Quel sort pour les lanceurs d'alerte du médico-social ?

01.02.2017

Action sociale

Certains professionnels dénoncent des dysfonctionnements graves au sein de leur établissement. Souvent isolés, ils sont mal protégés juridiquement. La nouvelle obligation pour les directeurs de signaler les événements graves survenus en interne créera peut-être une culture de la remise en question collective au sein des structures.

Céline Boussié s'attendait à comparaître en janvier devant le tribunal correctionnel de Toulouse. La professionnelle est poursuivie en diffamation pour avoir dénoncé des actes de maltraitance sur des résidents handicapés dans l'institut médico-éducatif (IME) où elle travaillait, à Moussaron (1). Pour la lanceuse d'alerte, ce procès aurait été l'occasion d'un vrai débat autour de la maltraitance, mais il a été reporté. Partie remise. Céline Boussié, devenue la présidente d'HandiGnez-vous, une association qui lutte contre la maltraitance dans les établissements médico-sociaux, est occupée sur d'autres fronts. À Marseille, notamment, elle manifestait récemment son soutien à deux aides-soignantes d'un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), licenciées après avoir dénoncé à des journalistes des cas de maltraitance de résidents et des pressions subies au travail.

Une marginalisation sociale

Un lanceur d'alerte est une personne qui, dans un contexte professionnel, signale un fait illégal, illicite ou menaçant l'intérêt général, aux personnes ou aux instances ayant le pouvoir d'y mettre fin. Impossible, dans le secteur social, de savoir combien ils sont. Car tous ne sont pas médiatisés et les lancements d'alerte peuvent prendre plusieurs formes. Mais on leur trouve jusqu'à présent un point commun : leur courage, nécessaire pour dénoncer, est rarement récompensé. Ils ont du mal à se faire entendre et l'alerte qu'ils lancent provoque souvent la perte de leur emploi et une marginalisation sociale.

Pour pouvoir parler aux médias, Aurélie Grollet, monitrice éducatrice dans un foyer de l'enfance, n'a pas renouvelé son contrat. « Une professionnelle de l'équipe a porté plainte pour un viol commis par un jeune résident, raconte-t-elle. Je ne voulais pas que, passée l'émotion, on retourne encore une fois au travail comme si de rien n'était. Les conditions d'accueil des jeunes ne sont pas légalement et éthiquement acceptables. Et elles mettent les professionnels dans des situations violentes et difficiles. » Aurélie Grollet et ses collègues ont d'abord alerté la direction, « qui a promis réorganisation et renforts ». Sans suite. Ils ont fait grève, ont tenté des arrêts maladie collectifs et invoqué un droit de retrait, qu'on leur a refusé. « J'ai alerté et rencontré les tutelles, poursuit la jeune femme. Sans succès. » Elle a alors appelé la presse.

Gilles Mendès, responsable informatique, a lancé une alerte sur un détournement de la loi handicap : il incrimine un système de fraudes monté par quelques établissements du secteur protégé et adapté, auxquels des entreprises sous-traitent. « Quand j'ai alerté ma hiérarchie, elle m'a dit de ne pas m'en inquiéter. Je me suis ensuite adressé à des élus locaux, qui n'ont rien fait. En burn-out, j'ai été arrêté. J'ai rencontré plusieurs organismes de contrôle, mais rien n'aboutit. » Prenant goût à l'enquête, Gilles Mendès a rédigé un rapport de 90 pages à propos des dysfonctionnements qu'il dénonce.

Aujourd'hui, il poursuit sa démarche, afin que la loi Handicap soit amendée pour éviter les fraudes. Il a listé des propositions. « Actuellement au chômage, je ne trouve plus d'emploi. Comme par hasard, mes CV n'arrivent nulle part. J'ai une image de délateur, de fouineur, alors que je veux passer à autre chose. » Céline Boussié confirme : « Le lanceur d'alerte se retrouve dans une solitude abyssale. Il faut être sacrément solide pour mener la bataille, vivre un tas de pressions, un suicide professionnel, social, financier, une exposition médiatique et des attaques incessantes sur sa vie privée. »

Action sociale

L'action sociale permet le maintien d'une cohésion sociale grâce à des dispositifs législatifs et règlementaires.

Découvrir tous les contenus liés

Des textes protecteurs mais non appliqués

Pour Céline Boussié, le lanceur d'alerte est insuffisamment protégé : même si des textes existent, ils ne sont jamais appliqués. L'article L. 313-24 du code de l'action sociale et des familles permet à un juge de prononcer la nullité d'un licenciement et la réintégration d'un travailleur social qui aurait signalé des « mauvais traitements ou privations infligés à une personne accueillie ». « C'est une protection mince, car son cadre est trop limité », commente Daniel Boulmier, maître de conférences de droit privé à l'université de Lorraine. L'article de loi a été renforcé par la jurisprudence : un arrêt de la Cour de cassation (2) rappelle que le licenciement d'un professionnel ayant signalé doit automatiquement être annulé. « Mais les salariés ne connaissent pas ces textes et personne ne les applique », déplore Céline Boussié. Et, le terme « maltraitance » n'existant pas dans le code pénal, des plaintes de lanceurs d'alerte sont régulièrement classées sans suite.

