Transition digitale : entre craintes et opportunités

Transition digitale : entre craintes et opportunités

08.02.2017

Gestion d'entreprise

Si la transition digitale fait couler beaucoup d'encre sur son potentiel impact négatif sur la fonction de juriste, elle pourrait le conduire à s'émanciper. Armé de nouveaux outils, il serait capable de gagner en compétence. Et il pourrait s'avérer être un acteur incontournable dans la résolution des problématiques juridiques nées de la digitalisation de son entreprise.

« Le futur inquiète tout autant qu'il fascine », comme l'a si bien rappelé Frédéric Sicard, Bâtonnier de Paris, en ouvrant la conférence plénière des Journées de l'innovation du droit et du chiffre (JINOV) organisées par Le Monde du Droit et Legalnews, sur le thème « Comment réussir la transition digitale ? ». Aujourd'hui où en est-on et dans quelle mesure les professions du droit seront-elles impactées par la transition digitale ? Quelle sera l'évolution du rôle du juriste face aux opportunités et aux dangers liés au numérique ? Le jeudi 2 février, les intervenants conviés aux JINOV ont tenté d'apporter des éléments de réponses sur ces sujets.

« L’année 2017 sera une année d’accélération ! » de la transformation digitale, assure Frédéric Sicard, avant de relativiser l’impact provoqué par le développement de la technologie et la tendance alarmiste alimentée par les avis - aussi nombreux que divergents - des experts du droit et du digital sur ce sujet. 

La transition digitale, une notion qui n’est pas nouvelle en entreprise

« La transition digitale a commencé il y a bien longtemps. Cette notion existe depuis une quinzaine d’années en entreprise », explique Stéphanie Fougou, présidente de l’AFJE (Association française des juristes d'entreprise) et directrice juridique du groupe Vallourec. Si « les juristes ne font pas encore beaucoup d’algorithmes », plaisante-t-elle, les outils prédictifs sont déjà très courants et « le juriste a dû suivre le mouvement depuis longtemps, au même titre que ses collègues ».

Introduire les nouveaux outils dans l’entreprise, c’est devenu la priorité absolue 

L’environnement de travail digital, les outils technologiques déployés au sein de l'entreprise, sont désormais devenus des arguments de taille utilisés par une société pour attirer et embaucher de nouveaux talents. Finies les revues papier, aujourd’hui les jeunes juristes réclament un accès en ligne à toute la documentation : « ils veulent travailler autrement, sinon ils n’ont pas la même motivation », analyse la directrice juridique. Avant de poursuivre : « introduire les nouveaux outils dans l'entreprise, c'est devenu la priorité absolue ». 

Autre opportunité offerte par les nouvelles technologies et avancée par Stéphanie Fougou, la facilité d’accéder aux données à l’international. Le constat est sans appel ; certains outils sont véritablement devenus une nécessité pour les directions juridiques, dans la mesure où une grande majorité des juristes travaillent sur des sujets internationaux. « Les outils digitaux nous aident à avoir accès à des informations qui ne sont pas sur notre territoire, mais également à des personnes basées à l’étranger ». Concrètement, « un de nos juristes corporate à Boulogne-Billancourt peut aujourd’hui nous donner des informations sur le droit appliqué à Singapour » ou encore, avec la signature électronique, on peut « boucler un deal à 3h du matin sans qu'il soit nécessaire de faire déplacer son partenaire qui réside à l’étranger », illustre-t-elle à titre d’exemples.

