[Note de lecture] L'étonnant héritage de 14-18 en matière de droit du travail

[Note de lecture] L'étonnant héritage de 14-18 en matière de droit du travail

09.11.2018

Représentants du personnel

Cent ans après l'Armistice, un ouvrage analyse la gestion de la main d'oeuvre et l'évolution du droit du travail de 1914 à 1918. La première guerre industrielle de l'histoire fut aussi le théâtre de conflits sociaux et de solutions nouvelles en droit du travail dont certaines ont par la suite prospéré, comme le salaire minimum ou l’extension des conventions collectives, quand d'autres -interdiction du droit de grève- étaient liées à la discipline imposée à la population.

Documentation française

 

Épouvantable saignée humaine avec 1,4 million de morts côté français (soit 27% des 18-27 ans), la guerre de 14-18 fut aussi un indéniable accélérateur de l’histoire, y compris en matière de droit du travail. C’est ce que montrent plusieurs auteurs dans un ouvrage à paraître à la Documentation française, et qui traite de la politique menée par l’Etat en guerre concernant la main d’œuvre (1).

Au début du conflit, alors que la croyance en une issue rapide est générale, l’Etat veut favoriser le plus possible l’effort de guerre, sur fond d'union sacrée après l'assassinat de Jean Jaurès. L'Etat suspend brutalement la législation du travail ordinaire. "Les employeurs furent autorisés à dépasser la durée normale du travail, fixé depuis 1900 à 10 heures par jour pour les femmes, les enfants (Ndlr : en 1918 travaillent pour l’économie de guerre 133 000 enfants de moins de 18 ans) et les adultes occupés dans les mêmes locaux, et à suspendre le repos hebdomadaire. Puis, avec l’augmentation du travail féminin et enfantin dans les usines travaillant pour les besoins de l’armée, de nouvelles dérogations furent admises : femmes et enfants purent être affectés à des travaux dangereux tels que la fabrication des cartouches et des bombes, et être autorisés, pour certaines tâches, à travailler la nuit", écrit l’historien Vincent Viet (2).

Les communes, premières à s'occuper du chômage et de l'emploi

Les inspecteurs du travail, ou plus exactement les contrôleurs de la main d'oeuvre militaire, sont invités à la plus grande bienveillance à l'égard des employeurs s’agissant du contrôle des conditions de travail dans les industries d’armement.  Mais contrairement à ce qui se passe en Allemagne, cette politique économique et "sociale" de guerre n’a pas été préparée. Tout s’improvise au fur et à mesure. Ainsi, le chômage massif provoqué par l’envoi au front des directeurs ou du personnel d’usine et par l’occupation allemande de certains territoires avec son lot de réfugiés est-il d’abord traité par les communes comme Paris, Lyon, Rouen, Marseille, etc. qui font du secours et du placement. Les communes agissent avant même la création par l’Etat en 1915 d’un office central du placement des chômeurs et réfugiés, le ministère du Travail héritant avec le temps d’une mission de coordination interministérielle sur la question.

Des comités paritaires gèrent  les secours et les placements de chômeurs

 

Fait original, ces fonds municipaux sont gérés par "une commission paritaire où siègent en nombre égal des patrons et des ouvriers avec, comme arbitres éventuels, des représentants des collectivités locales". Plutôt que de centraliser le placement, le ministère du Travail encourage, y compris financièrement, "un système inter-local, d’assise communale et départementale (..) non sans faire appel aux corps et aux élus locaux ainsi qu’aux groupements professionnels, patronaux et ouvriers du département".

Le gouvernement fait également évoluer au fil du temps le statut des ouvriers soldats affectés à l’économie de guerre, une économie qui "mobilise" 1,7 millions de personnes en 1918 aux statuts très différents (3). En 1915, une circulaire décide que l’ouvrier mobilisé a la double qualité de militaire et de travailleur civil. Ce compromis qui créé un statut hybride vise "à sauvegarder le régime de droit commun de la main d’œuvre civile –auquel étaient bien sûr rattachés les syndicats ouvriers- et conserver sur la main d’œuvre mobilisée, la plus précieuse et convoitée de tous, un pouvoir de contrôle, d’affectation et de mutation, à même de compenser l’instabilité réelle ou fantasmée des ouvriers civils".  Ces personnels bénéficient de l’indemnisation des accidents du travail prévue par la loi de 1898 et de la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes.

Salaire minimum et conventions collectives

Mais des conflits sociaux se produisent dans les usines, du fait de l’insuffisance des salaires mais aussi des écarts selon le type de population employée, ce qui décide l’administration, en 1917, à généraliser le salaire minimum à tous les ouvriers travaillant pour la Défense nationale (4). Ici, l’Etat manie la carotte et le bâton : il échange salaire minimum contre suppression du droit de grève.

La loi du 10 juillet 1915 fixe pour la première fois un salaire minimum pour les ouvrières à domicile. Mais la fixation du taux de ce salaire se fait par accord ou convention via des comités de salaire et d'expertise. En juillet 2017, note Vincent Viel, il existait 84 comités de salaires ayant fixé des salaires minima et les comités d'expertise avaient pris des décisions dans 70 départements.

