Mai 68, pourquoi un tel sentiment d'échec ? [3/5]

Mai 68, pourquoi un tel sentiment d'échec ? [3/5]

25.04.2018

Représentants du personnel

A propos de Mai 68 s'exprime parfois le sentiment d'un mouvement sinon inutile du moins n'ayant eu aucune retombée pour les salariés, malgré les augmentations de salaires, la reconnaissance de la section syndicale, etc. Comment l'expliquer ? Tentative de réponse.

Nous l'avons vu hier : Mai 68, qui reste la plus grande grève française, a apporté des retombées aux salariés, qu'il s'agisse des augmentations de salaire (même si l'inflation en rattrapera une partie), de la reconnaissance de la section syndicale, sans oublier une quatrième semaine de congés payés. On peut aussi penser que Mai 68, par le nouveau climat social créé, n'est pas étranger aux évolutions juridiques favorables aux représentants des salariés et au renforcement des prérogatives du comité d'entreprise (1).

Tout ceci n'est pas négligeable. Mais ces points ne sauraient englober toutes les revendications, d'où parfois un sentiment d'échec, un terme employé même par certains historiens comme Xavier Vigna (2), Ludivine Bantigny parlant pour sa part de la "lente et souvent amère décrue du mouvement" en juin 68 (3). Une partie de la base, qui n'avait pas forcément des relations suivies avec les "centrales" syndicales, a pu se sentir trahie par le compromis de Grenelle, la CGT ayant notamment donné l'impression de lâcher du lest pour favoriser un accord rapide et une reprise du travail, surtout après la décision de De Gaulle de provoquer des législatives.

 

 La reprise du travail a été très difficile dans les entreprises. L'inspection du travail a du intervenir en médiateur
 AFP/ L'usine Renault de Billancourt en Mai 68

 

Selon un ancien inspecteur du travail, la période de reprise du travail a en effet été extrêmement difficile, du fait d'une appréciation négative par les salariés des résultats de Grenelle mais aussi des résistances de nombreux employeurs à négocier des accords découlant de ces compromis : "Les salariés qui avaient pris connaissance du constat de Grenelle ont considéré que cela ne modifiait pas leurs conditions de travail. Les exigences furent donc fortes à la reprise du travail. Nous sommes intervenus dans beaucoup d'entreprises pour favoriser des accords, même dans des branches professionnelles qui ne faisaient jamais appel à l'inspection du travail (..) La situation est restée instable un certain temps." (4). 

De très nombreux témoignages, comme ceux recueillis dans le livre "Mai 68 par celles et ceux qui l'ont vécu" (5), confirment les fortes tensions lors des négociations de fin de conflit qui tantôt donnent satisfaction aux grévistes, tantôt laissent les salariés insatisfaits et frustrés de reprendre le travail. L'impression d'échec s'explique donc par le fait que la condition ouvrière ne change pas fondamentalement. C'est ce que traduit la fameuse séquence à la source du documentaire La Reprise.

Grenelle n'a pas envisagé la plus minime des transformation de l'organisation du travail

 

Face à des délégués lui expliquant qu'on ne peut pas "tout avoir tout de suite" mais que rien ne sera plus comme avant dans l'usine grâce à "une section syndicale forte", Jocelyne, une ouvrière de Wonder, se scandalise tout haut. Après trois semaines d'occupation, elle refuse les larmes aux yeux de retourner à l'usine : "J'rentrerai pas, j'mettrai plus les pieds dans cette taule ! Vous allez voir quel bordel que c'est là-dedans, c'est dégueulasse. On est noires jusqu'à l'os, dégueulasses..."

Le compromis de Grenelle "a omis la réalité du travail ouvrier" et n'a jamais envisagé "la plus minime transformation des rapports sociaux ou de l'organisation du travail", soutient Xavier Vigna (2). Dans certaines entreprises, la grève visait rien moins que l'obtention de "structures démocratiques qui permettront l'amélioration des relations entre les différents groupes sociaux". Cet espoir -mais pouvait-il en être autrement ?- sera déçu.

