Abus de position dominante : le droit de la concurrence peut-il limiter la liberté d'expression de l'entreprise ?

08.06.2022

Gestion d'entreprise

L'usage illégitime de la liberté d'expression d'une entreprise en position dominante peut constituer une exploitation abusive de cette position. Tel est le principe que vient de poser la chambre commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt du 1er juin 2022.

Liberté d'expression de l'entreprise et droit de la concurrence

A priori, on peut être surpris que la chambre commerciale de la Cour de cassation ait pu juger que l’usage illégitime de la liberté d’expression d’une entreprise en position dominante puisse devenir un abus de cette position interdit par les articles 102 du TFUE et L. 420-2 du code de commerce, tant les champs d’application respectifs de cette liberté et de cet abus sont différents. Et ce d’autant que dans la société contemporaine, la liberté d’expression est un droit fondamental auquel la jurisprudence reconnaît une très grande portée et qu’elle ne limite que de manière très exceptionnelle.

Aucune surprise en revanche du point de vue de la logique du droit de la concurrence car dans ce domaine, on sait qu’un élément quelconque peut être constitutif d’un abus de position dominante au regard non pas de sa nature mais de son effet anticoncurrentiel sur le marché, et qu’en conséquence il peut en être ainsi d’un usage illégitime de la liberté d’expression.

En l’espèce, par décision du 20 décembre 2017, l’Autorité de la concurrence avait sanctionné un laboratoire à hauteur de 25 millions d’euros pour avoir abusé de sa position dominante en retardant l’arrivée de médicaments génériques sur le marché et freiné dans un second temps leur développement par le recours aux deux pratiques suivantes :

  • d’une part l’intervention répétée et juridiquement infondée du laboratoire auprès de l’Autorité française de santé afin de la convaincre de refuser l’octroi au niveau national du statut de générique aux spécialités concurrentes de l’un de ses médicaments princeps alors que ce statut avait été accordé au plan européen ;

  • d’autre part la mise en œuvre par le laboratoire d’une vaste campagne de dénigrement des médicaments génériques concurrents du médicament princeps concerné, propageant auprès des professionnels de santé un discours trompeur de nature à instiller un doute dans leur esprit sur l’efficacité et l’innocuité de ces génériques, notamment en déformant la portée de la mise en garde que l’autorité de santé avait décidé de faire inscrire au répertoire des génériques.

La cour d’appel ayant approuvé la condamnation prononcée par l’Autorité de la concurrence et simplement réduit le montant de l’amende infligée, le laboratoire en cause soutenait devant la Cour de cassation que les deux pratiques reprochées avaient été sanctionnées à tort, au motif qu’elles procédaient de l’exercice normal de la liberté fondamentale d’expression qui doit gouverner le dialogue entre les entreprises et les administrations dont elles relèvent. Le laboratoire en concluait que ces pratiques ne pouvaient être regardées comme un abus au sens des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du code de commerce.

La Cour de cassation rejette l’argument et reprend à son compte la distinction faite par l’arrêt d’appel entre le droit d’une entreprise en position dominante au respect de sa liberté d’expression et l’usage illégitime de cette liberté.

Le droit d’une entreprise en position dominante au respect de sa liberté d’expression

La cour d’appel affirme expressément et la Cour de cassation confirme qu’« une entreprise en position dominante a droit au respect de sa liberté d’expression ». Cette affirmation vise les entreprises en général et pas uniquement celles détenant une position dominante puisque la liberté d’expression est une liberté fondamentale de valeur constitutionnelle, reconnue notamment par les articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 11 et 13 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et limitée uniquement dans les cas prévus par la loi.

Selon le laboratoire, l’action menée auprès de l’Autorité française de santé et des professionnels du secteur faisait partie de sa stratégie de communication externe. N’ayant d’autre but que la défense de ses intérêts commerciaux, cette action serait restée dans les limites fixées par la loi et ne pourrait en conséquence être qualifiée d’abusive.

L’usage illégitime par une entreprise en position dominante de sa liberté d’expression

Pour la Cour de cassation au contraire, l’action menée par le laboratoire constitue un usage illégitime de la liberté d’expression visant à retarder la pénétration de plusieurs médicaments génériques sur le marché par le recours à une analyse juridique dont la fausseté est manifeste dans l’état du droit existant.

La Haute juridiction reconnaît qu’une entreprise en position dominante doit pouvoir proposer à une autorité publique une analyse juridique dans un contexte où l’interprétation des textes légaux et réglementaires est encore incertaine. Mais ne relève pas de l’usage légitime de la liberté d’expression l’intervention de cette entreprise dans le processus décisionnel d’une autorité publique consistant à soulever devant celle-ci une analyse juridique dont elle sait ou devrait savoir qu’elle est contraire à l’interprétation des textes applicables, dès lors que le débat ainsi ouvert devant cette autorité est susceptible d’entraver le libre jeu de la concurrence sur le marché dominé. En effet, dans le contexte d’une judiciarisation certaine des questions de santé, toute contestation devant une autorité sanitaire peut conduire inéluctablement en raison de sa responsabilité à un ralentissement du processus décisionnel, ce qu’aucun laboratoire ne peut ignorer. La Cour de cassation en conclut que c’est donc le fait même de soulever un débat juridiquement infondé qui est de nature à produire un effet anticoncurrentiel. Surgit alors une nouvelle question, celle dont l’objet est d’apprécier la notion de débat juridiquement infondé…

Max Vague, Docteur en droit, Maître de conférence des universités, Avocat

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