Infanticides : l’impact des chiffres

Infanticides : l’impact des chiffres

09.02.2018

Action sociale

Médias et politiques le répètent en boucle : 2 enfants par jour seraient tués en France, essentiellement dans un cadre intrafamilial, soit environ 700 par an. Un dossier réalisé par Laurent Puech tente de démontrer que ce chiffre n’est pas fiable, vraisemblablement excessif et utilisé à des fins de dramatisation. Enquête sur un débat difficile à aborder de façon dépassionnée.

« Cela fait des années que le chiffre de deux enfants tués par jour est l’objet de controverses. On assiste à une confrontation entre ceux qui affirment qu’il y a une très grande quantité de morts d’enfants non élucidées, dont beaucoup seraient des homicides dissimulés, et ceux qui pensent que ce fameux chiffre n’a pas été prouvé, et qu’il est sans doute très surestimé », relate Fabienne Quiriau, avec ce qui ressemble à un fond de lassitude. Mais si cette controverse revient si souvent, c’est sans doute qu’elle a sa raison d’être », poursuit la directrice générale de la fédération des associations de protection de l'enfant (Cnape).

La publication en janvier par Laurent Puech d’un document visant à déconstruire ce chiffre, et les réactions offensées qu’elle suscite en retour n’en seraient-ils que les derniers avatars ? Peut-être. À moins qu’ils ne donnent l’occasion de percevoir plus clairement pourquoi ce sujet peine à être abordé de façon dépassionnée.

Tentative de déconstruction

Le dossier réalisé par l'ancien président de l’Association nationale des assistants de service social (Anas), Laurent Puech, aujourd’hui formateur et animateur du site « SecretPro.fr », décrit et questionne l’enracinement dans l’espace public d’un chiffre « jamais démontré », mais sans cesse repris par les médias et les politiques, du fait de son caractère sensationnel. Un chiffre qu’on ne pourrait pas mettre en question sans être accusé de dénier ou de minimiser l’horreur de ces violences commises sur des enfants. Les premières occurrences de ce chiffre remonteraient à 1981. Avancé par des associations militantes, il était alors repris de ci de là « avec une certaine distance ». Mais pour Laurent Puech, c’est l’étude de l’U750 de l’Inserm consacrée à la mort des nourrissons et publiée en 2008 qui aurait contribué à lui donner l’aura scientifique à l’origine de sa large diffusion. L’étude, issue des données hospitalières et judiciaires de trois régions sur la période 1996-2000, aboutissait à la mise en évidence d’une sous-estimation du nombre d’homicides de nourrissons par la source officielle (Centre d’épidémiologie sur les causes de décès ou CépiDc) et proposait de corriger le chiffre officiel par un facteur de 3 à 10. Dans le cadre des données obtenues par l’enquête auprès des hôpitaux, ce facteur s’élevait même à 15 : 32 cas avaient été recensés par les chercheurs comme des homicides, là où le CépiDc n'en mentionnait que 2.

Or pour Laurent Puech, cette étude qui présentait l’intérêt de pointer des défaillances dans le recueil de données sur les infanticides, aurait dû être utilisée avec la plus grande prudence. Pour deux raisons selon lui. D’une part, parce qu’elle comporterait des faiblesses méthodologiques importantes. D’autre part, parce qu’elle aurait donné lieu à des extrapolations « incroyables ».

Action sociale

L'action sociale permet le maintien d'une cohésion sociale grâce à des dispositifs législatifs et règlementaires.

Découvrir tous les contenus liés
Extrapolations

Laurent Puech regrette en effet que la pédiatre et épidémiologiste à l’origine de cette étude, Anne Tursz, ait appliqué dans ses écrits et interventions ultérieurs le facteur le plus élevé obtenu dans l’étude (le facteur 15) pour proposer une évaluation du nombre total d’infanticides en France. Extrapolation géographique donc et extrapolation d’un âge ciblé (les 0-1 ans) à un autre beaucoup plus large. En outre, il constate que ce facteur 15 continue d’être utilisé au fil des années, sans tenir compte de l’évolution des pratiques de décompte des infanticides ni de la tendance générale à la baisse des homicides en France.

Dans les actes du colloque organisé en juin 2013 sur les maltraitances infantiles, un tableau évaluait ainsi le nombre annuel d’homicides d’enfants en France sur la période 2002-2011 en s’en référant à l’enquête Inserm U750. Il faisait apparaître jusqu’à 810 morts par an (chiffre de 2002). « C’est là que s’est opéré le lien entre l’étude de l’Inserm et ce fameux chiffre de 2 enfants tués par jour, qu’elle est venue crédibiliser, cautionner scientifiquement », déplore Laurent Puech.