La crise économique a changé le regard porté sur 68

La frustration peut aussi se nourrir du décalage entre la grandeur des rêves de collectifs bouillonnants et créatifs et des acquis forcément limités. Peut-être aussi opérons-nous aussi, sans même nous en rendre compte, une comparaison désavantageuse pour 1968 par rapport à 1936. Le Front populaire reste associé dans la mémoire collective à la liberté et au plein air grâce  aux premiers congés payés (2 semaines de vacances), mais 36 apporte aussi des augmentations, la reconnaissance des délégués du personnel, les conventions collectives. 1968, c'est plutôt une explosion libertaire et joyeuse, mais brève, une parenthèse qui se referme vite, les années 70 étant marquées par une certaine forme de violence sociale avec la poursuite d'actions revendicatives nombreuses, mais dans un environnement économique moins favorable car marqué par le choc pétrolier. D'autant que le syndicalisme, qui a gagné des adhérents en 68, va perdre des plumes ensuite, la CGT perdant les trois quarts de ses membres entre 1978 et 1988 et la CFDT la moitié, selon le chercheur Dominique Labbé. (6)

Au fil du temps, alors que la discrimination de ceux qui occupent un mandat syndical reste une réalité très présente (7), les actions syndicales vont devenir de plus en plus des actions de défense de l'emploi. Parallèlement à une série d'actions sociales fortes (la tentative d'autogestion chez Lip, l'occupation du Larzac, par exemple), les années 70 vont être marquées par la crise de la sidérurgie qui va donner le ton dramatique de l'actualité sociale à venir.

 

Les actions syndicales deviennent des actions de défense de l'emploi et des sites industriels, comme dans la crise de la sidérurgie des années 70
 AFP / 1979, Longwy, la crise de la sidérurgie

 

Le tournant libéral amorcé par le nouveau président trouvera d'ailleurs ses limites avec les dégâts causés par la crise économique, selon les historiens Michel Margairaz et Danielle Tartowsky : "Valéry Giscard d'Estaing tente d'engager la France dans un "tournant libéral" sur le terrain économique et financier que conduit Raymond Barre après 1976, sans toutefois pousser jusqu'au bout son projet néolibéral, face aux dégâts de la crise et à la mobilisation défensive et sectorielle des syndicats de salariés dans les secteurs dont l'emploi est menacé" (8).

Un nouveau type de management a surgi après 68

Jouent aussi un rôle dans ce sentiment d'échec les désillusions liées au succès du parti gaulliste qui reprend la main lors des législatives de juin 1968 après que De Gaulle a dénoncé "la subversion communiste" et qu'une contre-manifestation massive a rassemblé ses partisans sur les Champs Elysées le 30 mai (voir notre photo ci-dessus). Mais une autre analyse, plus subtile et sujette à débat, pourrait aussi expliquer une appréciation défavorable, ou disons mitigée, du bilan de 1968, au sens où cette période marque un tournant dans l'organisation du travail.

Selon la thèse des chercheurs Luc Boltanski et Eve Chiapello exposée dans leur livre "Le nouvel esprit du capitalisme" (9), une conséquence de 1968 serait le développement délibéré dans les entreprises à partir des années 70 d'un management incitant de plus en plus les salariés à agir par eux-mêmes. En fixant aux salariés une injonction à être autonomes, à être responsable, à "s'investir" corps et âme dans l'entreprise, les acteurs économiques auraient ainsi, soutiennent les deux sociologues, détourné à leur profit la demande d'autonomie et de respect formulée par les grévistes en mai 68 pour l'orienter vers une nouvelle organisation du travail plus performante pour l'entreprise, la liquidation du fordisme ne signifiant nullement la fin de l'exploitation mais son renouvellement.

 

En 68, les salariés demandaient plus de liberté et de dignité au travail (..) Le patronat a compris que l'individualisation de la gestion des salariés était une bonne solution 
 Danièle Linhart / DR

 

C'est aussi ce que soutient la sociologue du travail Danièle Linhart : "En 68, les salariés demandaient plus de liberté et de dignité au travail, plus de reconnaissance de leurs efforts et de leurs compétences, davantage d'autonomie. Ces revendications ont convaincu le patronat qu'il lui fallait trouver rapidement de nouvelles solutions (..). Il a compris que l'individualisation de la gestion des salariés et de l'organisation de leur travail était une bonne solution. Elle permettait de casser les logiques collectives, de battre en brèche le sentiment de solidarité des salariés et l'idée d'un destin partagé et donc d'affaiblir les capacités de contestation" (lire notre interview).

