[Grand angle] Devoir de vigilance : deux entreprises mises en demeure de se mettre en conformité (2)

[Grand angle] Devoir de vigilance : deux entreprises mises en demeure de se mettre en conformité (2)

04.09.2019

Gestion d'entreprise

Réunis au sein de collectifs, plusieurs associations, syndicats et collectivités locales ont adressé des lettres de mise en demeure à des entreprises pour qu’elles se mettent en conformité avec leurs obligations relatives au devoir de vigilance. Une action en justice a également été lancée contre une société non assujettie à cette loi en raison du non-respect de ses engagements en matière de RSE.

Elles sont pour l’instant au nombre de trois mais la liste pourrait s’allonger. Entre juin et juillet derniers, soit un peu plus de 2 ans après l’adoption de la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, trois lettres de mise en demeure ont été adressées à des multinationales pour manquement à leurs obligations en la matière. L’injonction est toujours la même : adapter leur plan de vigilance de façon à se mettre en conformité avec la loi, c’est-à-dire identifier et décrire précisément les risques d’atteintes graves envers les droits humains, les libertés fondamentales, la santé, la sécurité des personnes et l’environnement, prendre les mesures adaptées pour prévenir ou atténuer ces risques, et mettre en place des indicateurs pour mesurer l’efficacité des dispositions prises et l’évolution des risques associés.

Trois mises en demeure en l’espace d’un mois

Le 18 juin dernier, quatre associations et quatorze collectivités locales ont envoyé une lettre de mise en demeure au groupe Total pour manquement à son devoir de vigilance en matière climatique. Elles demandent à la multinationale de réduire ses émissions de gaz à effet de serre pour s’aligner sur les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat. Six jours plus tard, deux ONG et quatre associations ougandaises ont adressé une autre mise en demeure au groupe pétrolier pour manquement à son devoir de vigilance en matière de protection des droits humains et de l’environnement en ce qui concerne les activités de sa filiale et de ses sous-traitants en Ouganda. Et le 18 juillet, c’est le leader mondial des centres d’appel Téléperformance qui a été destinataire de la lettre de mise en demeure émise par une ONG et une fédération syndicale internationale pour manquement à son devoir de vigilance. Elles reprochent à la multinationale d’avoir insuffisamment pris en compte dans son plan de vigilance les risques d’atteintes graves aux droits des travailleurs dans plusieurs de ses filiales à l’étranger.

Interpellations préalables

La première interpellation de Total sur ces manquements date d’octobre 2018. « Nous avons alerté le groupe sur le fait que l’impact de ses activités sur le changement climatique ne figurait pas du tout dans son premier plan de vigilance », explique Lucie Chatelain, chargée de plaidoyer globalisation et droits humains de Sherpa, association qui fait partie des collectifs à l’origine de la mise en demeure des deux groupes. « Cela a été pris en compte dans le deuxième plan, publié en mars 2019, mais insuffisamment : l’ensemble des risques n’y figurent pas, ni les mesures adaptées pour les prévenir et les atténuer. Une réunion a alors été organisée entre le PDG de Total et les représentants des associations et des collectivités locales. » Une rencontre qui n’a pas réussi à satisfaire les attentes des membres du collectif. De son côté, la direction du groupe Teleperformance « a adressé une réponse une semaine après la mise en demeure pour indiquer qu’ils allaient publier un nouveau plan de vigilance enrichi en septembre », mais « nous sommes assez dubitatifs parce que, à notre connaissance, les syndicats n’ont pas été consultés ».  

Trois mois pour répondre

Les deux entreprises disposent d’un délai de 3 mois après la mise en demeure pour répondre aux demandes des organisations. Si ces dernières ne sont pas satisfaites, elles pourront saisir le juge pour qu’il ordonne à l’entreprise de se mettre en conformité, éventuellement sous astreinte financière. Faut-il s’attendre à l’envoi d’autres mises en demeure ? « On y travaille », répond Lucie Chatelain, avant de rappeler que « aujourd’hui, les plans de vigilance publiés par de nombreuses entreprises ne sont pas en conformité avec les exigences légales ». Quid des entreprises figurant dans la liste établie par Sherpa et CCFD-Solidaire et n’ayant pas encore publié de plan de vigilance, et qui seraient donc hors-la-loi ? « Il existe un réel risque contentieux pour les entreprises qui n’ont pas publié de plan de vigilance alors qu’elles remplissent les critères d’application de la loi, mais il n’est pas aisé pour la société civile de se saisir de ces nouveaux mécanismes juridiques » étant donné « la difficulté d’accès aux informations sur les entreprises », relève-t-elle. Les choses seront probablement différentes quand le ministère de l’Économie aura publié une liste “officielle” des entreprises assujetties à la loi.

