Dysfonctionnement du guichet unique : experts-comptables et avocats réclament la réouverture à 100 % d’Infogreffe

23.01.2023

Gestion d'entreprise

Jusqu’à ce que le guichet unique soit complètement opérationnel, l’ordre des experts-comptables et l’IFEC demandent aux pouvoir publics la réactivation du portail infogreffe.fr. Emmanuel Raskin, président national de l'ACE (Avocats, ensemble) brandit la menace d’un référé-suspension. De son côté, Bercy entend accélérer le calendrier pour que le guichet unique se suffise à lui-même en mars. L'INPI, en charge du guichet, assure que des améliorations sont apportées au quotidien.

"Est-ce typiquement français de vouloir remplacer quelque chose qui fonctionnait bien par quelque chose qui ne fonctionne pas ?", a raillé ce mercredi l'expert-comptable Christophe Priem lors d’un point presse sur le guichet unique à Paris. Citant les nombreux retours négatifs de sa profession collectés dans un livre blanc présenté le 18 janvier (bugs de saisie, SIRET et adresses non reconnus, documents inutiles exigés, hotline saturée, délégation de paiement impossible, etc.*), le président de l’Institut français des experts-comptables et des commissaires aux comptes (IFEC) et son vice-président, Damien Charrier, demandent aux pouvoirs publics de rouvrir dès à présent la plateforme Infogreffe pour tous les services, le temps que le guichet unique, via lequel presque toutes les formalités juridiques des entreprises doivent être réalisées depuis le 1er janvier, soit pleinement opérationnel (cf. encadré pour connaître la position de Bercy).

Une manœuvre également exigée par la présidente du Conseil national de l’ordre des experts-comptables (CNOEC), Cécile de Saint Michel, qui a interpelé les pouvoirs publics le 14 janvier dernier.

Là, ça ne fonctionne pas parce qu’il y a eu un piratage, mais de toute façon, ça ne fonctionnait pas avant

"Si les procédures de secours évitent un blocage plus important de la vie juridique et économique des entreprises et des travaux des cabinets d’expertise comptable, elles restent lourdes à mettre en œuvre", précise-t-elle, mentionnant le "retour au traitement papier" et la "multiplication des interlocuteurs". Contacté également sur le sujet, le syndicat ECF (Experts-Comptables et Commissaires aux Comptes de France) ne nous a pas répondu. 

À ce jour, Infogreffe a été réouvert seulement pour les formalités de modification (en cas de problème sur le guichet entreprises) et de radiation (possibilité ouverte sans condition), la déclaration des bénéficiaires effectifs isolée et le dépôt d’acte isolé.

"Bruno Le Maire a engagé une discussion assez ferme avec l’INPI pour améliorer dès les prochaines semaines [ce qui doit l’être] sur les modifications ; le travail sera réalisé d’ici à la fin du mois de février, c’est un engagement du ministre de l’Économie", a tenté de rassurer mardi la ministre chargée des PME, Olivia Grégoire, à l’Assemblée nationale, mettant en avant les problèmes engendrés par l’attaque informatique dont a été victime le site. Une justification qui laisse pantois l'IFEC et Emmanuel Raskin, président national de l'ACE. "Là, ça ne fonctionne pas parce qu’il y a eu un piratage, mais de toute façon, ça ne fonctionnait pas avant", souffle-t-il.

De son côté, le Conseil national des barreaux (CNB) demande dans une résolution adoptée par l’assemblée générale du 13 janvier "qu’un accès spécial et/ou des plages horaires dédiées aux professionnels soient créés au sein de l’assistance de l’Inpi, afin que les professionnels soient assurés de trouver une réponse aux difficultés qu’ils rencontrent dans des délais acceptables et compatibles avec les contraintes des acteurs économiques" et réclame auprès de Bercy des "clarifications utiles et nécessaires sur les procédures de secours qui doivent être harmonisées".

Conséquences concrètes

Au quotidien, Alexandre Meschberger de l’Association des experts-comptables et commissaires aux comptes stagiaires (ANECS) qui réalise "tous les jours des formalités sur le guichet unique et le guichet entreprises" perd patience. "Avec la période fiscale qui commence, nous n’avons pas de temps à perdre. C’est extrêmement énervant de devoir faire des allers-retours sur le site et charger la page en permanence, témoigne-t-il. L’INPI m’a dit plusieurs fois au téléphone qu’il y avait un bug et que je devais me reconnecter sur le site l’après-midi ou le lendemain."

