Vers une séparation de la comptabilité et du conseil ?

Vers une séparation de la comptabilité et du conseil ?

15.12.2017

Gestion d'entreprise

Le Parlement européen préconise une série de mesures destinées à restaurer la justice fiscale. Il appelle à interdire aux cabinets comptables de faire du conseil et demande que leur obligation de vigilance en matière de lutte contre le blanchiment d'argent soit surveillée par une autorité indépendante.

"Les députés soutiennent les recommandations radicales de l’enquête spéciale sur la criminalité fiscale". C’est en ces termes que le Parlement européen s’est positionné, avant-hier, dans sa nouvelle lutte contre l’injustice fiscale. Une position exacerbée par "les Panama papers [qui] ont ébranlé la confiance des citoyens en nos systèmes financiers et fiscaux", souligne-t-il dans PDF iconla recommandation adoptée.

Dans un long inventaire, les députés pointent du doigt plusieurs causes : le modèle fiscal européen, considéré comme injuste et source de concurrence déloyale entre les Etats membres, une mauvaise application du droit de l’Union européenne, notamment en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et la fraude fiscale, des investigations laxistes malgré des signalements d’opérations suspectes, le manque de définition commune au niveau international du centre financier offshore ou du paradis fiscal, etc.

Pour le Parlement européen, les intermédiaires fiscaux portent leur part de responsabilité. Dans l’affaire des Panama papers notamment. "Les preuves fournies par Tracfin [montrent] que les banques, les cabinets d’avocats, les comptables et autres intermédiaires sont les principaux architectes qui conçoivent les structures et les réseaux offshore pour leurs clients, la société Mossack Fonseca n’étant pour l’essentiel qu’un prestataire de services charg�� de les mettre en œuvre", livre PDF iconle rapport de la commission d’enquête Pana sur lequel s'est basé le Parlement européen. Et plus généralement, ces intermédiaires sont accusés d’être juge et partie en ce qui concerne la fiscalité. Cette commission relève ainsi "la proximité et les conflits d’intérêts affectant les auditeurs et les consultants, les avocats et les cabinets d’avocats qui exercent souvent la fonction de conseillers des services de l’État pour élaborer la législation fiscale, concevoir des outils de LBC [lutte contre le blanchiment de capitaux] et même mener des enquêtes et des contrôles pour les organismes de régulation, tout en offrant ou en ayant offert leurs services aux entités réglementées". Et d’ajouter que "les quatre plus grands cabinets d’expertise comptable, qui dominent le marché, ont joué un rôle dans d’autres scandales financiers, tels que l’affaire Luxleaks, et que leurs activités à la fois de conseil fiscal et de contrôle fiscal présentent la possibilité de sérieux conflits d’intérêt".

Difficile de séparer la fiscalité et la comptabilité dans certains Etats membres

C’est dans ce contexte que le Parlement européen a pris plusieurs positions qui touchent, directement ou indirectement, les cabinets comptables. La plus symptomatique porte sur la séparation de la comptabilité — et peut-être d’autres prestations réalisées par les cabinets comptables — et du conseil, notamment fiscal (voir le texte ci-dessous adopté).

Le Parlement européen "demande à la Commission [européenne] de présenter une proposition législative visant à établir une séparation entre les cabinets d’expertise comptable et les prestataires de services financiers ou fiscaux ainsi que tous services de conseil, y compris un régime d’incompatibilité de l’Union pour tous les conseillers fiscaux, afin de veiller à ce qu’ils ne puissent pas prodiguer des conseils à la fois aux autorités fiscales et aux contribuables et de prévenir d’autres conflits d’intérêts".

 

Cette demande pose plusieurs questions, notamment sur la nature de cette séparation. De plus, on ignore ce que le Parlement européen entend par cabinet d’expertise comptable — une notion qui n’est pas définie en droit de l’Union européenne — sachant qu’il parle de cabinet comptable dans la version anglaise du texte (accounting firm) et qu’il distingue parfois les cabinets comptables des cabinets d’audit mais pas toujours. On peut émettre l’hypothèse qu'il s'agit d'un cabinet qui réalise au moins des prestations comptables. Mais cela englobe peut-être d’autres prestations car "le personnel des cabinets d’experts-comptables se compose principalement de comptables, d’auditeurs et d’experts juridiques et fiscaux professionnels", indique le Parlement européen. Autre question : comment une séparation entre la comptabilité et la fiscalité serait-elle possible au niveau du cabinet pour les pays qui, comme la France, ont un lien très étroit entre ces matières même si de nombreuses divergences existent entre elles. Toutefois, le sujet du conseil fiscal peut, en théorie, être traité à part de la comptabilité : un cabinet comptable pourrait, théoriquement, par exemple produire le fichier des écritures comptables (Fec) tout en étant interdit de prodiguer du conseil fiscal.

