L'insémination post-mortem à l'européenne

25.10.2016

Droit public

Par une ordonnance du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Rennes enjoint au centre hospitalier régional universitaire de Rennes, au nom de circonstances particulières, de prendre toutes mesures utiles afin de permettre l'exportation des gamètes d'un époux décédé vers un établissement européen acceptant de procéder à une insémination post-mortem. A l'inverse, par une décision du 13 octobre 2016, le tribunal administratif de Toulouse rejette une requête ayant le même objet.

Après l’Espagne, le champ de l’insémination post-mortem s’élargit à l’Union européenne. Dans la ligne de la jurisprudence du Conseil d’Etat initiée par un arrêt du 31 mai 2016 relatif à une demande d’exportation de gamètes vers l’Espagne en vue d’une insémination post-mortem, le tribunal administratif de Rennes s’est à son tour trouvé saisi d’une demande analogue, cette fois vers un établissement de santé situé dans un Etat de l’Union européenne autorisant ce type de demande. Le tribunal administratif de Toulouse a été saisi de son côté d’une demande comparable de restitution de gamètes après la mort d’un époux pour permettre à la veuve d’accéder légalement dans un pays européen à un service lui permettant, selon le souhait des deux membres du couple, de concevoir leur enfant commun.
 
Dans la première espèce, un mari, gravement malade, avait été amené à suivre un traitement médical potentiellement stérilisant et avait de ce fait procédé à deux dépôts de gamètes dans le centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme (CECOS) du centre hospitalier universitaire (CHU) de Rennes afin de pouvoir, avec son épouse, réaliser ultérieurement leur projet parental au moyen d’une assistance médicale à la procréation (AMP). Toutefois, leur projet parental avait pu se concrétiser naturellement, sans avoir à utiliser les gamètes conservés par le CECOS. Mais la maladie du mari fut la plus forte et celui-ci, qui avait participé comme il avait pu au suivi de la grossesse et su qu’une petite fille devait lui naître, mourut avant l’accouchement. Le drame pour l’épouse atteignit son paroxysme lorsqu’elle perdit à son tour sa petite fille à naître, quelques jours avant le terme de la grossesse.
 
Dans ce contexte particulièrement douloureux, la veuve demanda au CECOS que les gamètes conservés de son époux soient transférés en vue d’entreprendre une grossesse médicalement assistée dans un pays de l’Union européenne autorisant l’insémination post-mortem. Le CECOS lui répondit ne pouvoir qu’accepter de conserver à titre exceptionnel, le temps d’une démarche judiciaire, les paillettes de son mari, faute de pouvoir les utiliser compte tenu des interdictions résultant des articles L. 2141-2, L. 2141-4 et L. 2141-11-1 du code de la santé publique.
 
La veuve se tourna donc vers la justice et demanda, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (référé), à ce qu’il soit enjoint au CHU de Rennes de prendre toutes mesures utiles afin de permettre l’exportation des gamètes de son défunt mari vers un établissement de santé situé dans l’Union européenne acceptant de procéder à une insémination post-mortem. Par une ordonnance du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Rennes lui a donné gain de cause, en s’alignant sur la position du Conseil d’Etat. 
 
Dans la deuxième espèce, un homme, qui vivait en couple avec une femme qu’il avait ensuite épousée, s'était vu diagnostiquer un cancer dont le traitement pouvait le rendre stérile. Pour prévenir cette stérilité, il avait fait procéder à la conservation de ses gamètes (51 paillettes de sperme) par le CECOS Midi-Pyrénées du CHU de Toulouse ; rappel fait dans la décision que cette autoconservation personnelle devait donner lieu chaque année à son accord pour la poursuite ou l’arrêt de la conservation, que le sperme conservé ne pouvait être remis qu’à lui, présent et consentant, et que l’utilisation ultérieure du sperme ne pouvait être envisagée qu’en vue d’une AMP réalisée dans les conditions légales. Le cancer emporta néanmoins le mari et, bien que le couple eût manifesté sa volonté en cours de traitement de réaliser son projet parental au moyen d’une insémination post-mortem à l’étranger et signé à cet effet une demande d’exportation de gamètes ou tissus germinaux, la veuve se vit opposer un refus à sa demande tendant à la restitution des paillettes de sperme de son époux décédé.
 
La veuve se tourna elle aussi vers la justice pour demander l’annulation de cette décision de refus et une injonction au CHU de Toulouse de procéder à la remise des échantillons de sperme de son mari décédé en vue d’une insémination post-mortem, mais sans obtenir gain de cause.
 
