Pour la grève, seuls comptent les préavis, pas les déclarations publiques

Pour la grève, seuls comptent les préavis, pas les déclarations publiques

22.06.2018

Représentants du personnel

La SNCF n'avait pas le droit d'effectuer des retenues sur salaires correspondant aux jours de repos des agents grévistes au motif que les différents préavis déposés par les syndicats ne constituaient qu'un seul mouvement : c'est ce qu'a jugé hier le tribunal de grande instance de Bobigny, qui a condamné l'entreprise pour discrimination syndicale et entrave au droit de grève. L'interview de l'avocat Daniel Saadat.

Dès le début du conflit à la SNCF, le 3 avril, conflit provoqué par l'annonce par le gouvernement de la remise en cause du statut des cheminots et d'un nouveau changement du statut juridique de l'entreprise, la direction du groupe ferroviaire a annoncé qu'elle pratiquerait des retenues de salaires correspondant aux jours de repos des grévistes en arguant du "découpage artificiel des préavis" lancés par les syndicats. Il s'agissait pour l'entreprise d'affaiblir le mouvement social conçu précisément comme une série de séquences de grèves successives mais espacées (25 préavis pour 36 jours de grève du début avril à fin juin au rythme de 2 jours par semaine), les syndicats espérant ainsi ne pas trop peser sur la rémunération des agents tout en exerçant une pression continue sur le gouvernement, une stratégie qui n'a pour l'instant guère fait reculer l'Exécutif. Cette annonce de retenues salariales a conduit la CFDT, rejointe par l'UNSA et la CGT, à saisir la justice. Après avoir refusé le 18 mai de statuer en urgence sur la légalité de cette pratique, le tribunal de grande instance de Bobigny a jugé hier que ces retenues sur salaire constituent "une entrave au droit de grève" et "une discrimination syndicale", "l'intention de neutraliser la stratégie syndicale étant caractérisée par un mail du 23 mars 2018". Au passage, le juge considère qu'il ne lui appartient pas "de substituer son appréciation à celle des grévistes concernant la légitimité et le bien-fondé de leurs revendications, lesquelles ont été développées dans chaque préavis déposé et non contesté". La SNCF est condamnée à verser 10 000€ aux organisations syndicales (lire le jugement en pièce jointe). L'avocat de la CFDT, Daniel Saadat, commente pour nous cette décision. Interview.
 
Que dit, sur le fond, le jugement du TGI de Bobigny ?

Dans cette décision, le tribunal rappelle le cadre légal d'exercice de la grève dans les EPIC (établissement public industriel et commercial) de la SNCF. En se fondant sur les déclarations syndicales dans les médias, la direction de la SNCF prétendait que le mouvement de grève n'avait qu'un seul motif, l'hostilité syndicale à la réforme ferroviaire conduite par le gouvernement, et qu'il ne s'agissait donc que d'un mouvement unique, continu, et non pas de plusieurs mouvements de grève différents. Sur ce point, le tribunal répond que ce ne sont pas les déclarations publiques des uns et des autres qu'il faut prendre en compte pour décider si le cadre d'exercice du droit de grève est respecté, mais bien le contenu des préavis de grève : "A partir du moment où ils ne sont pas contestés, tous les préavis déposés par les organisations syndicales s'imposaient à chacun des EPIC SNCF, nonobstant et alors même qu'ils sont en contradiction avec les annonces syndicales et médiatiques des dites organisations". C'est clair : le cadre légal est donc posé par les seuls préavis.

Ce qui était en jeu, c'étaient les retenues de salaire opérées par la SNCF sur les grévistes...

Oui. A ce sujet, le tribunal rappelle comment doivent s'effectuer les retenues de salaire. Il y a la règle du 1/30e : quand vous faites grève une journée, vous perdez un trentième de votre salaire mensuel. Mais à la SNCF, les agents peuvent aussi travailler les samedis et dimanches, toute l'année. Pour en tenir compte, afin que les jours de repos ne donnent pas lieu à prélèvement, un article du règlement administratif de la SNCF précise qu'aucune retenue au titre des repos n'est effectuée si le nombre de journées normalement travaillées, et non effectuées du fait de la grève, est au plus égal à 2 (*). Un préavis du vendredi au samedi midi, par exemple, ne doit donc donner lieu qu'à la retenue du salaire de la journée de vendredi. La SNCF n'a pas appliqué cette disposition dans le conflit actuel en considérant qu'il ne s'agissait pas de multiples préavis de grève différents mais d'un seul mouvement, ce qui lui donnait donc la possibilité de faire des retenues sur les jours de repos. Le tribunal conteste cette lecture : il note, comme on l'a vu, que les différents préavis n'ont pas été initialement contestés par la SNCF et, d'autre part, qu'il y a bien eu reprise de service entre deux grèves. Le TGI condamne donc la SNCF à payer 10 000€ de dommages et intérêts à la CFDT, la CGT et l'UNSA.

Quelle est la conséquence de ce jugement pour les agents ?

Le jugement est frappé d'exécution provisoire, ce qui signifie que les agents vont pouvoir se retourner vers la direction de la SNCF pour demander le remboursement des retenues sur salaires indues : l'entreprise doit appliquer son règlement, "dans le cadre des préavis déposés successivement par les organisations syndicales (..) sans cumul possible de chaque période de grève". Mais la direction peut refuser de donner suite, ce qui obligerait les agents à se tourner vers les prud'hommes pour obtenir satisfaction (Ndlr : ce ne sera pas le cas, lire notre encadré).

Les syndicats gagnent, mais un peu tard, non ?

C'est bien sûr une satisfaction pour mon client, la CFDT cheminots, qui a soulevé l'affaire. Mais c'est vrai que le mal est fait : la tactique de prélèvement sur les salaires de la SNCF a sûrement dissuadé les agents de faire grève.

On comprend bien les enjeux de la controverse juridique sur les préavis. Mais tout de même, le mouvement est bien dirigé contre la réforme non ?

Bien sûr que le mouvement est lié à la réforme, mais pas seulement. Cette réforme a joué le rôle d'un catalyseur de tous les problèmes vécus par les salariés et de tous les mécontentements.

Quels enseignements peut-on tirer de ce jugement pour les autres entreprises ?

La situation de la SNCF est bien sûr spécifique. Mais je retiendrai le fait que ce qui compte pour déclarer si une grève est licite ou non, c'est le contenu des revendications, le préavis, et non pas les déclarations publiques des uns et des autres. L'autre enseignement à mon sens, c'est qu'un employeur qui conteste la régularité d'un mouvement de grève doit saisir d'emblée la justice

(*) Le règlement de la SNCF prévoit une retenue d'1/3Oe pour une absence pour grève de 2 à 4 jours et de 2/30e pour une absence de plus de 4 jours.

 

La SNCF applique le jugement mais fait appel
Dans un communiqué de presse, la SNCF "prend acte" du jugement du TGI tout en faisant appel. Elle maintient en effet qu'il ne lui "appartient pas de payer des jours de repos si le salarié est en grève et qu'il n'a pas travaillé" et considère toujours que le mouvement social, "même divisé en 18 séquences, constitue bien, non pas 18 grèves distinctes, mais bien une seule et même grève dont l'objet est de s'opposer à l'actuelle réforme ferroviaire". Mais dans l'attente de l'arrêt qui sera rendu en appel, l'entreprise indique qu'elle appliquera le jugement du TGI et qu'elle "régularisera donc la situation des agents concernés".

 

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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