La loi Sapin II, adoptée en novembre dernier, ne soutient pas vraiment davantage les lanceurs d'alerte du secteur. Ils seront peu à correspondre aux critères restreints de la définition légale. Les alertes relatives à un danger pour la santé publique sont exclues de la loi et la préservation de la confidentialité du lanceur n'est pas garantie. Un grave défaut dans l'organisation d'une institution serait-il considéré par le juge comme un motif légitime d'alerte ? Pas sûr. C'est pourtant un dysfonctionnement managérial mettant, selon lui, tous les salariés sous pression qu'a dénoncé Pierre T. (3), cadre dans un service mandataire judiciaire à la protection des majeurs. Son alerte a pris la forme d'un dépôt de plainte pour harcèlement. « Je n'étais pas le seul à subir cela, mais tout le monde se taisait. Personne n'osait se syndiquer. Les rares qui ont alerté le conseil d'administration (CA) ont été sanctionnés », explique-t-il.

En connaissant mieux les lois, les salariés pourraient davantage se protéger, estime Céline Boussié. Son association suggère d'aller plus loin : que l'anonymat du lanceur soit garanti, qu'il puisse choisir son canal d'alerte sans forcément passer par sa hiérarchie, qu'il soit indemnisé pour les préjudices subis. Car même si la justice donne finalement raison au salarié, c'est après trois ans de procédure et de mise sur la touche professionnelle. « Lanceur d'alerte n'est ni un métier, ni un sacrifice », rappelle-t-elle. Elle suggère aussi que les familles des résidents qui dénoncent soient protégées : actuellement, rien n'existe pour elles.

Ce manque de soutien n'étonne pas Pascal Champvert, président de l'Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA). Pour lui, l'État est dans une position schizophrène. Devant protéger ceux qui dénoncent les ratés d'un système dont il est l'un des acteurs : « Notre fédération n'arrête pas d'alerter l'État sur les dysfonctionnements dans le secteur des personnes âgées. Le manque de moyens ne permet pas des conditions d'accueil respectueuses. Mais nous ne sommes pas entendus. » Alors, quand un problème se pose dans un établissement, l'État diligente une enquête « qui aboutit neuf fois sur dix à cette même conclusion d'un manque de moyens, poursuit-il. L'État conclut que ce n'est pas pire ici qu'ailleurs et on referme le dossier ! »

Loi santé du 26 janvier 2016

Morceaux choisis d'un texte aux multiples facettes

Je télécharge gratuitement

Ce que va changer le nouveau décret

Pascal Champvert reconnaît qu'au-delà d'un manque structurel de moyens, un établissement peut aussi dysfonctionner à cause « d'équipes de direction qui ne font pas leur travail ». C'est justement aux directeurs d'établissements que s'adresse un décret récemment publié (4). Il oblige désormais tout établissement social et médico-social à signaler ses dysfonctionnements aux autorités administratives. Qu'il s'agisse par exemple de vacances de poste prolongées, de turn-over, de maltraitance, d'actes violents ou de décès de résident consécutif à un défaut de surveillance.

Pour Céline Boussié, ce décret est un premier pas dans la lutte contre la maltraitance. Daniel Boulmier le considère plutôt comme de la poudre aux yeux : « Le texte aurait pu mieux protéger les lanceurs d'alerte ou les familles des résidents qui signalent. Mais non, il n'est nullement question d'eux. Le décret fait uniquement reposer les signalements sur la direction. Il aurait pu habiliter les conseils de la vie sociale (CVS) à signaler. Ou obliger les établissements à mettre en place une procédure de recueil des alertes. » Alors que des référents alerte pourraient être nommés et des procédures anonymes facilitées, le dispositif reste selon lui très hypocrite : le lanceur doit d'abord alerter en interne et, parallèlement, une « trop grande liberté est laissée aux directions d'établissements ».

Le texte n'évoque pas de sanction contre les directeurs qui ne joueraient pas le jeu. « Ce décret est une pure folie, estime lui aussi Pascal Champvert. Ce n'est pas du tout un texte de transparence. L'État veut juste être informé des problèmes pour ouvrir le parapluie plus vite en cas de crise médiatique. » Il imagine pour l'instant deux scénarios : soit les établissements feront des signalements quotidiens et les tutelles, inondées, n'en feront rien. Soit les directeurs continueront à ne pas signaler et en cas de problème, la tutelle le leur reprochera. « Il faudrait que ce décret encourage à se remettre en question, insiste Céline Boussié. Et surtout pas à se défausser : la tutelle qui se retournerait contre le directeur, qui se retournerait contre les professionnels... »

Un idéal compliqué

Le décret n'améliorera pas le sort des lanceurs d'alerte, dont l'une des fragilités est d'être très isolés. Le pot de terre contre le pot de fer. L'initiative du lanceur est individuelle. Mais son intérêt doit être général. « Comment faire la différence entre des salariés qui dénoncent de bonne foi et ceux qui cherchent à manipuler ou à régler un conflit interne ? », interroge Pascal Champvert. Le lanceur qui a raison, tout seul contre le monde entier, peut manquer de crédibilité, à tort ou à raison.