Quoique différentes dans le résultat, ces deux décisions ne s’inscrivent pas moins dans la brèche ouverte par le Conseil d’Etat dans les interdits de la loi. Par là-même, et c’est le moindre de ses risques, cette jurisprudence est de nature à encourager une multiplication des demandes et une casuistique propice à des appréciations divergentes.
Des décisions inscrites dans la voie tracée par le Conseil d’Etat
Le rappel des interdits et de leur conventionnalité
Les deux décisions rapportées ne manquent pas de pointer les interdits légaux en la matière. Comme le Conseil d’Etat dans l’arrêt précité du 31 mai 2016, les tribunaux administratifs de Rennes et de Toulouse rappellent les interdits de la loi française relatifs à l’insémination post-mortem résultant des articles L. 2141-2, L. 2141-4 et L. 2141-11-1du code de la santé publique.
 
En effet, la prohibition découle directement de l’article L. 2141-2 du code de la santé publique qui réserve l’AMP à des couples hétérosexuels devant être vivants, en âge de procréer et qui doivent consentir préalablement au transfert des embryons ou à l'insémination. Parmi les obstacles à l'insémination ou au transfert des embryons, le texte vise explicitement le décès d'un des membres du couple. Le fait de méconnaitre ces dispositions est même pénalement sanctionné : 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende (C. santé publ., art. L. 2162-5 ; C. pén., art.  511-24).
 
La prohibition de l’insémination post-mortem vaut alors même que l’article L. 2141-11 du même code permet, depuis la loi bioéthique du 6 août 2004, à toute personne dont la prise en charge médicale est susceptible d'altérer la fertilité d’obtenir le recueil et la conservation de ses gamètes ou de ses tissus germinaux, en vue de la réalisation ultérieure, à son bénéfice, d’une AMP, ou en vue de la préservation et de la restauration de sa fertilité.


De surcroît, selon l’article L. 2141‑11‑1 du code de la santé publique, l’importation et l'exportation de gamètes ou de tissus germinaux issus du corps humain, soumises à une autorisation délivrée par l’agence de la biomédecine (ABM) sont subordonnées à certaines conditions dont, entre autres, le respect des principes formulés par les articles 16 à 16-8 du code civil, et de ceux énoncés au code de la santé publique, notamment par l’article L. 2141-2
 
Dans ces conditions, on comprend dans les deux espèces que la demande des veuves ait pu essuyer un refus, au moins dans l’immédiat.
 
Par ailleurs, comme le Conseil d’Etat, les tribunaux administratifs de Rennes  et de Toulouse ne remettent pas en cause la conventionnalité de ce cadre juridique et jugent à leur tour que les dispositions de la loi française prohibant l’insémination post-mortem et le transfert à cette fin des gamètes à l’étranger ne sont pas incompatibles avec les stipulations de la convention européenne des droits de l’homme.
 
Ils posent plus précisément que l’interdiction posée par l’article L. 2141-2 du code de la santé publique d’utiliser les gamètes du mari à la suite de son décès pour réaliser une insémination au profit de sa veuve relève de la marge d’appréciation dont chaque Etat dispose, dans sa juridiction, pour l’application de la convention européenne des droits de l’homme et ne porte pas, par elle-même, une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu’il est garanti par les stipulations de l’article 8 de cette convention.
 
De même, les dispositions de l’article L. 2141-11-1 de ce même code qui interdisent également que les gamètes déposés en France puissent faire l’objet d’une exportation, s’ils sont destinés à être utilisés à l’étranger à des fins prohibées sur le territoire national, et qui visent à faire obstacle à tout contournement des dispositions de l’article L. 2141-2, ne méconnaissent pas davantage par elles-mêmes les exigences nées de l’article 8 de cette convention.
Une appréciation divergente des circonstances particulières dérogatoires
Les décisions rapportées rappellent que des circonstances particulières peuvent ouvrir au juge, au nom de la convention européenne des droits de l’homme, une faculté de déroger aux interdits légaux. Mais le rapprochement de ces deux décisions révèle des différences dans l’appréciation de ces circonstances.
 
Reprenant quasiment mot pour mot la décision du Conseil d’Etat, les tribunaux administratifs de Rennes et de Toulouse admettent que la compatibilité de la loi avec les stipulations de la convention européenne des droits de l’homme ne fait pas obstacle à ce que, « dans certaines circonstances particulières », l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention et qu’il appartient par conséquent au juge d’apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l’atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en œuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n’est pas excessive.
 