Même son de cloche du côté de Wahib Dahmani, président du club des jeunes experts-comptables et commissaires aux comptes (CJEC). "C’est un véritable fiasco, s’emporte-il.

Aujourd’hui, créer une société, procéder à une modification juridique, c'est devenu une véritable angoisse

Nous sommes tous vent debout contre cette réforme. Elle nous met en difficulté vis-à-vis de nos clients qui ne comprennent pas pourquoi les formalités prennent autant de temps. Aujourd’hui, créer une société, procéder à une modification juridique, c'est devenu une véritable angoisse. Indirectement, ce sont les entreprises qui en paient les conséquences."

"Le retard dans les formalités va bloquer les financements, les investissements, les subventions, les constructions de sociétés et donc l'économie, dans un contexte qui mérite de soutenir le dynamisme des entrepreneurs, interpelle le futur candidat à la présidence du CNOEC, Damien Cherrier. Par exemple, le problème de dépôt des comptes a des conséquences concrètes sur toute la chaîne de BFR [besoin en fonds de roulement], alerte-il. Nous avons une année 2023 qui n’est pas évidente, nous accompagnons nos clients sur l’énergie, nous allons arriver dans le dur avec les remboursements de PGE, les tribunaux de commerce ont repris leur activité après deux ans de disette, l’Urssaf a repris les assignations, etc. La trésorerie est un sujet pour 2023. On pourrait imaginer à tort qu’il s’agit de simples conséquences de formalisme et qu'en fin de compte, c'est un machin administratif qui n'a pas beaucoup d'impact sur l'économie réelle. Nous ne devons pas penser que ces problèmes n’affectent pas l’économie."

"Ce n’est pas un coup de gueule corporatiste, appuie Christophe Priem, même si cela désorganise en interne nos services juridiques. Nous voulons de la simplification administrative pour nos entreprises et non pour l’État.

Les modifications, ce n’est pas possible, alors on crée une SCI parce que l’on sait que les constitutions fonctionnent

La priorité principale est la désorganisation de nos clients. On a tous des cas concrets où il a fallu acheter des biens immobiliers. Les modifications, ce n’est pas possible, alors on crée une SCI parce que l’on sait que les constitutions fonctionnent, illustre-il. Il y a des choses importantes à faire que l’on ne peut pas réaliser comme les dissolutions-liquidations. Il y aura peut-être des entreprises qui vont passer à côté d’investissements ou qui vont se retrouver pénalisées parce que la formalité n’a pas été faite. Quant aux inquiétudes sur les délais et la sécurité juridique, l’administration fiscale ne nous répond pas. Nous ne savons pas où nous allons, nous sommes un peu dans le flou artistique."

Problème de méthode

Si le bien-fondé de la réforme est salué par la majorité des acteurs, la méthode employée par le gouvernement et la décision de ne pas reporter l’entrée en vigueur de la voie unique dérange. "En 2019, la loi Pacte prévoit l’entrée en vigueur du guichet unique au 1er janvier 2023. A l’époque, on se disait que le délai était louable, que l’on avait du temps, rappelle Emmanuel Raskin. Sauf que le décret d’application qui a permis la transition n’est intervenu que le 18 mars 2021 [soit un délai trop court selon lui]. Pour Infogreffe, il a fallu pratiquement cinq ou six ans pour que le système soit opérationnel et efficace."

Outre la rapidité avec laquelle le dispositif a dû être déployé, le manque de concertation (considération ?) avec les formalistes étonne.

On veut simplement un process qui fonctionne

"À chaque fois que le gouvernement ne fait pas appel aux professions réglementées en charge de l’économie, il y a un couac, estime Christophe Priem. Pour la DSN, le gouvernement n'avait pas demandé notre avis. Ça a été un bazar sans nom pour la mettre en place. Et le prélèvement à la source a fonctionné parce que son entrée en vigueur a été décalé d’un an et que les experts-comptables notamment, ont été sollicités pour mettre en place le processus. Il faut se poser les bonnes questions."

