Affaire de la Dépakine : précisions sur l'étendue de la responsabilité de l'État

30.01.2025

Droit public

La cour administrative d’appel de Paris reconnaît la responsabilité de l’État en raison d’une carence fautive de l’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé dans sa mission de contrôle de l’information incluse dans l’autorisation de mise sur le marché de la Dépakine. Elle apporte également d’utiles précisions sur les questions, comme souvent complexes, d’imputabilité et de causalité.

Cinq arrêts de la cour administrative d’appel de Paris marquent un nouvel épisode dans l’affaire de la Dépakine (CAA Paris, 14 janv. 2025, n° 22PA02381, n° 21PA04398, n° 21PA04849, n° 21PA01990, n° 21PA02510, AJDA 2025, p. 119, J.-M. Pastor). Les juges d’appel viennent en effet de se prononcer sur des recours de familles de victimes cherchant à mettre en cause la responsabilité de l'État en raison de la faute qu’il aurait commise dans l’exercice de ses pouvoirs de police sanitaire relative aux médicaments. Dans ces différentes affaires, des patientes s’étaient vu administrer de la Dépakine lors de leur grossesse. Ce médicament commercialisé depuis 1967 (et depuis 1973 par le laboratoire Sanofi) contient du valproate de sodium. Il est surtout utilisé dans le traitement de l’épilepsie ; il l’est aussi dans celui des troubles bipolaires. À partir des années 1980, Il est admis que l’exposition in utero au valproate de sodium peut être à l’origine de malformations congénitales. Au début des années 2000, un lien est également établi entre cette exposition et l’existence de troubles neuro-développementaux chez l’enfant.

Droit public

Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.

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L’affaire de la Dépakine est à l’origine d’un abondant contentieux surtout sur les volets civil et pénal. Elle a même donné lieu à une première action de groupe en santé intentée par l’association d’aide aux parents d'enfants souffrant du syndrome de l'anti-convulsivant (APESAC) sur la base du dispositif législatif du 26 janvier 2016 (v. l'article 184 de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé). Des actions en responsabilité ont également été exercées devant la justice administrative visant à obtenir la condamnation de l’État à raison d’une carence fautive (v. notamment TA Montreuil, 2 juill. 2020, n° 1704275, n° 1704392 et n° 1704394, RFDA 2020, p. 1131, concl. R. Felsenheld ; Dalloz actualité 15 juill. 2020, M.-C. de Montecler ; AJDA 2020, p. 2102, S. Brimo). La cour administrative d’appel de Paris est ici saisie d’appels dirigés contre des jugements du tribunal administratif de Montreuil. Il lui revient de préciser les conditions d’engagement de la responsabilité de l’État au titre de sa mission de pharmacovigilance.

L’articulation entre le dispositif législatif d’indemnisation amiable des victimes de la Dépakine et le recours en responsabilité devant le juge administratif 

Face à l'ampleur des dommages corporels, et dans le prolongement d’un rapport de l’inspection générale des affaires sociales (Enquête relative aux spécialités pharmaceutiques contenant du valproate de sodium, IGAS, Février 2016), le législateur (article 150 de la loi n° 2016-1917 du 29 décembre 2016 de finances pour 2017, v. C. santé publ., art. L. 1142-24-9 à L. 1142-24-18) est intervenu pour mettre en place un dispositif d’indemnisation amiable des victimes du valproate de sodium. La procédure est menée sous l'égide de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM). Le fonctionnement de ce dispositif, dont l’objectif était pourtant de faciliter l'indemnisation des victimes, s’avère décevant (sur ce point, v. : le Rapport d'information n° 904 (2021-2022) fait au nom de la commission des finances du Sénat, déposé le 28 septembre 2022. Sur celui-ci, v. : Dalloz actualité 10 oct. 2022, J.-M. Pastor). Cette procédure n’a heureusement pas un caractère exclusif. L’article L. 1142-24-9 du code de la santé publique prend effectivement soin de préciser que le dispositif législatif d’indemnisation peut trouver à s’appliquer « Sans préjudice des actions qui peuvent être exercées conformément au droit commun ». Dans l’affaire n° 21PA04398 (et pour partie, dans l’affaire n° 21PA02510), la situation est particulière car les parents ont accepté les offres d'indemnisation amiable faites par l'ONIAM pour l'État, ce qui les a conduits à conclure des protocoles transactionnels. L’autorité de la chose jugée de la transaction explique qu’au point 8 de l’arrêt la cour indique « La signature, par les intéressés, de ces protocoles d'indemnisation et l'acceptation des offres amiables faites par l'ONIAM pour l'État, qui respectent les conditions de licéité et de respect de l'ordre public (…), comportent des concessions réciproques et équilibrées et visent à la réparation intégrale des préjudices subis, emporte nécessairement renonciation (…) à toute action indemnitaire en réparation des préjudices subis du fait de la faute de l'État dans l'exercice de ses pouvoirs de police sanitaire, y compris ceux que l'ONIAM a refusé d'indemniser ».