Les dangers du numérique 

Mais la digitalisation des métiers du droit n'est pas toujours vue comme un vecteur d'opportunités. Parmi les risques liés à la digitalisation de la société, le premier danger identifié par les intervenants concerne l'avenir incertain des professions du droit. Frédéric Sicard se veut rassurant : « Le cabinet 3.0 n’existera jamais. Jamais qui que ce soit ne se substituera au conseil final ». Pour Bruno Dondero, professeur à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, la disparition des métiers du droit n'est pas non plus à l'ordre du jour : « les activités sont en train d’être remises en cause » par la technologie mais il ne faut pas « perdre de vue la plus-value des juristes ». Il est également catégorique sur le fait que les juristes ne deviendront pas les nouveaux experts du digital. « Former les étudiants en droit à coder ? » : hors de question, selon lui. Quant à Stéphanie Fougou, qui estime que la transition digitale mènera à la suppression de « 30 % des métiers existants », elle considère que les professions juridiques ne sont pas vouées à disparaître mais plutôt à « se transformer ». Lorsque ses jeunes collaborateurs lui font part de leurs inquiétudes sur le devenir de la profession, elle les rassure : « Je leur réponds que leur travail sera encore plus passionnant ». D'après Pierre Berlioz, conseiller du garde des Sceaux et professeur à l’Université Paris Descartes, le principal enjeu réside ici dans la maîtrise de la capacité « d’aide à la décision » des outils digitaux plutôt que leur caractère « asservissant ». 

Autre crainte, exprimée lors d'une seconde table ronde* par Béatrice Brugues-Reix, avocate chez Dentons, celle relative à l’harmonisation et à la systématisation des décisions rendues par le juge avec le développement de la justice prédictive ainsi qu'à l’ouverture de la jurisprudence au public (issue de la loi pour une République numérique, dont les décrets d'application sont attendus pour courant mars-avril 2017, d’après Sumi Saint Auguste, business analyste aux Éditions Lefebvre-Sarrut). Dans un avenir plus ou moins proche, le juge aura t-il encore une marge de manoeuvre ? « Les craintes dans la magistrature existent », confirme Ronan Guerlot, conseiller référendaire à la Cour de cassation. Pour autant, il assure que la justice prédictive est une bonne chose pour le justiciable : elle apportera notamment de la prévisibilité, une plus grande sécurité juridique et une harmonisation des décisions. « Il ne s'agit pas de prédire l'avenir mais de garantir au citoyen la prévisibilité de la justice ».

Il ne s’agit pas de prédire l’avenir mais de garantir au citoyen la prévisibilité de la justice 

Il considère également que le rôle du juge se retrouvera renforcé par le développement de la justice prédictive. En tant que « cour suprême », la Cour de cassation devra notamment veiller à « donner des repères dans cette masse d'informations ». Par exemple, les mentions "P.B.R.I" permettant de hiérarchiser les arrêts de la Cour de cassation seront toujours utilisées pour démontrer « l'importance et l'utilité d'un arrêt par rapport à un autre ».

La nécessité d'instaurer un contrôle des outils digitaux

Au-delà, il est nécessaire de s’interroger sur les autres dangers du numérique, qui ne sont pas strictement liés au métier de juriste mais plutôt aux conséquences d’une mauvaise utilisation de ces nouveaux outils, auxquelles les juristes se retrouveront confrontés in fine, poursuit Bruno Dondero. Il cite notamment l’exemple d’un contrat dont la rédaction est externalisée à l’étranger, ce qui permet à l’entreprise de réduire ses coûts. Si le logiciel utilisé a commis des erreurs en omettant d’intégrer certaines données dans son analyse : « qui sera responsable ? », s’interroge-t-il.

Pour lui, le juriste a clairement un rôle à jouer en la matière : « C’est à nous, juristes, de donner les réponses, sinon quelqu’un d’autre le fera pour nous ». Il estime même indispensable que le contrôle sur les outils digitaux soit spécifiquement opéré par les professionnels du droit : « Le juriste et l’avocat doivent nécessairement surveiller et comprendre la façon dont fonctionnent ces logiciels ». 

Frédéric Sicard, qui se dit « partisan d’une transition numérique maximale », estime également nécessaire de poser certaines limites. Parmi les solutions proposées par le bâtonnier, la création d’un label décerné aux start-up du droit proposant des outils digitaux, afin d’« encourager les cercles vertueux pour que les consommateurs aillent vers le meilleur ». Cela supposerait, pour les entreprises concernées, d’accepter les règles de l’audit interne mais également externe afin de se voir attribuer le label. Autre proposition suggérée par le Bâtonnier : la création et l’intervention d’une autorité indépendante de contrôle, a priori ou a posteriori, comme la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) compétente en matière de consommation et de concurrence.

* Table ronde intitulée « Ouverture de la jurisprudence : quelles opportunités pour les professionnels ? », qui s'est aussi déroulée lors des JINOV.

Leslie Brassac

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