"Si la réforme de la DSN avait été appliquée en l'état initial, ça n'aurait pas fonctionné, rebondit Damien Charrier. Souvenons-nous également du RSI auquel des entrepreneurs n'étaient pas affiliés ou appelés sur des bases erronées. Il aura fallu, pour l'anecdote, que la coiffeuse de l'Assemblée nationale ait à faire avec le RSI pour que le problème surgisse. Aujourd’hui, nous avons suffisamment de recul et d'expérience pour savoir quelles sont les méthodes qui fonctionnent et celles qui ne fonctionnent pas."

Désormais, qu’importe la méthode, Wahib Dahmani veut "simplement un process qui fonctionne". "Nous souhaitons que le gouvernement reconnaisse qu’il est allé un peu trop vite sur le guichet unique, rouvre non pas partiellement mais totalement les services d’Infogreffe et règlent les dysfonctionnements que les professionnels de terrain remontent objectivement auprès des services ministériels, résume-t-il. Une fois que le guichet sera opérationnel, on fermera définitivement Infogreffe et nous travaillerons tous sur la plateforme de l’Inpi."

Vers un référé pour suspendre le guichet ?

"Comment peut-on prétendre que tout sera opérationnel avec autant de bugs rencontrés depuis la mise en place du guichet et maintenir une échéance drastique au 1er janvier 2023 ? On pouvait aménager le transitoire", regrette Emmanuel Raskin qui, d’un air badin, prévient : "Se pose la question dans l'esprit de certains qui en ont assez de subir ces tracas si cette disposition réglementaire ne pourrait pas faire l'objet d'un petit recours. 

À côté du recours pour excès de pouvoir qui impacte les actes réglementaires, se tient ce fameux référé magique qui permet, quand l'urgence le justifie et que le recours pour excès de pouvoir a été régularisé, de demander un sursis à exécution d'une disposition réglementaire. Là, la loi prévoirait toujours une mise en vigueur au 1ᵉʳ janvier mais il n’y aurait plus d’application. Est-ce la solution que le gouvernement souhaite ?", s’interroge l’avocat qui prévient : "Si les difficultés continuent, nous y réfléchissons sérieusement".

Révouverture d'Infogreffe : la position de Bercy

Sans se prononcer explicitement sur un éventuel retour de la plateforme Infogreffe.fr, le bureau de presse de Bercy a indiqué que "l’objectif est d’accélérer le calendrier pour basculer toutes les formalités [de modification] du guichet entreprises vers le guichet unique en mars", précisant que "le cadre juridique a permis que les formalités non disponibles sur le guichet entreprises (ex. : dépôt de compte isolé) soient réalisables via Infogreffe, ou par papier".

Quant à savoir pourquoi la date d'entrée en vigueur du dispositif n'a pas été reportée malgré les dysfonctionnements constatés l'année dernière, Bercy avance que "110 000 formalités de création avaient été réalisées correctement en 2022" et qu'une "procédure de continuité a été mise en place pour permettre de traiter les dysfonctionnements, notamment ceux liés aux formalités de modification". Surtout, cela "aurait nécessité une modification législative". Un retour devant les députés que l'on imagine indésirable. 

 

* Contacté sur les dysfonctionnements mentionnés, Bercy nous a indiqué hier :

  • que des bugs de saisie étaient effectivement identifiés dans certaines pages du site guichet unique, que le problème des SIRET et adresses non reconnus a été signalé et serait "en cours d'analyse" (selon l'INPI également contacté sur les dysfonctionnements, le problème concernerait "des non-reconnaissances de communes, en particulier dans le cas de fusion de communes" mais ce bug "serait résolu") ;
  • qu'aucun document demandé était inutile même s'ils "n'étaient pas obligatoires juridiquement"  mais qu'un "travail de simplification était en cours" (l'INPI indique que les situations sont traitées "au cas par cas") ;
  • que la hotline "a pu être saturée notamment au démarrage du guichet, en raison de l’attaque informatique qui a accru le nombre d’appels" (l'INPI nous a précisé que "le nombre de téléconseillers augmente quotidiennement depuis début janvier", que le temps d’attente serait "inférieur à 10 minutes" et que "plus de 90 % des appelants seraient pris en charge") ;
  • que les bugs nécessitant une reconnexion étaient liés à l'attaque informatique ;
  • que la délégation de paiement n'est à ce jour juridiquement pas possible "en raison du cadre applicable à la comptabilité publique" (l’INPI étant un établissement public) ;
  • et que les formalités de dissolutions-liquidations étaient "maintenant accessibles sur le guichet". 
Matthieu Barry

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