Pour le reste, les victimes ont la possibilité de se tourner vers le juge, ce qu’elles ont pris le parti de faire dans les différentes affaires commentées (dans l’affaire n° 22PA02381, les requérants saisissent la juridiction administrative car ils jugent trop basses les offres d’indemnisation faites par l’ONIAM sur le fondement du II de l’article L. 1142-24-16 du code de la santé publique).

L’engagement de la responsabilité de l’État pour faute au titre de l’activité de pharmacovigilance

Les juges d’appel considèrent que la responsabilité pour faute de l’État dans l’exercice de ses pouvoirs de police sanitaire relative aux médicaments est susceptible d’être engagée.

À titre liminaire, on rappelle que la police du médicament a été transférée en 1993 du ministre de la santé au directeur général de l’Agence du médicament remplacée en 1998 par l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) à laquelle succédera l’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé (ANSM). En tout état de cause, dès lors que les décisions du directeur général de l’Agence sont prises au nom de l’État (C. santé publ., art. L. 5322-2), c’est bien la responsabilité de ce dernier qui doit être recherchée.

En premier lieu, la suffisance d’une faute simple dans ce domaine, pourtant situé au carrefour des activités de contrôle et de police, était évidente au regard de la solution adoptée par le Conseil d’État dans l’affaire du Médiator (CE, 9 nov. 2016, n° 393108, Mme Bindjouli ; n° 393904, Mme Georgel ; n° 393902, Mme Faure c/ Ministre des Affaires sociales, de la Santé et des droits de la Femme). Il avait en effet choisi de renoncer à l’ancienne exigence de la faute lourde en matière d’activité de pharmacovigilance (CE, ass., 28 juin 1968, n° 67593, Sté mutuelle d’assurances contre les accidents en pharmacie, Rec. p. 411). Les juges d’appel adoptent d’ailleurs, et comme avant eux ceux du tribunal administratif de Montreuil, une motivation similaire à celle des décisions du 9 novembre 2016 qui reprenaient elles-mêmes celle de l’affaire du sang contaminé (CE, ass., 9 avr. 1993, n° 138653, M.D., M.G., M. et Mme B., Lebon, p. 110). C’est ainsi qu’au regard de la « nature des pouvoirs » détenus par les autorités en charge de la police sanitaire relative aux médicaments et des « buts en vue desquels ces pouvoirs leur ont été attribués », la responsabilité de l'État est susceptible d’être engagée « pour toute faute commise dans l'exercice de ces attributions ».

En second lieu, les décisions viennent alimenter une nouvelle fois le contentieux de la carence fautive.

Dans les affaires commentées, la question centrale est celle de la suffisance de l’information délivrée aux patientes sur les risques encourus par la prise de Dépakine pendant la grossesse. Les informations relatives aux médicaments passent principalement par le bais de deux documents fournis par le producteur du médicament, titulaire de l’autorisation de mise sur le marché accordée ici par le directeur général de l’Agence. Il y a d’abord le résumé des caractéristiques du produit (RCP) qui est destiné aux médecins prescripteurs. Il y a ensuite la notice à l’attention des patients, laquelle doit être établie en conformité avec le RCP (v. C. santé publ., art. R. 5121-149). De manière logique, ces deux documents, qui accompagnent l’autorisation de mise sur le marché, se doivent d’être en adéquation aux données acquises de la science d’où leur caractère évolutif.

La cour administrative d’appel va identifier une carence fautive de l’Agence dans sa mission de contrôle de l’information figurant dans ces documents de nature à engager la responsabilité de l’État. Dans les affaires n° 21PA01990 et n° 21PA02510, ni le RCP, ni la notice ne reflète l’état des connaissances scientifiques. Dans les affaires n° 21PA04849 et n° 21PA04398, selon la cour, si le contenu du RCP a permis de délivrer une information suffisante sur les risques de l’usage du valproate de sodium pendant la grossesse, tel n’est pas le cas de celui de la notice. Elle conclut « Il résulte de ce qui précède qu'en ne modifiant pas ou en ne faisant pas modifier l'autorisation de mise sur le marché de la Dépakine afin que la notice soit conforme au RCP et reflète ainsi l'état des connaissances scientifiques et informe directement les utilisatrices des risques en cas d'exposition du foetus à ce médicament, l'agence exerçant au nom de l'Etat ses missions de pharmacovigilance a manqué à ses obligations de contrôle, et, ce faisant, commis une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat ».

