[Note de lecture] Une société libre d'individus : histoire d'une idée passée de la gauche à la droite

[Note de lecture] Une société libre d'individus : histoire d'une idée passée de la gauche à la droite

12.10.2018

Représentants du personnel

L'idée d'une société libre d'individus remonte à la Révolution, et à un idéal d'égalité, rappelle Pierre Rosanvallon dans son dernier livre. Un idéal qui s'est fracassé contre la révolution industrielle, l'encadrement du droit du travail finissant par mettre des bornes à l'exploitation et aux inégalités facilitées par la disparition des corporations. Mais aujourd'hui, alors que les ruptures technologiques et l'économie mondialisée ont créé de nouvelles rentes, comment penser l'avenir de l'égalité et de la solidarité ?

Tenter une histoire politique et intellectuelle des temps présents pour comprendre pourquoi les enthousiasmes collectifs de Mai 68 ont peu à peu cédé le pas au désarroi puis au fatalisme, la gauche elle-même se convertissant, sans vraiment le dire, à une approche "réaliste" de l'exercice du pouvoir, et peinant à renouveler un nouvel horizon social pour les travailleurs : c'est l'ambition du dernier livre de Pierre Rosanvallon (1).

Il n'est pas question ici de résumer cet ouvrage très dense, qui rend également compte du cheminement professionnel et intellectuel peu commun de son auteur, passé de l'école des hautes études commerciales (HEC) au syndicalisme puis à l'animation de clubs de réflexion (2). Mais d'en souligner l'un des points particulièrement instructifs pour quiconque s'intéresse au débat d'idées relatif à la place de l'individu et des corps intermédiaires dans la société. Mais faisons d'abord un détour par l'actualité politique récente.

L'individu, une déjà longue histoire...

Chacun a bien saisi la place centrale que le nouveau président de la République assigne à l'individu. C'est au nom de la responsabilisation de chaque personne et de sa liberté à se choisir un destin que l'individu, doté de droits transférables d'une entreprise à l'autre voire d'un statut à l'autre, est exhorté à trouver un nouvel emploi, à se former, voire à s'enrichir. Cette exaltation des possibilités individuelles, dont on ne peut que souligner qu'elle colle parfaitement aux codes des nouveaux entrepreneurs du numérique, va de pair avec un discours et une pratique de l'exercice du pouvoir qui tend, sinon à délégitimer les corps intermédiaires, et notamment les organisations syndicales, sinon à en affaiblir l'influence. Si le chef de l'Etat et son gouvernement mettent en scène des concertations avec les acteurs syndicaux et patronaux, ceux-ci constatent eux-mêmes qu'ils ne sont guère écoutés en retour. Ils n'ont ainsi pu guère peser sur les modifications du droit du travail et du mode de représentation du personnel, et guère davantage sur la formation professionnelle et l'apprentissage.

 

 A la Révolution française, les corporations étaient accusées d'entraver l'individu-travailleur libre et propriétaire de lui-même"
 

 

Pour nombre d'observateurs, il s'agit d'une approche dite de "droite" en ce sens qu'elle vise, sans forcément l'expliciter, à accroître le pouvoir unilatéral de l'employeur dans la gestion de l'entreprise et de son personnel, et c'est particulièrement notable pour les TPE. Or, grâce au livre de Pierre Rosanvallon, le lecteur prend conscience que ces idées furent longtemps de gauche. C'est en effet la Révolution, avec la loi Le Chapelier de 1791, qui mit fin au régime des corporations, "accusées d'entraver l'individu-travailleur libre et propriétaire de lui-même". L'idée d'une société des individus n'est pas une invention de l'idéologie néolibérale contemporaine, écrit Pierre Rosanvallon, c'est une idée de 1789. C'est la période révolutionnaire qui formule en effet "le projet d'une société débarrassée des anciens corps intermédiaires accusés d'opprimer l'individu". Selon cet idéal exaltant l'autonomie et l'égalité de l'individu-citoyen, l'effet cumulé du marché libre, du règne d'une loi juste et du développement de l'instruction assurera inévitablement la destruction des inégalités de richesse. Pierre Rosanvallon cite ce mot révélateur de Joseph Lakanal, membre du comité de l'instruction publique de la Convention : "La liberté politique et la liberté illimitée de l'industrie et du commerce détruiront pareillement les inégalités monstrueuses des richesses". 

Cette décision sera souvent commentée comme une profonde erreur de la part des révolutionnaires, car elle prive les travailleurs de toute liberté d'association, et donc de toute construction de droits solidaires.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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La société industrielle nécessite un encadrement

L'histoire, d'ailleurs, tranchera dans un sens inverse à celui souhaité par les révolutionnaires. Cette idée d'une liberté contractuelle entre individus considérés comme des égaux va en effet se fracasser contre la société industrielle naissante dont l'essor ne traduira pas une contractualisation libre et équitable entre les parties, mais donnera lieu à une exploitation et à d'indignes conditions de travail, subies d'ailleurs dans un statut de salarié qui sera longtemps honni à gauche. Se posera dès lors cette question cruciale  : comment recouvrer de l'autonomie et un minimum d'égalité dans une société industrialisée qui tend à confisquer la valeur ajoutée pour les seuls actionnaires ? La réponse marxiste sera radicale : le dépassement de la lutte des classes se fera par la révolution, seule à même de permettre aux travailleurs de se réapproprier les moyens de production. Mais l'histoire néglige trop souvent, estime le chercheur, le projet d'un "Etat providence assurantiel et redistributeur". C'est ce projet qui va, dans les faits et au fil des années, permettre de transformer en profondeur la condition ouvrière en réglementant le travail, grâce à l'instauration de conventions collectives qui faisaient défaut depuis la fin des corporations, ce désir d'autonomie donnant aussi lieu au mouvement coopératif ou à la naissance de la sécurité sociale.