Un changement profond dans la société

Mais l'on ne saurait s'en tenir à la seule mesure des revendications obtenues pour apprécier le jugement porté sur Mai 68. En effet, si le mouvement n'a pas accouché de la révolution rêvée par les anarchistes et les maoïstes ("Et heureusement", disent aujourd'hui certains de ces derniers non sans humour), Mai 68 a bel et bien accéléré les changements de société, la France évitant de basculer dans l'extrême violence politique que connaîtront l'Allemagne et l'Italie (10).

Si l'ordre politique, social et économique est rétabli dès le mois de juin, observe le sociologue Edgar Morin, le processus qui s'est enclenché au printemps "va bouleverser l'esprit du temps et les sensibilités" (11). Et le sociologue de citer l'émancipation des femmes (la loi sur la contraception est adoptée en 1971, celle sur l'interruption volontaire de grossesse en 1975), le goût de l'expérience individuelle et communautaire (Mai 68 a changé nombre de destins individuels, y compris chez les militants et élus du personnel), une prise de conscience écologique

 

Soyez fiers d'être ouvrier, c'est le message de 68 ! 
 AFP / Mai 68 à Nantes, la place royale devient la "place du peuple"

 

On pourrait y ajouter un certain régionalisme et, surtout, la critique de l'aliénation provoquée par la société de consommation. C'est ce que les historiens Michel Margairaz et Danielle Tartowsky appellent "une libéralisation sociétale et culturelle" (8). Cette analyse est partagée aujourd'hui encore par de nombreux militants syndicaux et élus du personnel. Écoutons Corinne Grégoire, de la CFDT Pays de Loire, rencontrée à Nantes lors d'un salon des comités d'entreprise : "Pour moi, 68, c'est des changements profonds de société à commencer par la place de la femme". Écoutons ce que dit Alain Blanchart, aujourd'hui retraité, qui avait 14 ans en 68 : "Soyez fiers, soyez fiers d'être ouvrier, c'est ça le message. Même à la pension catholique où j'étais, j'ai vu les choses changer grâce à mai 1968". Écoutons encore ce secrétaire de CE pour qui, 68, "c'est un gros coup de pied dans la fourmilière, une façon de dire : "Il n'y a pas que vous, là haut, pourquoi donc gardez-vous tous vos sous ?".  Écoutons enfin ce responsable d'une union départementale CFE-CGC : "68, c'est une libération dans la société, dans le travail, un bouchon de champagne qui pète, quoi !"

68, c'est un bouchon de champagne qui pète, quoi !

 

Et ce dernier d'ajouter : "Malheureusement, aujourd'hui, j'ai l'impression que c'est l'individualisme qui prime. Les gens ne se rendent pas compte que les congés payés, les 35 heures, ne sont pas venus spontanément, comme ça !" D'autres élus sont plus mesurés ou critiques, comme cette secrétaire de CE d'une petite société d'ingénierie : "Je ne vois pas l'intérêt de lancer des pierres comme en 68, ça non ! Mais vouloir rassembler les gens pour porter des idées et faire avancer les choses, ça oui !"

1981, débouché politique de 68 ?

Le débouché politique de mai 68, comme l'a ironiquement souligné un ancien soixante-huitard, Serge July, longtemps à la tête du quotidien Libération, c'est finalement François Mitterrand qui l'apportera en 1981 en remportant la présidentielle : "François Mitterrand n'aimait pas mai 68, qui lui rappelait de mauvais souvenirs; il prétendait ne rien comprendre à Michel Rocard et à la CFDT, ce qui ne favorisait pas chez lui un penchant pour le participatif, l'interactif et l'auto-organisation. Mais il s'est, avec une habilité extrême, emparé d'un slogan de 68 pour construire sa conquête du pouvoir : avec "changer la vie", d'une même formule il semblait embrigader Rimbaud et mai 68".