 

D’un côté, donc, le pouvoir décrète l’interdiction des grèves et du lock-out et instaure l’obligation de recourir à la conciliation en cas de conflits, une r��quisition planant sur les réfractaires à la conciliation. Certes, des "délégués d'atelier", sortes d'ancêtres des délégués du personnel de 1936, voient le jour mais, note Vincent Viet, ils ne sont pas consacrés par la loi et ils sont "ballottés entre l'hostilité ou la défiance des patrons et les protestations des syndicats qui redoutaient d'être court-circuités". De plus, leur influence est rapidement limitée par le ministre de l'Armement qui rappelle à ces délégués leur simple fonction "d'intermédiaire" en leur interdisant de porter leurs réclamations auprès des contrôleurs de main d'oeuvre.

De l’autre côté, l’Etat instaure ce qui deviendra, avec le Front populaire, la politique d’extension des conventions collectives : les salaires sont déterminés par voie de constat et d’accords entre employeurs et salariés, puis homologués par les pouvoirs publics. Cette "réglementation à base contractuelle", selon les mots des auteurs (1), naît du vide laissé par la suspension de la protection légale des travailleurs mais aussi de la nécessité d’arbitrer des intérêts contradictoires. Son fondement juridique, soulignent Laure Machu, Isabelle Lespinet-Moret et Vincent Viet, n'est pas la loi, contrairement à la protection légale, "mais bien un accord collectif entre ouvriers et patrons".

Fabriquer de la paix sociale dans un univers libéral en guerre

 

C'est ce fondement qui rend aussi légitime "l'intervention de l'administration dans le cadre libéral des relations du travail, d'abord par la procédure d'homologation, puis par celle de l'extension par le ministre du Travail à l'ensemble d'une profession, d'une branche ou d'une région, deux procédures qui (..) devaient réapparaître sous le Front populaire". Cette innovation française, qui fait de la convention collective une source autonome du droit du travail, était alors liée "à la nécessité de fabriquer de la paix sociale dans un univers libéral en guerre". Reste que la situation en 14-18 n'est pas celle qui prévaudra ensuite. Dans bien des cas, les inspecteurs du travail, notamment parce que les syndicats ne sont pas assez implantés, favorisent la création de groupes ouvriers ou d'associations qui ne sont pas des syndicats, mais des groupes avec lesquels le patronat pourrait trouver des points d'accord.

Une régulation sociale par le conflit

La guerre de 14-18 aura donc généré des solutions paradoxales en matière de droit du travail. D'une part, "la suspension de la protection légale aura favorisé l'affirmation de droits collectifs et la diversification des sources du droit du travail". D'autre part, ce sont souvent les conflits sociaux, en dépit d'une réglementation répressive, qui ont été à l'origine d'accords et donc de règlements étendus par l'administration. Et les auteurs du livre de conclure que 14-18 a porté "sur les fonts baptismaux un modèle de relations sociales adapté à la culture du monde ouvrier français : celui d'une régulation sociale par le conflit, tournant épisodiquement à la dramaturgie". Une conclusion toutefois balancée par cette réserve : "Le reflux jusqu'à la fin de la guerre de la protection légale des travailleurs a certes favorisé le développement des conventions collectives, mais il peut aussi être interprété comme une démission des pouvoirs publics face aux obligations, notamment en matière d'hygiène et de sécurité, qu'elle comportait".

Priorité à la production et à l'emploi, assouplissement des contraintes liées aux conditions de travail au nom d'objectifs supérieurs, invention de nouveaux modes de régulation sociale avec une contractualisation du droit  : décidément, 14-18 a encore des choses à nous dire, non ?

 

(1) "1914-1918, Mains d'oeuvre en guerre", ou "l’histoire d’une catégorisation administrative", ouvrage coordonné par Laure Machu, Isabelle Lespinet-Moret et Vincent Viet, La Documentation française. Merci à Vincent Viet de nous avoir permis de lire la synthèse de cet ouvrage qui paraîtra fin novembre et qui fait suite à un colloque international sur le sujet organisé en 2015 par le comité d'histoire des administrations chargées du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (Chatefp).

(2) Citation extrait d'un article paru en 2002 dans la revue Cairn, « Le droit du travail s’en va-t-en guerre ». A lire ici

(3) Dont 425 000 civils masculins, 496 000 mobilisés, 423 000 femmes, 133 000 enfants de moins de 18 ans, 13 000 mutilés, 108 000 étrangers, 61 000 coloniaux et 40 000 prisonniers de guerre. Les auteurs notent l'ambivalence des autorités à l'égard du travail féminin : il devient certes indispensable, mais la crainte est qu'une "industrialisation trop généralisée de l'activité féminine ne ralentisse encore l'accroissement de la population".

(4) Le décret Millerand de 1899 imposait de payer aux ouvriers travaillant pour des commandes publiques un salaire normal, c'est-à-dire égal pour chaque profession et dans chaque profession, pour chaque catégorie d'ouvriers, au taux taux communément appliqué dans la ville ou la région où le travail se déroulait.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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