Abus de confiance : remise à titre précaire du bien ultérieurement détourné

04.05.2018

Gestion d'entreprise

L'abus de confiance ne peut porter que sur des fonds, valeurs ou biens remis à titre précaire.

Cet arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation, rendu le 5 avril 2018, par une formation de section (soit 12 juges), est promis à la plus large diffusion puisque outre sa publication au Bulletin des arrêts de la chambre, il figurera au Rapport annuel de la Cour de cassation et sera mis sur son site internet. Cet arrêt de cassation est en effet une décision de principe et met un terme à quelque déviance de la chambre criminelle sur la question fondamentale de la remise à titre précaire du bien ultérieurement détourné, condition préalable indispensable au jeu de l’incrimination d’abus de confiance.

Étant une infraction contre les biens et protégeant en conséquence le droit de propriété de la victime sur le bien détourné, l’abus de confiance est logiquement inconcevable si l’agent " détourne " un bien dont il est devenu propriétaire, la remise de ce bien par la "victime" n’ayant pas été faite à titre précaire. Avant comme après le nouveau code pénal, la chambre criminelle avait toujours statué en ce sens. Ainsi, pour donner quelques exemples récents, l’abus de confiance n’est pas constitué en cas d’utilisation par un emprunteur des fonds prêtés à des fins autres que celles convenues avec le prêteur (Cass. crim., 14 févr. 2007, n° 06-82.283) ou si un avocat conserve une somme versée à titre d’honoraires et de provisions même si son client a mis fin immédiatement à son mandat (Cass. crim., 26 janv. 2005, n° 04-81.497) ou encore lorsque le gérant d’une agence privée de recherches, payé d’avance, ne réalise aucun travail d’enquête (Cass. crim., 25 avr. 2006, n° 05-80.928).

Ces belles certitudes allaient être singulièrement ébranlées par plusieurs arrêts. Le premier (Cass. crim., 3 févr. 2016, n° 14-83.427 : Dr. pénal 2016, comm. n° 72, obs. P. Conte) juge que l’abus de confiance est constitué dans les circonstances suivantes : les gérants de deux sociétés ayant pour activité la commercialisation et l’installation de mobilier de cuisine connaissant de graves difficultés financières aboutissant à leur cessation des paiements, avaient néanmoins poursuivi jusqu’à la liquidation judiciaire de ces sociétés la prospection de clients et la signature de contrats, avec la perception d’acomptes pouvant atteindre 40 % du montant des commandes, les clients n’ayant pas reçu la livraison des meubles et l’exécution des prestations promises. Les prévenus, "dès l’origine, n’entendaient pas respecter leurs engagements |et] n’ont pas utilisé les fonds selon l’usage convenu". Et dans un arrêt ultérieur (Cass. crim., 6 avr. 2016, n° 15-81.272) la haute juridiction juge que " le caractère précaire de la remise des fonds", nécessaire à la qualification d’abus de confiance, " découle de la nature de la convention conclue entre les parties ", soit un contrat de construction de maison individuelle, alors pourtant que les acomptes détournés avaient été remis en pleine propriété (v. aussi Cass. crim., 13 janv. 2010, n° 08-83.216 ; Cass. crim., 22 févr. 2017, n° 15-85.799 ; Dr. pénal 2017, comm. n° 70, obs. P. Conte ; Cass. crim., 20 juin 2017, n° 14-85.879).

Cette nouvelle jurisprudence change d’abord le concept de remise à titre précaire – en rupture avec le dogme civiliste de son incompatibilité avec tout transfert de propriété - qui devient une remise sous condition d’un usage du bien remis selon les stipulations contractuelles, le transfert du droit de propriété sur ce bien devenant indifférent. Elle modifie ensuite la valeur protégée par l’abus de confiance, qui est alors non plus le droit de propriété de la victime mais la foi contractuelle, d’où un élargissement considérable du champ du délit. Or l’abus de confiance figure dans le code pénal parmi les détournements, classés dans les appropriations frauduleuses, à côté du vol, de l’extorsion et de l’escroquerie. Toutefois il arrivait encore à la chambre criminelle d’adopter la solution traditionnelle (V. ainsi Cass. crim., 29 juin 2016, n° 15-82.176). A la déviance se superposait donc l’errance. L’arrêt du 5 février 2018 va enfin marquer un retour à l’orthodoxie et probablement à la stabilité.

Les faits de l’espèce sont fort comparables à ceux ayant donné lieu à l’arrêt précité du 3 février 2016. Le prévenu exerçait une activité de traiteur et de services pour l’organisation de réceptions. Un premier client devait verser un acompte au prévenu et une seconde cliente divers paiements échelonnés alors qu’il avait cessé son activité, pour l’organisation de mariages, sans que la moindre prestation ait été effectuée. Après le tribunal correctionnel, la cour d’appel de Rouen condamna l’intéressé pour abus de confiance à un an d’emprisonnement dont six mois avec sursis avec mise à l’épreuve et cinq ans d’interdiction de gérer. Au visa de l’article 314-1 du code pénal selon lequel "l’abus de confiance ne peut porter que sur des fonds, valeurs ou biens remis à titre précaire", la chambre criminelle censure les juges du fond dont les motifs font "apparaître que les fonds, remis en vertu de contrats de prestations de service, l’ont été en pleine propriété, peu important la connaissance par le prévenu dès la remise des fonds, de son impossibilité d’exécuter le contrat". Et la haute juridiction reproche encore à la cour d’appel de ne pas avoir recherché si les faits poursuivis pouvaient recevoir une autre qualification.

Le revirement de jurisprudence est net et le changement de président à la tête de la chambre criminelle n’y est sans doute pas étranger. Il faut se féliciter de ce retour à la tradition, même si la lettre de l’article 314-1 du code pénal, fort large, pouvait au demeurant s’accommoder peu ou prou du gonflement déformant du concept de remise à titre précaire. L’abus de confiance doit rester une infraction contre les biens protégeant le droit de propriété de la victime. Si celle-ci le transfère à un cocontractant indélicat, elle n’est pas pour autant laissée pour compte par le droit. Outre une instance civile, elle peut, en certaines occurrences, être protégée par une autre qualification pénale. Ainsi dans la présente affaire, si le délit de vol – la soustraction se faisant par maniement juridique et non par rapt des fonds – n’est pas envisageable car on ne vole pas sa propre chose, le délit d’escroquerie est plausible, le traiteur ayant laissé croire à ses deux victimes qu’il exerçait toujours son activité ; se parant ainsi d’une fausse qualité, voire même, en simulant l’existence d’une entreprise devenue fictive, usant de manœuvres frauduleuses (C. pén., art. 313-1). Il appartiendra donc à la cour d’appel de renvoi d’envisager toute autre qualification pénale possible.

Wilfrid Jeandidier, Professeur agrégé des facultés de droit

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