Mais "Changer la vie" n'aura qu'un temps du fait de l'échec de la politique de relance de la gauche. Des historiens comme Michel Margairaz et Danielle Tartowsky jugent que c'est en 1984 que la culture de régulation cède le pas à la dérégulation, fermant ainsi la séquence historique ouverte en 1968. D'autres appellent cela "la fin des utopies". Mais cinquante ans plus tard, nous qui parlons depuis 2018, qu'avons nous de différent et de commun avec 1968 ? Ce sera l'objet de notre ultime article. Mais demain, il sera d'abord question de l'étonnant mai 68 havrais avec les témoignages d'un secrétaire de CE et d'un responsable syndical...

 

La "libération" de 68, selon l'écrivain Annie Ernaux

"Rien de ce qu'on considérait jusqu'ici comme normal n'allait de soi. La famille, l'éducation, la prison, le travail, les vacances, la folie, la publicité, toute la réalité était soumise à examen, y compris la parole de celui qui critiquait, sommé de sonder le tréfonds de son origine, d'où tu parles toi ? La société avait cessé de fonctionner naïvement. Acheter une voiture, noter un devoir, accoucher, tout faisait sens. Rien de la planète ne devait nous être étranger (...) On évaluait les sysèmes, on cherchait des modèles. On était dans une lecture politique généralisée du monde. Le mot principal était libération".

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, 2008,

 

Prochain article : Mai 68, l'incroyable "révolution culturelle" du Havre

 

(1) Lire à ce propos Jean-Pierre Le Crom, L'introuvable démocratie salariale (1890-2002), Editions Syllepse, juillet 2003.

(2) Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XX° siècle, Perrin, 2012.

(3) Voir l'article de Ludivine Bantigny, "1968, un spectre hante la planète", in Histoire mondiale de la France, ouvrage coordonné par Patrick Boucheron, Le Seuil, 2017.

(4) Propos tenus par l'inspecteur du travail Jean Lavergne lors d'un colloque de 2008 organisé par le groupe régional du comité d'histoire d'Ile-de-France, avec la participation du ministère du Travail.

(5) Mai 68 par celles et ceux qui l'ont vécu, Editions de l'Atelier, Médiapart, 2018. Ouvrage coordonné par Christelle Dormoy-Rajramanan, Boris Gobille et Erik Neveu.

(6) Dominique Labbé, Syndicats et syndiqués en France depuis 1945, L'Harmattan, 1996.

(7) Sur 147 adhérents du syndicat CGT de Citroën La Janais, près de Rennes, 27% ont connu une situation de déclassement professionnel dans les années 60-70, selon Jean-Gabriel Contamin et Séverine Misset (in Changer le le monde, changer sa vie, enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France, sous la direction d'Olivier Fillieule, Sophie Béroud, Camille Masclet et Isabelle Sommier, Actes Sud, 2018).

(8) Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky, 1968, entre libération et libéralisation, la grande bifurcation, Presses universitaires de Rennes, 2010.

(9) Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiappello, Nfr Essais, Gallimard, 1999.

(10) Il faut évoquer ici la figure des "établis", ces intellectuels souvent maoïstes qui, à partir de 1967, se sont fait embaucher comme ouvriers dans des usines dans l'espoir d'y provoquer des mouvements sociaux et susciter une révolution à partir de la base. Lire le récit édifiant de l'un d'entre-eux, Robert Linhart, L'établi, Editions de Minuit, 1981, qui a été ouvrier à la chaîne à l'usine Citroën de la porte de Choisy à Paris : "Quand j'avais compté mes 150 "2CV" et que ma journée d'homme-chaîne terminée, je rentrais m'affaler chez moi comme une masse, je n'avais plus la force de penser grand-chose, mais au moins je donnais un contenu précis au concept de plus-value". On peut aussi réécouter la belle lecture faite par l'acteur Sami Frey de certains passage sur France Inter.

(11) Egard Morin, "La brèche n'est pas refermée", article du hors série de l'Obs, mars 2018.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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