Pascal Champvert pense que la meilleure façon d'alerter, en protégeant les individus et en gagnant en légitimité, est de dénoncer collectivement. Par le biais d'une organisation syndicale, en portant plainte collectivement ou même en créant une association. Cela semble pertinent. Mais l'on se heurte à la question du délicat fonctionnement humain des groupes. Ce n'est peut-être pas par hasard si seuls quelques lanceurs d'alerte parlent. Ils ont une personnalité, une éducation et des expériences, parfois douloureuses, qui les y poussent. Et qui les place aussi en décalage par rapport au reste de leurs collègues. Avant de dénoncer un management harcelant, Pierre T. a travaillé dans deux établissements successifs où les directeurs ont été incarcérés pour abus de bien sociaux : « J'ai constaté qu'il est globalement plus confortable d'accepter l'injustice que de la dénoncer, note-t-il. Les gens ont envie que les choses changent sans poser d'acte. Dans un contexte où trouver un emploi est compliqué, ils préfèrent subir. »

Les collègues d'Aurélie Grollet lui ont donné mandat pour parler : « Ayant démissionné, le recul m'a permis de le faire. Quand on a la tête dans le guidon, qu'on est épuisé par le quotidien et les histoires compliquées des jeunes, c'est dur de trouver le temps et l'énergie d'aller dénoncer. » Dans d'autres cas, les collègues des lanceurs d'alerte craignent tellement pour leur emploi ou se sentent tellement culpabilisés par les faits dénoncés qu'ils se désolidarisent violemment de celui qui a parlé. Fédérer autour d'une alerte est idéal, mais compliqué.

Créer une culture du questionnement

Céline Boussié est pourtant persuadée que la loi du silence recule dans les établissements qui dysfonctionnent. Chaque lanceur d'alerte qui ose parler montre aux autres que c'est possible. Et pour éviter de faire porter à des individus la responsabilité de lancer des alertes, une culture de la remise en question gagne à se développer au sein des structures. « Il faut créer plus de lieux de réflexion collective, des comités d'éthiques, des débats, des réunions où l'on s'imprègne des recommandations de l'Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux - Anesm », suggère Jean-Louis Deshaies, consultant et auteur de Briser l'omerta ! (5). Tout ce qui empêche une équipe d'être au garde-à-vous face à un ordre établi. « Il faudrait aussi qu'on apprenne à communiquer au sein des structures. En libérant la parole, en apprenant à évoquer des problèmes sans craindre le jugement. » Par ailleurs, plus une structure est démocratique, avec des contre-pouvoirs à la direction, plus les risques de dysfonctionnements graves s'éloignent. « Un CA qui joue réellement son rôle d'employeur et un CVS indépendants peuvent rappeler à l'ordre des directions qui feraient l'autruche », ajoute-t-il.

Pour Gilles Mendès, ces garde-fous internes doivent se doubler de surveillances extérieures plus efficaces : « Beaucoup d'organismes de contrôles ne sont pas assez indépendants des pressions politiques et économiques ou n'ont pas les moyens de contrôler réellement. Il faudrait que leurs contrôles soient inopinés et que leurs préconisations soient respectées. »

(1) Sur « l'affaire Moussaron » : www.tsa-quotidien.fr, 7 janv. 2014, 13 mai 2014, 20 mai 2014 et 21 avr. 2015.

(2) Cass. soc., 26 sept. 2007, n°06-40039.

(3) Par souci d'anonymat, son nom a été modifié.

(4) Ce numéro, p. 40.

(5) tsa n° 58, déc 2014/janv. 2015, p. 6.

Instaurer de la confiance

S'il est appliqué sur le terrain, le nouveau décret qui contraint les établissements à signaler leurs dysfonctionnements va les obliger à construire une relation de confiance mutuelle avec les tutelles. ARS, MDPH, conseils départementaux (CD) ou préfectures ne seraient plus seulement dans une logique d'inspection et de sanction, mais aussi de soutien. « Il faudrait que les directions puissent parler de leurs problèmes sans craindre les remontrances financières, suggère Jean-Louis Deshaies, consultant et médiateur dans le social. En situation de crise, un directeur m'a avoué avoir demandé une évaluation externe plus flatteuse que la réalité, sous prétexte qu'il était en train de négocier un contrat avec l'ARS. » Inversement, les directeurs qui osent partager leurs difficultés sont vite étiquetés « mauvais élèves ». En mission pour un CD, Jean-Louis Deshaies a cherché à mieux faire comprendre à ses inspecteurs le fonctionnement réel des établissements sociaux, « pour qu'ils ne réfléchissent pas seulement en fonction de grilles d'évaluation ». Une lanceuse d'alerte a en effet regretté que son CD n'écoute pas son avis de professionnelle de terrain, « comme si ceux qui décidaient pour nous ne comprenaient rien à notre réalité ».

Iris Briand
Vous aimerez aussi

Nos engagements