 Précisions sur l’imputabilité et la causalité

En premier lieu, les juges d’appel confirment le refus des juges de première instance d’appliquer le système de la condamnation in solidum, mécanisme qui désigne « l'obligation pour chacun des codébiteurs d'être tenu au tout vis-à-vis de la victime » (H. Belrhali, Les coauteurs en droit administratif, LGDJ, 2003, p. 270). Selon la jurisprudence administrative, le principe reste largement en effet celui selon lequel la personne publique auteur d’une faute ne peut être condamnée qu’à hauteur de sa part de responsabilité dans la survenance du préjudice. Mais elle applique l’obligation in solidum en cas de pluralité d'auteurs collaborant de manière étroite dans le cadre de la mise en œuvre d’un service public (v. CE, ass., 9 avril 1993, n° 138653, M. D.) ou encore « lorsqu'un dommage trouve sa cause dans plusieurs fautes qui, commises par des personnes différentes ayant agi de façon indépendante, portaient chacune en elle normalement ce dommage au moment où elles se sont produites » (CE, 2 juill. 2010, n° 323890, Madranges). Et il s’avère que la santé est le domaine de prédilection du système, évidemment favorable aux intérêts des victimes, qu’est la condamnation in solidum. Son adoption aurait ici permis de condamner l’État pour le tout, à charge pour lui de se retourner, via des actions récursoires, contre le laboratoire Sanofi ou les médecins ayant assuré le suivi de la patiente. Mais la cour a jugé, conformément à la position adoptée par le Conseil d’État à propos du Médiator, que l’on ne rentrait pas dans le cadre de l’une des exceptions. En conséquence, la responsabilité de l'État est susceptible d’être limitée par des fautes exonératoires du laboratoire et/ou des médecins, prescripteurs sur lesquels pèse une obligation d’information du patient (v. C. santé publ., art. L. 1111-2 et R. 4127-35). Par exemple, dans l’affaire n° 21PA04398, au regard des circonstances de l'espèce, les juges d’appel considèrent que la société Sanofi n’a pas commis de faute mais que le neurologue en a commis une de nature à exonérer l'État de sa responsabilité à hauteur de 30 %. Dans les affaires n°21PA04849 et n° 21PA01990, pareille solution est retenue concernant Sanofi mais les juges concluent à l’absence de fautes des différents médecins ayant suivi la patiente. La part de responsabilité de l’État est portée à 100%. Dans l’affaire n° 21PA02510, seule une carence du laboratoire est retenue qui fait porter sa part de responsabilité à 50%.

Les familles de victimes font évidemment les frais des inconvénients du dualisme juridictionnel. Il leur incombe, pour obtenir une indemnisation de la part du laboratoire ou du médecin prescripteur, de saisir le juge judiciaire qui ne sera d’ailleurs pas lié par le partage de responsabilité opéré par son homologue administratif.

En second lieu, dans un souci de bienveillance à l’égard des victimes, et comme l’avaient fait les juges de Montreuil, les juges d’appel appliquent un système présomptif permettant d'identifier une relation causale directe entre l’exposition in utero au valproate de sodium et les dommages corporels de l’enfant. Certes, il n’y a pas, à l’inverse de la situation qui s’observe dans le contentieux des vaccinations contre l’hépatite B, un contexte d’incertitude scientifique. Comme il l’a été signalé, le lien entre cette exposition et les pathologies ne prête pas à discussion. La présomption de causalité se justifie par le fait qu’il pourrait tout de même être complexe pour les familles d’avoir à prouver que certaines malformations et / ou certains troubles d’un enfant en particulier résultent de la prise de Dépakine durant la grossesse. La cour prend soin de préciser que l’admission d’un lien causal direct suppose que le traitement au valproate de sodium se soit poursuivi au cours de la grossesse et que les pathologies ne soient pas imputables à une autre cause que cette exposition. Dans l’affaire n° 21PA04849, la cour juge que s’agissant de troubles visuels non répertoriés dans le Protocole national de diagnostic et de soins " Embryo-foetopathie au Valproate " de 2017 et fréquents chez les jeunes enfants, le lien avec le traitement au valproate de sodium n’est pas établi (point 26).

En troisième lieu, le manque d’information est considéré comme n’étant pas la cause directe des dommages corporels subis par les enfants (pour un précédent en matière de devoir d’information du patient : CE, sect., 5 janv. 2000, Cts Telle, Rec. 2000, p. 5). Selon les arrêts du 14 janvier, il doit donc s’analyser comme étant simplement à l’origine d’une perte de chance de se soustraire aux risques qui se sont réalisés, en changeant par exemple de traitement, sous réserve que cette possibilité existe. L’utilisation de la perte de chance conduit, comme le montrent les arrêts commentés, à un système de pondération de la réparation, tributaire d'une appréciation du juge sur l'ampleur de la chance perdue (à l’opposé de cette solution, pour une défense de l’octroi d’une réparation intégrale : v. conclusions R. Felsenheld, préc.).

Les arrêts du 14 janvier traduisent des solutions assez équilibrées. D’un côté, les juges confirment, dans l’intérêt bien compris des victimes, la suffisance de la faute simple et l’usage de la présomption de causalité. De l’autre, ils montrent que le juge administratif veille de manière attentive à ce que l’État ne soit pas condamné à payer une somme qu’il ne doit pas, quand bien même la réparation intégrale des victimes de la Dépakine est susceptible d’en pâtir.

Christine PAILLARD, Maître de conférences à la faculté de droit et de science politique, Université de Rennes
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