus se voient répéter depuis des années par les experts-comptables qu'un tel transfert est illégal. "Il va être difficile pour les élus de résister à la pression des salariés qui vont réclamer de nouvelles activités et du pouvoir d'achat", craint Claire Baillet. "Le principe de non-fongibilité des deux budgets du CE est remis en cause, et l'assiette du financement est revue", renchérit Francis Marquant (à ce propos, lire notre article du 5 septembre 2017).

Les conditions du lancement d'une expertise en question

Les conditions de déclenchement des expertises font aussi l'objet de critiques. Le gouvernement subordonne en effet la désignation d'un expert au respect de plusieurs étapes et conditions préalables.

► La délibération du comité doit être suivie, dans un délai qui sera défini par décret, de la désignation d'un expert. Commentaire de Claire Baillet : "Cela semble indiquer qu'il va falloir deux réunions différentes alors qu'aujourd'hui un CE pouvait procéder à la délibération et à la désignation de l'expert lors d'une même réunion".

► A compter de la désignation de l'expert par le comité, les membres du comité doivent établir un cahier des charges, l'expert notifiant à l'employeur "le coût prévisionnel, l'étendue et la durée d'expertise" (dans un délai aussi défini par décret). 

► Par ailleurs, l'employeur qui souhaite contester la délibération du comité, parce qu'il juge l'expertise non nécessaire, pourra le faire, comme aujourd'hui, dans un délai de 5 jours, en saisissant le juge des référés qui statuera dans les 10 jours suivant sa saisine. Cette saisine suspendre l'exécution de la décision du comité, ainsi que les délais de la consultation. Mais la contestation de l'employeur pourra aussi porter sur le choix de l'expert et  sur le coûté prévisionnel, l'étendue ou la durée de l'expertise, ou son coût final. Commentaire d'Olivier Laviolette, de Syndex : "Nos expertises donnaient déjà lieu à une discussion avec nos mandants sur l'étendue, la durée et le coût de notre intervention". Et l'expert de se demander si le nouveau découpage du lancement de l'expertise, contraignant pour les élus et pour l'expert, sera compatible avec les délais très serrés des consultations.

 IL est contradictoire de vouloir un dialogue social équilibré et de priver l'une des parties des moyens d'analyse

L'expert de Syndex juge aussi que la transposition, à tous les cas d'expertise, de la solution trouvée par le précédent législateur pour la contestation de l'expertise CHSCT risque de multiplier les contentieux, déjà nombreux : "Déjà 75% à 80% de nos missions d'expertises pour risque grave sont contestées par les employeurs". N'y a-t-il pas eu des abus de facturation de missions par les cabinets qui ont incité le gouvernement à des garde-fous, demande-t-on au directeur de Syndex. "Il est contradictoire d'afficher la volonté d'un dialogue social équilibré entre deux parties et de priver une des deux parties des moyens d'analyse de la situation ou des projets d'un employeur", rétorque Olivier Laviolette. Les élus, à commencer par les délégués syndicaux, commencent à peine à s'inquiéter des conséquences des ordonnances, selon l'expert. Il faut dire, ajoute-t-il, que les autres élus "sont saturés des changements législatifs incessants depuis la loi de sécurisation de l'emploi, la loi Rebsamen, la loi Travail..."

Maigre consolation pour les élus et experts : en août, le gouvernement envisageait une version encore plus dure de ses ordonnances. Un principe de codécision avec l'employeur pour le déclenchement des expertises aurait été imposé à l'instance et, en l'absence d'accord à ce sujet, le comité social et économique se serait vu imposer le financement d'un tiers du coût de toutes les expertises. Certains penseront que le monde de la représentation du personnel et de l'expertise a échappé au pire. Christian Pellet, lui, s'interroge sur les dangers d'une vision à court terme du dialogue social dessinée par ces ordonnances. En clair : l'affaiblissement de la représentation du personnel que pourraient entraîner ces ordonnances risque de provoquer des tensions sociales dans l'entreprise, tensions qui ne seront plus régulées, au risque de favoriser les expressions les plus radicales...

(*) L'ordonnance n°2 sur l'instance unique prévoit le maintien d'un droit à l'expertise pour assister les négociations sur les accords PSE et emploi. Mais l'ordonnance n°1, qui réécrit les articles sur l'emploi en les fusionnant dans un seul dispositif (art. L. 2254-2), ne mentionne pas ce droit d'assistance. Il devrait cependant, en toute logique, continuer d'exister.

 

Ce que prévoit le projet d'ordonnance (extraits)

Principes généraux

Le recours à une expertise donne lieu à une délibération du comité à laquelle l'employeur ne participe pas (art. L. 2315-77)
A compter de la délibération du comité social et économique décidant le recours à l'expertise, les membres du comité désignent un expert dans un délai fixé par décret en Conseil d'Etat (art. L. 2315-78)
A compter de la désignation de l'expert par le comité social et économique, les membres du comité établissent un cahier des charges. L'expert notifie à l'employeur le coût prévisionnel, l'étendue et la durée d'expertise, dans un délai fixé par décret en Conseil d'Etat. Ces documents sont notifiés à l'employeur (art. L.2315-79).

Un décret en Conseil d'Etat détermine : 1° Pour chaque catégorie d'expertise, le délai maximal dans lequel l'expert remet son rapport ; 2° Les modalités et conditions de réalisation de l'expertise, lorsqu'elle porte sur plusieurs champs" (art. L.2315-83).

Contestation de l'expertise. L'employeur saisit le juge judiciaire dans un délai de 5 jours à compter de : 1° La délibération du comité social et économique décidant le recours à l'expertise s'il entend contester la nécessité de l'expertise; 2° La désignation de l'expert par le comité social et économique s'il entend contester le choix de l'expert; 3° La notification à l'employeur du cahier des charges et des informations prévues à l'article L. 2315-79 s'il entend contester le coût prévisionnel, l'étendue ou la durée de l'expertise; 4° La notification à l'employeur du coût final de l'expertise s'il entend contester ce coût;

Le juge statue en la forme des référés en premier et dernier ressort, dans les 10 jours suivant sa saisine. Cette saisine suspend l'exécution de la décision du comité, ainsi que les délais dans lesquels elle est consultée en application de l'article L. 2312-15, jusqu'à la notification du jugement (art. L. 2315-84).

Cas d'expertises

(article L.2315-89)

I. Le comité social et économique peut décider de recourir à un expert-comptable de son choix; 1° Dans les conditions prévues à l'article L.2312-41 relatif aux opérations de concentration; 2° Dans les conditions prévues aux articles L.2312-63 et suivants, relatifs à l'exercice du droit d'alerte économique; 3° En cas de licenciements collectifs pour motif économique, dans les conditions prévues aux articles L.1233-34 et suivants; 4° Dans les conditions prévues aux articles L.2312-42 à L. 2312-52, relatifs aux offres publiques d'acquisition.

II. Le comité peut également mandater un expert-comptable afin qu'il apporte toute analyse utile aux organisations syndicales pour préparer les négociations prévues aux articles L. 5125-1, L. 2254-2 et L.1233-24-1. Dans ce dernier cas, l'expert est le même que celui désigné en application du 3° du I".

 

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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