« Un permis de conduire dans la mondialisation »

Rapporteur de la proposition de loi sur le devoir de vigilance sous la précédente législature, le député PS Dominique Potier entend, pour sa part, « interroger le gouvernement sur les suites à donner pour ces entreprises qui n’ont pas publié de plan », car « je pense qu’il est plus grave – sauf circonstances très particulières – de ne pas publier de plan que de publier un mauvais plan : c’est l’expression d’une forme de mépris de la loi qui m’insupporte ». Le devoir de vigilance, « c’est un permis de conduire dans la mondialisation, et ce permis est désormais obligatoire pour les plus grandes entreprises. » Quant aux premières mises en demeure, « je pense qu’elles devraient être pédagogiques » : « je suis sur ce point plus compréhensif que certaines ONG dans la mesure où j’admets que les débuts puissent être hésitants quand on est encore en phase d’apprentissage ». Et « je suis par ailleurs ému par les entreprises qui y travaillent avec beaucoup d’application, lesquelles sont au moins aussi nombreuses que celles qui n’ont rien publié ou ont bâclé le travail », souligne-t-il.

Mise en examen pour non-conformité à des engagements éthiques

Dans un communiqué daté du 3 juillet dernier, les associations Sherpa et ActionAid France annoncent avoir obtenu la mise en examen de Samsung Electronics France et de sa maison-mère en Corée contre lesquelles elles ont porté plainte pour pratiques commerciales trompeuses. « L’entreprise affiche des engagements éthiques sur les droits des travailleurs qu’elle ne respecterait pas dans ses usines en Chine, en Corée et au Vietnam », précise le communiqué. C’est la première fois, en France, qu’un juge d’instruction (Renaud van Ruymbeke, qui a pris sa retraite depuis) met en examen une entreprise – en l’espèce, non assujettie au devoir de vigilance – en estimant que le non-respect des engagements qu’elle affiche en matière de RSE peut être constitutif de pratiques commerciales trompeuses. Selon Dominique Potier, ce type d’action « est un levier complémentaire du devoir de vigilance » à l’encontre des entreprises qui sont en deçà des seuils fixés par la loi – seuils que les ONG et les syndicats encouragent le législateur à abaisser. Pour contraindre les entreprises non assujetties au devoir de vigilance à respecter les droits de l’Homme et de l’environnement, la société civile s’en remet à d’autres fondements juridiques.

Une action en justice climatique contre l’État français

Répandues aux États-Unis, les actions en justice climatique portées par la société civile contre des États et des entreprises commencent à essaimer, y compris en Europe. En France, la pétition l’Affaire du siècle, lancée fin 2018 par quatre ONG et qui a rencontré beaucoup de succès (plus de deux millions de signatures en quelques semaines), a donné lieu à l’envoi aux ministres d’une lettre dénonçant l’inaction de l’État français face au changement climatique et demandant réparation des préjudices causés par cette inaction. Une demande que le gouvernement a rejeté le 15 février dernier. Un mois plus tard, les quatre ONG ont déposé un recours de plein contentieux devant le tribunal administratif de Paris.

 

Une PPL pour créer un label RSE certifié

Pour le député Dominique Potier, membre de la commission des affaires économiques, la récente mise en examen de la société Samsung Electronics France en raison de la possible distorsion entre les principes éthiques qu’elle revendique et certaines de ses pratiques en matière de droits des travailleurs dans ses usines en Asie « pose aussi la question des labels de RSE ». Une problématique dont il souhaite s’emparer très prochainement : « je vais déposer à la rentrée une proposition de loi visant la création d’un label établi par la puissance publique et délivré par un certificateur agréé par le gouvernement ».

 

Miren Lartigue

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