Ce dernier estime que l’épidémiologiste a usé de ces extrapolations dans une « éthique de conviction », en vue d’alerter les pouvoirs publics sur une thématique qui lui tenait à cœur, mais aux dépens d’une « éthique de responsabilité ». « Elle [y] est parvenue en effet. Les extrapolations qu’elle propose peuvent créer de l’émotion et constituer un levier pour peser sur la décision politique. Mais elles ne sont pas crédibles. Or, les responsables politiques ont besoin de données fiables pour prendre des décisions pertinentes et efficaces », conclut l’étude de Laurent Puech.

Ce dernier estime aussi que ce chiffre choc stigmatise les professionnels de la protection de l’enfance, jugés incapables de protéger les enfants, et risque de conduire au développement de mesures de placement plus précoces « dans le but de protéger les institutions "au cas où il y aurait un drame" ».

Loi santé du 26 janvier 2016

Morceaux choisis d'un texte aux multiples facettes

Je télécharge gratuitement
Pression médiatique

Interrogée par nos soins, Anne Tursz dit regretter qu’autant d’énergie ait été consacrée par Laurent Puech à la décrédibiliser et mettre en doute la fiabilité de son étude. « Son texte est rempli d’erreurs et montre son ignorance de la méthodologie scientifique », riposte-t-elle. Elle explique n’avoir retenu comme homicides dans son étude que les cas qui ne faisaient aucun doute, et s’être appuyée sur un comité de pilotage très pointilleux pour examiner les cas litigieux, afin de ne rien surévaluer. Quant à l’extrapolation aux enfants de 1 à 15 ans, elle lui aurait été arrachée par la grande presse. « Quand les journalistes tiennent un chiffre, ils ne le lâchent plus et ils vous mettent une pression pas possible. C’est une guerre perdue. Comme ce chiffre de deux enfants tués par jour n’était pas déraisonnable non plus - surtout si on pense aux néonaticides qui ont lieu à foison, sans qu’on puisse en évaluer le nombre, et à tous ces accidents d’enfants qui sont des homicides déguisés – je me suis dit que je pouvais le leur accorder, si ça leur faisait plaisir ». Elle déplore à l’inverse qu’une étude comme celle de Laurent Puech n’ait « d’autre effet que de donner un sentiment d’impunité à ceux qui se sentent propriétaires de leurs enfants et agissent dans l’intimité du cercle familial ».

Exigence de rigueur

Pour le sociologue Laurent Mucchielli, qui a publié l’étude de Laurent Puech sur son site, porter une analyse critique sur des chiffres largement repris par la presse a au contraire toujours un fort intérêt. Lui a souvent eu l’occasion, dans son champ de recherche, de repérer « comment une hypothèse peut se transformer en affirmation et servir un discours politique et médiatique » – qu’il s’agisse de la violence, de la délinquance des jeunes, des étrangers en France…. « Là, il s’agit de la cause des enfants. Mais aussi formidable une cause soit-elle, la même exigence de rigueur s’impose. Je trouve donc important que le débat soit ouvert, et je publierai toute réponse argumentée qui sera proposée », indique-t-il. Obtenir enfin des chiffres fiables permettrait sans doute de pacifier un débat qui bascule vite dans l’émotionnel, tant le sujet éveille des représentations insupportables. N’importe-t-il pas avant tout de comprendre la réalité de ce phénomène et d’améliorer l’action publique, plutôt que d’effrayer les uns ou d’accuser les autres ?

Sensibiliser

Cette amélioration des données statistiques est le premier objectif du plan de mobilisation et de lutte contre les violences faites aux enfants 2017-2019. Face aux importantes lacunes actuelles dans l’identification des décès d’enfants liés à des violences, le plan fixe un travail important à réaliser pour sensibiliser les professionnels de santé, systématiser les examens post-mortem en cas de mort inattendue de nourrissons (c’est l’une des préconisations du plan), mais aussi organiser de façon cohérente le recensement et la transmission des données tant dans le champ de la santé que le champ judiciaire. L’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) a été chargé de centraliser et de publier ces données. Une première édition a eu lieu en janvier, mais l’ONPE invite à prendre ces données avec précaution. « Le chiffre de 67 enfants décédés dans un cadre intrafamilial, que nous obtenons, a été établi sur la base des seuls faits révélés à la police. On sait qu’on est en-deçà de la réalité, mais pas dans quelle proportion », relate Milan Momic, chargé d’étude à l’ONPE. Il envisage un travail long, et pas nécessairement aisé, pour sensibiliser les professionnels de la santé et de la justice à ce sujet délicat, et faire passer de nouvelles pratiques dans les mœurs.

Laetitia Darmon
Vous aimerez aussi

Nos engagements