Les juristes de l’agroalimentaire ne connaissent pas la crise

Les juristes de l’agroalimentaire ne connaissent pas la crise

04.05.2020

Gestion d'entreprise

La règlementation publiée en cette période d’état d’urgence sanitaire n’a pas de secret pour eux… Les directions juridiques du secteur sont hyper sollicitées afin d’assurer la production et l’approvisionnement des grands distributeurs.

« Nous n’avons quasiment jamais été aussi mobilisés ». Chez Tereos - un des leaders mondiaux de la production de sucre, d’alcool et de produits dérivés de l’amidon - la direction juridique, fiscale et compliance, gérée par Sarah Leroy, tourne « à plein régime ». En plus de son activité traditionnelle, une multitude de questions juridiques liées au Covid-19 sont à élucider dans un timing parfois très serré. Un défi que relèvent tous les jours les juristes du secteur de l’agroalimentaire. Retour d’expérience.

Tereos transforme des matières premières agricoles pour livrer de grandes enseignes, comme Coca Cola ou Mondelez. Acteur majeur de la filière agroalimentaire, le groupe a récemment transformé son activité pour produire des solutions hydroalcooliques à destination des Agences régionales de santé et des hôpitaux des régions proches. Présent en Asie - notamment en Chine - et très implanté en Europe et au Brésil, Tereos « a vécu le Covid-19 d’Est en Ouest », explique Sarah Leroy. Il a fallu s’organiser « pour maintenir le fonctionnement de notre outil industriel ».  

« Nous faisons partie du cœur du réacteur »

« Nous faisons partie du cœur du réacteur », lance Sarah Leroy. Son équipe - qui participe aux cellules de crise mises en place par le groupe - a été largement occupée par les questions juridiques autour de la logistique et des restrictions de circulation des biens et des personnes prises dans certaines régions du monde. Tant pour s’approvisionner en matières premières que pour livrer la marchandise, « le sujet du transport routier, ferroviaire ou maritime est un enjeu très important pour nous ». Les contrats de transports ont été réanalysés. Notamment du fait de l’augmentation des coûts des prestations ressentie dans un premier temps. 

« La situation a été très tendue au niveau de la logistique et des transports », analyse Valérie Weil-Lancry, la directrice juridique de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) en charge des relations commerciales. L’Association est fortement mobilisée pour accompagner ses membres - dont Tereos. 

« Avec le confinement, un effet de panique s’est fait ressentir chez les consommateurs. Les ventes et les volumes de produits ont dépassé ce que nous n’avions jamais vu en France. Il a fallu suivre derrière ». 

Pour faire face, la cellule de crise de l’ANIA a remonté les difficultés de ses membres au ministère des transports. Et le gouvernement a légiféré « pour lever les freins et rétablir le fret ferroviaire ». « L’interdiction de la circulation des poids lourds le dimanche et les jours fériés a, par exemple, été levée ». 

Analyser l’avalanche de nouvelles normes

En charge des questions de droit social, la direction juridique de Tereos a aussi planché sur l’organisation du travail dans ses usines ainsi que sur les conditions de travail de ses transporteurs et logisticiens à la lumière du nouveau cadre légal : « nous mettons à leur disposition du gel hydroalcoolique et des installations sanitaires ». Le respect des gestes barrières commande encore de « digitaliser » au maximum « les lettres de voyages » que l’on se passe traditionnellement de mains en mains. Et il a fallu vérifier que les transporteurs « aient toute la documentation nécessaire » pour circuler librement en Europe. Notamment les attestations de déplacement en période de confinement qui varient d’un territoire à l’autre. « En France nous devons appliquer le droit français, mais en Espagne la règlementation espagnole, etc. ».

« L’UE et la France ont beaucoup légiféré, avec de nombreuses lois, décrets, et ordonnances, tout comme des recommandations ou des avis provenant des différents ministères et autorités. Nous sommes sollicités pour interpréter les règles de droit - en prenant en compte la hiérarchie des normes - afin de leur trouver une mise en application rapide. Nous sommes dans l’immédiateté. Nous devons parfois trouver des solutions en quelques heures aux questions que nous adressent les opérationnels », témoigne Sarah Leroy. 

Gérer les promotions et les renégociations contractuelles

Au-delà de la veille règlementaire, le droit des contrats et de la distribution occupe beaucoup les juristes du secteur. Pour le groupe Ferrero, la période de Pâques a été particulière cette année. 

« Tous nos produits étaient déjà dans les points de vente ou en entrepôts avant que ne débute le confinement. L’enjeux pour nos équipes a été de mettre en avant nos chocolats dans les magasins et dans les drive », explique Valérie Quesnel, la directrice juridique et conformité de Ferrero en France. 

Son équipe a dû travailler, avec les collègues des autres directions - notamment la direction commerciale - pour assurer une distribution optimale des produits. 

Les juristes sont aussi interrogés sur la poursuite des contrats en cours, notamment ceux dont l’exécution a été empêchée ou sera retardée, sur la gestion des commandes passées, sur les éventuelles difficultés de paiements des clients, etc. « La grande distribution continue d’acheter mais le hors domicile (restaurants, distribution automatique, etc.) est malheureusement à l’arrêt ».

« Pour nos membres [comme Ferrero, ndlr], il est nécessaire de ne pas être pénalisés si les taux de service, les délais et conditions de livraisons habituelles ne peuvent pas être honorés », mentionne Valérie Weil-Lancry. Dans cette optique, l’ANIA a adressé un courrier aux enseignes de la grande distribution. « Certaines nous ont répondu. Il y a une collaboration pour œuvrer ensemble à notre mission de nourrir les Français ». Et elle rappelle qu’une ordonnance vient suspendre les clauses pénales en période d’urgence sanitaire.   

Des conventionnelles annuelles à revoir ?

« Alors que les conventions annuelles entre fournisseurs et grands distributeurs étaient à peine signées [elles doivent être finalisées au 1er mars de chaque année, ndlr], leur exécution a été bouleversée du fait de la crise sanitaire », note Valérie Weil-Lancry. 

« Les entreprises et les distributeurs n’ont pas pu assurer une exécution classique de leurs contrats. La demande ayant jusqu’à doublé sur certains aliments, les opérateurs ont du faire des choix, comme se concentrer sur la production des produits standards, éviter le suremballage, etc. Ce qui va poser beaucoup de questions ».  

La Commission d’examen des pratiques commerciales s’est emparée de la question et travaille à la rédaction d’un guide des bonnes pratiques sur le sujet.

« Les relations entre producteurs et distributeurs sont souvent très tendues. Mais en ce moment il y a une union sacrée de la filière agroalimentaire pour assurer l’approvisionnement des Français. C’est à souligner et nous espérons que cet état d’esprit prévaudra à l’avenir », conclue Valérie Weil-Lancry. 

« Il y aura un avant et un après »

Chez Ferrero « on anticipe [deja] les éventuelles demandes de renégociation des contrats » post état d’urgence sanitaire, note Valérie Quesnel. « Il y aura un avant et un après ». « Par ailleurs, les clauses de force majeure des contrats seront vraisemblablement revues pour viser les cas de pandémie sanitaire ». Et le groupe prépare déjà les fêtes de Noël. « Avec les questions juridiques liées au Covid-19 qui s’ajoutent, notre charge de travail est très importante ». La direction juridique devra donc être « encore plus efficace et pragmatique ».

Sophie Bridier

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