Le tribunal administratif de Rennes ajoute pour sa part que si l’objectif du législateur de 1994 a bien été, en réservant l’AMP à un couple formé d’un homme et d’une femme « vivants », de préserver d’une part l’intérêt de l’enfant à naître, et d’autre part de conserver au projet parental son caractère de décision prise en commun par les deux membres du couple, cet objectif ne saurait, sans porter atteinte au droit que la requérante tire de l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme de définir de manière autonome son projet familial, à la suite du double deuil qui l’a affectée, prévaloir dans les circonstances très particulières de l’espèce sur la volonté qu’elle et son mari avaient clairement exprimée de mener à son terme leur projet parental.
 
Il juge en conséquence que le refus qui lui a été opposé par le CECOS sur le fondement des dispositions précitées du code de la santé publique porte en l’espèce une atteinte manifestement excessive au droit de la requérante au respect de sa vie privée et familiale, en particulier à son droit et à celui de son époux défunt au respect de leur décision de devenir parents, protégé par les stipulations de l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme et porte ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
 
Compte tenu de ce que la réglementation française prévoit qu’il soit mis fin à la conservation des gamètes en cas de décès et que les lois des pays européens autorisant l’insémination en vue d’une conception posthume ne l’admettent que pendant des délais limités, il est enjoint au CHU de Rennes de prendre toutes mesures utiles afin de permettre l’exportation des gamètes du mari défunt vers un établissement de santé situé dans l’Union européenne susceptible d’accepter de procéder à une procréation médicalement assistée post-mortem, dans un délai de huit jours à compter de la notification de l’ordonnance.
 
Le tribunal administratif de Toulouse rejette en revanche la requête de la veuve tendant à lui reconnaître un droit à « pouvoir procéder à une insémination légale dans un pays européen » au motif qu’elle n’avait pas établi ni allégué qu’elle avait des liens avec l’un quelconque des pays proposant des inséminations post-mortem ou qu’elle avait le projet de s’y installer, ni contesté par ailleurs que son projet d’insémination à l’étranger résultait de la recherche, par elle, de dispositions plus favorables que la loi française.
 
On mentionnera pour mémoire, sans y insister, un autre argument de la veuve fondé sur le droit de propriété garanti par l’article 1er du Protocole additionnel à la convention européenne des droits de l’homme. Le tribunal le balaye à juste titre en posant que les gamètes ne constituent pas des biens au sens de cette disposition. Ils ne peuvent non plus faire l’objet d’un droit patrimonial en vertu de l’article 16-1 du Code civil.
Une jurisprudence à portée variable ?
Les circonstances tragiques de chaque espèce permettent humainement de comprendre les demandes formulées. Elles ne sont d’ailleurs pas historiquement les premières de cette nature.
 
Circonstance aggravante, le droit français recèle, depuis 2004, une part d’incohérence dans le système mis en place. D’un côté, le législateur continue, non sans raison, à élever des interdits, notamment celui de la procréation post-mortem, pour préserver l’intérêt de l’enfant à naître à être accueilli au sein d’une famille plénière et vivante, mais d’un autre, il autorise l’autoconservation de gamètes ou de tissus germinaux pour prévenir les conséquences de traitements médicaux stérilisants, même en cas de maladies susceptibles de mettre en jeu le pronostic vital (cancer par exemple), en sachant pertinemment que cela peut conduire à encourager, en raison des situations douloureuses consécutives aux décès des patients, les revendications des conjoints à l’insémination posthume. On accepte d’un côté le risque de situations engendrant de l’autre des conséquences que l’on refuse.
 
Mais une petite lueur d’espoir éclaire désormais l’horizon des veuves endeuillées car le raisonnement suivi en jurisprudence, avec la bénédiction du Conseil d’Etat, aboutit bel et bien, au nom de circonstances particulières et du droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme, à une brèche dans les interdits fulminés par la loi française, pourtant placés sous le sceau de l’ordre public et pénalement sanctionnés.
 
Certes, le champ de la dérogation semble encore contraint puisqu’il faut justifier de circonstances particulières. L’appréciation de ces circonstances par le juge, au cas par cas, peut néanmoins laisser perplexe.
 