 Le combat pour l'émancipation ne saurait être limité à la simple conquête de statuts protecteurs

 

Un modèle social dont on voit bien, depuis les années 70, qu'il est battu en brèche. L'on peine, souligne l'historien et sociologue, à forger un nouveau modèle d'émancipation, d'autant plus que les politiques libérales dures (Thatcher/Reagan) sont passées par là, et que nos économies modernes et mondialisées se montrent ambivalentes. "Le combat pour l'émancipation requiert une attention permanente et on ne saurait le limier, comme dans le passé, à la simple conquête de statuts protecteurs", estime l'historien des idées dans une affirmation qui mériterait d'être discutée, puisque c'est justement la remise en cause de ces statuts protecteurs qui nourrit l'inquiétude moderne sur un individu sommé seul de se prendre en charge.

L'économie requiert davantage d'autonomie de la part des individus, ce qui peut correspondre à "une liberté et à une responsabilité accrues, à la promesse de tâches plus enrichissantes", et donc à un épanouissement individuel comme l'a bien vu le sociologue Luc Boltanski (3), mais cela peut, en même temps, "conduire à un engagement asphyxiant dans le travail et donc à de nouvelles formes d'exploitation", poursuit le sociologue. Dans la vie sociale, ajoute Pierre Rosanvallon, "plus d'indépendance peut vouloir dire plus de solitude. Les facteurs d'émancipation, d'aliénation et de domination se combinent et se croient désormais de façon inédite". Et nous serions même un peu schizophrènes, nous qui dénonçons un monde néolibéral qui accroît les inégalités tout en y participant activement, via la notation des "des gens et des choses sur internet, le souci de comparer en permanence les prix et les produits".

Les innovations ont produit une rente qui accroît les inégalités

Mais si nous en sommes là, c'est aussi par que s'est produit une rupture économique et technologique encore récente, avec l'émergence des géants d'Internet et des multiples plateformes de mises en relation qui explorent de nouvelles formes d'activité et de profits. "Ce capitalisme d'innovation a entraîné une extension considérable des inégalités par le haut. En substituant notamment à l'ancien mécanisme d'extraction de la plus-value, qui avait progressivement été encadré et limité par le droit du travail, un système d'appropriation privée de la rente des innovations, illimité, lui", analyse Pierre Rosanvallon. Ces changements affaiblissent "l'ensemble des instruments de sécurisation et d'encadrement du travail, comme les conventions collectives prévoyant, par exemple, de façon relativement uniforme la progression salariale ou les règles d'avancement".

Ce nouveau monde du travail, constate l'auteur, n'a pas encore trouvé "ses modalités adéquates d'encadrement positif". C'est le moins qu'on puisse dire tant il semble que le politique semble courir derrière la marche économique pour détricoter peu à peu l'édifice protecteur bâti depuis des années. Alors, que faire ? Réfléchir, nous dit l'auteur. Le professeur au Collège de France annonce vouloir prendre sa part de ce travail intellectuel. Pierre Rosanvallon nous promet deux volumes d'un "Traité de l'émancipation au XXIe siècle". Ils contiendront une "reconceptualisation positive de l'idée d'égalité, en rupture avec ses appréhensions classiquement méritocratiques et celles formulées en termes de dispositifs d'opportunités", ainsi qu'une approche "plus institutionnelle des nouveaux mécanismes de solidarité à mettre en oeuvre pour valoriser l'impératif de singularité tout en renouant les fils du lien social". Tout un programme...

 

(1) "Notre histoire intellectuelle et politique, 1968-2018", Pierre Rosanvalon, collection Les livres du nouveau monde, Seuil, 430 pages, 22,50€

(2) Professeur au Collège de France, où il enseigne l'histoire moderne et contemporaine du politique, Pierre Rosanvallon préside la République des idées, qu'il présente comme "un atelier intellectuel" visant à refonder une nouvelle critique sociale. Diplômé de HEC (école des hautes études commerciales) en 1969, Pierre Rosanvallon a choisi de s'engager à la CFDT, dont il devient l'un des permanents et l'un des penseurs, d'avord comme conseiller économique puis comme conseiller politique d'Edmond Maire. Il a créé en 1982, avec l'historien François Furet, la Fondation Saint-Simon (dissoute en 1999), un centre de réflexion souvent accusé par ses adversaires de vouloir convertir la gauche au "réalisme" et à l'économie de marché.

(3) Voir Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiapello (Nrf, Essais, Gallimard, 1999), mais aussi les travaux de Danielle Linhart (lire notre article : Mai 68, pourquoi un tel sentiment d'échec ?)

 

 

 

 

Bernard Domergue
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