En ce qui concerne l’hypothèse d’une séparation entre l’audit et la fiscalité, cela semble davantage réalisable. Rappelons à ce sujet que les cabinets qui auditent des entités qui ne sont pas d’intérêt public (non EIP) peuvent a priori, en droit de l’Union européenne, leur fournir des conseils fiscaux. La situation est différente pour ceux qui auditent des EIP. Pour eux, la fourniture de conseils fiscaux est strictement encadrée même si elle n’est pas strictement interdite. Quoi qu’il en soit, ce sujet pourrait conduire à définir à l’échelle de l’Union européenne ce qu’est un cabinet (d’expertise) comptable. Mais aussi ce qu'est un réseau comptable. Car une autre recommandation semble demander aux réseaux comptables de présenter des comptes consolidés (voir le texte ci-dessous).

Le Parlement européen "fait observer que la définition européenne existante du contrôle requis pour créer un groupe d'entreprises devrait être appliquée aux cabinets d'expertise comptable qui sont membres d'un réseau de sociétés associées par des dispositions contractuelles juridiquement contraignantes qui prévoient le partage d'un nom ou d'une stratégie commerciale, des normes professionnelles, des clients, des services d'assistance, des modalités de financement ou d'assurance responsabilité professionnelle, comme prévu par la directive 2013/34/UE relative aux états financiers annuels".
Une autorité indépendante pour superviser les obligations de vigilance des experts-comptables ?

Une autre demande du Parlement européen porte sur la surveillance des obligations de vigilance qui incombent aux intermédiaires fiscaux en matière de lutte anti-blanchiment. Les députés souhaitent que cette surveillance soit établie par l’intermédiaire d’une autorité nationale distincte et indépendante alors, ce qui peut paraître contradictoire, qu'elle reconnaît les bienfaits de l'auto-régulation (voir le texte ci-dessous). Les experts-comptables seraient directement concernés puisque que cette supervision est aujourd’hui réalisée par l’Ordre des experts-comptables, ce qui relève de l’auto-régulation. La question se pose aussi pour certains auditeurs. Rappelons que le respect des obligations de vigilance anti-blanchiment des commissaires aux comptes est aujourd’hui supervisé dans le cadre du contrôle périodique. Or, ce contrôle est effectué, pour les Cac non EIP, par l’intermédiaire de la CNCC (sur délégation du H3C). En revanche, les cabinets EIP sont déjà contrôlés par l’autorité administrative indépendante qu’est le H3C.

Le Parlement européen "reconnaît que la surveillance doit avoir lieu dans le cadre de l'auto-organisation et de l'auto-régulation ; invite la Commission [européenne] à examiner l'opportunité d'une action ciblée de l'Union, notamment par l'adoption de dispositions législatives, pour garantir une surveillance suffisante de l'autorégulation des entités assujetties, c'est à dire par l'intermédiaire d'une autorité nationale distincte et indépendante de réglementation ou de surveillance".

 

Quelle est la probabilité de voir aboutir ces recommandations du Parlement européen ? Il faut tout d'abord avoir à l'esprit qu'elles n’ont aucune valeur juridique contraignante. Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte. L’un d’entre eux porte sur un dilemme auquel est confronté l’Union européenne. D’un côté, afin d’éviter les risques de conflit d’intérêt, elle peut être tentée de séparer la comptabilité du conseil fiscal et de faire surveiller les cabinets comptables par des autorités nationales indépendantes. De l’autre côté, elle cherche à construire un véritable marché unique de services, notamment dans les secteurs comptables et juridiques, en supprimant ce qu'elle considère comme des barrières réglementaires. D'ailleurs, en juillet dernier, la Commission européenne a saisi la Cour de justice de l'Union européenne pour contester la législation belge qu'elle trouve trop restrictive. Cette dernière empêche les experts-comptables de fournir des services en tant qu'agents immobiliers ou courtiers d'assurance et d'exercer des activités financières.

Ludovic Arbelet

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