Dans l’affaire jugée par le Conseil d’Etat, la veuve était d’origine espagnole et avait déclaré vouloir retourner vivre en Espagne où la loi autorise l’insémination posthume. Cela avait suffi pour y voir des circonstances particulières justifiant une exportation des gamètes du mari vers l’Espagne. Sous un tel angle, le rejet de la requête de la veuve par le tribunal administratif toulousain s’explique. Celle-ci n’avait pas de lien particulier avec un Etat de l’Union européenne vers lequel elle demandait une exportation des gamètes de son mari et, bien imprudemment, elle n’avait pas non plus contesté vouloir simplement bénéficier de dispositions plus favorables que la loi française. Mais dans l’affaire jugée par le tribunal administratif de Rennes, la veuve n’avait pas davantage de lien avec un Etat de l’Union européenne vers lequel elle demandait l’exportation des gamètes de son mari. Sa requête a pourtant été admise au nom de circonstances particulières. Le rapprochement des décisions invite à penser que c’est finalement le décès de l’enfant dont la veuve était enceinte qui a constitué, dans l’affaire rennaise, une circonstance particulière suffisant à justifier le recours à une insémination posthume ; un peu comme si l’enfant à concevoir de cette façon avait vocation à être un « enfant prothèse ».
 
Mais dans des situations qui ont toujours en commun le drame du décès d’un conjoint et le deuil d’un projet parental que l’on espérait réaliser, pourra-t-on longtemps circonscrire les circonstances particulières rendant admissibles l’insémination posthume à l’existence d’un lien du couple avec le pays d’exportation des gamètes ou à un malheur supplémentaire frappant la veuve ? Il n’est pas sûr que tous les tribunaux l’entendent ainsi. D’autres circonstances particulières pourront en outre se faire jour au gré des affaires. Il est à craindre que des divergences n’apparaissent dans l’appréciation de telles circonstances, selon les cas et les opinions des juges sur la question.
 
Le raisonnement suivi peut-il d’ailleurs être limité à l’hypothèse où existerait une demande d’exportation de gamètes à l’étranger, même si pour l’instant, les affaires rapportées ont en commun cet élément d’extranéité ? Il est permis d’en douter. En effet, l’examen d’une ingérence par un Etat dans l’exercice d’un droit tel que celui de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme ne saurait être limité à un contexte international. Le serait-il d’ailleurs qu’il pourrait en résulter une discrimination selon la nationalité des couples. Faut-il vraiment être espagnol pour bénéficier d’une remise et d’une exportation de gamètes vers l’Espagne en l’état actuel du droit européen ? Quid, par exemple, de la veuve française qui serait enceinte d’un enfant mort avant l’accouchement et demanderait, sur le fondement d’une atteinte excessive à son droit tiré de l’article 8 de la convention précitée, à un CECOS de lui remettre les gamètes de son mari défunt en vue d’une insémination posthume…en France ? L’ordre public fondant l’interdit de la loi française suffirait-il à évincer sa demande fondée sur la convention précitée quand cet ordre public ne semble pas jugé suffisant pour écarter, en vertu de circonstances particulières, une demande de remise et d’exportation de gamètes vers un pays européen doté d’une législation plus favorable ? Quand l’intérêt de l’enfant que les traités internationaux n’hésitent pourtant pas à qualifier de « supérieur » se trouve mis en balance avec des droits individuels tels que celui de l’article 8 de la même convention ?
 
Il est même permis de se demander si le raisonnement suivi ne pourrait pas, sur les mêmes fondements, être transposé à d’autres demandes que celles relatives à la procréation post-mortem. Bien d’autres situations, en matière de bioéthique, pourraient, elles aussi, être caractérisées par des circonstances particulières. Quant aux limites de l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme, elles deviennent de moins en moins perceptibles  tant le champ d’application du texte ne cesse de s’élargir en jurisprudence.
 
Dans l’immédiat, le Conseil d’Etat semble bien avoir ouvert la boîte de Pandore en ouvrant comme il l’a fait une brèche, en matière d’insémination posthume, dans les interdits de la loi. Les décisions rapportées préfigurent celles à venir et elles seront probablement de plus en plus nombreuses.
 
Au-delà, la façon dont les droits individuels garantis par la convention européenne des droits de l’homme sont interprétés et appliqués peut se révéler de nature à remettre en question le droit même de la bioéthique. Ce droit ne risque-t-il pas de devenir, sous couvert des libertés fondamentales, un « biodroit » purement technique destiné à satisfaire les demandes individuelles les plus variées ?

 

Droit public

Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.

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Daniel Vigneau, Agrégé des facultés de droit, professeur à l'université de Pau et des Pays de l'Adour, conseiller scientifique honoraire du DP Santé, bioéthique, biotechnologies
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