Covid-19 : des experts-comptables fatigués et sous pression

13.04.2021

Gestion d'entreprise

Les professionnels du chiffre doivent faire face à la détresse émotionnelle de leurs clients tout en gérant leur cabinet dans ce contexte de crise inédite. Fatigue, isolement, surcharge mentale, les impacts psychologiques sont nombreux. Témoignages.

Alors que la France est de nouveau confinée depuis le 4 avril en raison de la situation sanitaire, la pandémie de Covid-19 bouleverse chaque jour un peu plus les cabinets comptables qui sont en première ligne auprès des entreprises depuis plus d'un an. "Au début de la crise, c’était brutal mais tout le monde avait l’énergie. Aujourd’hui, le confinement persiste, l’énergie diminue car on ne voit pas d’issue", confie Christophe Santiago, associé chez Sogirex Walter France (50 personnes). Au lendemain de l’allocution d’Emmanuel Macron du 31 mars, les collaborateurs de ce cabinet occitan étaient "désabusés", selon l'expert-comptable.

Bloqués, usés, fatigués

L’observatoire Amarok, association qui s’intéresse à la santé physique et mentale des entrepreneurs, parle à ce propos d’un phénomène nouveau lié à la crise inédite que nous vivons : le "syndrome d’empêchement", c’est-à-dire un sentiment d’impuissance des chefs d'entreprise dans le contexte actuel. "Avec ces conditions sanitaires, on est bloqué, confirme Christophe Santiago. Avancer tous les jours sans perspectives, c’est compliqué".

A cela s'ajoutent la fatigue et la lassitude classiques. "Nous avons fourni beaucoup de travail. Nous sommes aujourd’hui dans un état de fatigue intellectuelle, constate l'associé de Sogirex. Les collaborateurs sont usés. Ils ont été sur-sollicités sur les parties fiscale et sociale et ont dû gérer psychologiquement les clients".

Pour "remonter le moral des troupes", Christophe Santiago espère que le gouvernement accordera des délais supplémentaires pour boucler la campagne fiscale 2021. De quoi alléger un peu la surcharge de travail à laquelle doivent faire face les cabinets comptables, surtout en cette période fiscale. Le président de l'Ordre des experts-comptables a demandé à la DGFiP "une période de tolérance" concernant le dépôt des déclarations fiscales pour les exercices clos en 2020 et 2021. 

L'angoisse du télétravail

Le travail à distance pèse aussi sur les cabinets. "Le télétravail à 100% n’a pas aidé les collaborateurs, notamment au deuxième confinement. Nous avons besoin de lien social", poursuit Christophe Santiago. Au point que Sogirex a fait passer 50% de ses effectifs en présentiel et 50% en télétravail (le ratio est même de 75%-25% dans certaines agences). "Pour essayer de redonner une cohésion et se ressouder". Mais les dernières annonces du 31 mars ont de nouveau rebattu les cartes. "Le télétravail devient systématique. On repart à la maison..." soupire Christophe Santiago. "Même moi je me sens usé".

Un sentiment d’isolement partagé par Ivan Tocchio, dirigeant des cabinets Expert & conseil et Expert & audit (10 personnes) dans les Bouches-du-Rhône. "Pendant le premier confinement, le télétravail de mes collaborateurs a été très difficile à supporter. Le fait de venir seul au bureau sans l’équipe c’était bizarre, et au bout de quelques semaines c’est devenu pesant, se rappelle l’expert-comptable. Pour ce deuxième printemps confiné, nous allons essayer de ne pas retomber dans les mêmes travers. Car on peut vite se retrouver dans une situation d’angoisse permanente, au-delà de la fatigue et du stress. Nous avons donc décidé collectivement que l’équipe soit présente au cabinet deux fois par semaine".

Pour tout dirigeant de cabinet, c'est aussi toute une réorganisation du travail qu'il a fallu mettre en place à cause du travail à distance. "Les experts-comptables continuent d’aller au bureau mais ont dû gérer leurs équipes qui, elles, sont davantage en télétravail, ce qui génère du stress et une surcharge mentale, analyse Laure Chanselme, psychologue du travail chez Amarok (association qui s'intéresse à la santé mentale et physique des travailleurs non salariés). Ils subissent une pression à cause de cette réorganisation".

Echanges entre confrères et cellules d'écoute

Dans ce contexte, garder le lien - aussi - avec d’autres experts-comptables se révèle primordial. "Faisant partie de différents réseaux, on discute avec des dirigeants d’autres cabinets mais aussi des chefs d’entreprise de tous bords", indique Emmanuel Larrazet, président de SR Conseil. Echanges de bonnes pratiques et retours d’expériences. Pour cet expert-comptable à la tête d’une structure de 500 personnes, il s’agit de "vaincre l’isolement du dirigeant". Au quotidien, il travaille en lien étroit avec son directeur général pour "ne pas être seul à porter le poids" de cette crise. "C’est important de partager, de ne pas se renfermer sur soi-même".

Y compris pour les collaborateurs. Des dispositifs de soutien ont été mis en place dans plusieurs cabinets. SR Conseil a réactivé une cellule d'écoute pour ce troisième confinement. "On accompagne les clients dans leur détresse, donc on dit à nos collaborateurs : préservez-vous, ne prenez pas tout sur vous", explique Emmanuel Larrazet. "Il faut être bien dans sa tête pour pouvoir accompagner les clients". Des ateliers dénommés "oxygène" ont aussi été organisés avec les managers et les associés pour "libérer la parole" et "capitaliser" sur les bonnes pratiques en cette période de crise.

Chez In Extenso, le numéro vert est toujours actif et une application "My mental energy pro" permet aux collaborateurs de "prendre un peu de recul" par rapport à la crise, avec des exercices de méditation, des fiches pratiques sur le travail à distance, type "comment faire une pause pour se reconcentrer" ou "comment planifier ses activités". A ce jour, 1000 collaborateurs sur les 5000 ont déjà téléchargé l'application. 

"Mon ressenti, je le laisse de côté"

La pression est généralement forte dans la profession du chiffre et la crise de la Covid-19 n'a fait que la renforcer. "Les experts-comptables ont du mal à lâcher prise, d’où un risque d'épuisement, note la psychologue Laure Chanselme. Leur travail demande à être perfectionniste et exigeant. Ce sont des facteurs de risque". Et "ils n’ont pas forcément les épaules pour gérer la détresse émotionnelle de quelqu’un d’autre".

Avec cette crise, "on ne maîtrise pas tout. On est plus dans l'instantanéité. Il faut rester humble", concède Emmanuel Larrazet de SR Conseil. Certains, comme Ivan Tocchio, indiquent "tenir le cap". "On a une équipe consciencieuse et soudée, on est dans le même bateau. On s’est bien battu pour nos clients et aujourd’hui ils nous le rendent bien. Cette crise a renforcé nos liens. Même si la fatigue est là, l’espoir est aussi toujours présent", relève le dirigeant d'Expert & conseil.

D'autres professionnels "s'oublient" un peu. "Mon ressenti, je le laisse de côté. Mon travail c’est de conserver l’énergie de mes collaborateurs et de remonter le moral de mes clients", résume Christophe Santiago. Un état d’esprit classique, selon Laure Chanselme. "L’expert-comptable passe après son cabinet donc il se met en danger pour sauver son entreprise. Mais c’est tout l’inverse qu’il faut faire. Il faut préserver sa santé pour tenir sur la durée. Sans l’expert-comptable, le cabinet n’existe pas ; personne ne peut le remplacer". 

Sas de décompression

Pour préserver sa santé, il est donc important de savoir décompresser. "Depuis le début de la crise, je me suis fixé de garder les samedis après-midi et les dimanches pour le repos intellectuel et psychologique, quels que soient les problèmes au cabinet", indique Christophe Santiago.

Emmanuel Larrazet s’accorde quant à lui une demi-journée "de temps en temps" pour "déconnecter et se ressourcer psychologiquement". "Il faut se prévoir des temps pour des activités différentes", glisse le président de SR Conseil. Pour Ivan Tocchio, c’est le sport qui l’aide à tenir : vélo, jogging, natation. Et dans cette période crise, "c’est là que la famille prend tout son sens. Je ne suis pas isolé".

Céline Chapuis

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