Dans cette chronique, Sophie Rousseau, experte Secteur Santé Economie sociale et associée au sein du Groupe Alpha, analyse les apports de la loi du 29 janvier 2025 qui instaure, à compter du 1er janvier 2027, un ratio minimum de soignants par patient hospitalisé au sein des établissements du service public hospitalier, soit principalement les hôpitaux publics et les établissements de santé privés d’intérêt collectif (gérés par des associations, fondations, mutualistes).
La loi du du 29 janvier 2025 instaure un nombre minimum de soignants par patient hospitalisé au 1er janvier 2027. Ce principe de ratios minimum était régulièrement réclamé par des experts, des professionnels et des organisations syndicales face à une dégradation continue des conditions de travail en raison notamment du manque de personnel.
Si cette loi reste en attente de décrets d’application pour sa mise en œuvre effective, elle pose dès aujourd’hui de multiples enjeux. Tout d’abord, elle ne s’appliquera que dans les établissements du service public hospitalier, soit principalement les hôpitaux publics et les établissements de santé privés d’intérêt collectif (gérés par des associations, fondations, mutualistes). Elle laissera de côté le secteur commercial (cliniques, hôpitaux privés), marquant ainsi une forme de rupture d’obligations mais aussi d’attractivité (faire revenir les soignants grâce à des conditions de travail plus acceptables) qui interroge.
Parallèlement, elle laisse entiers d’autres questionnements, notamment concernant les enjeux sociaux et économiques de faisabilité pour l’administration et les employeurs, alors que, d’après certains experts, et selon les ratios retenus, il pourrait être nécessaire de recruter jusqu’à 150 000 soignants pour un montant de plusieurs milliards d’euros à financer par la sécurité sociale. A long terme, des économistes de la santé prévoient néanmoins que cette mesure pourrait générer des économies en réduisant les hospitalisations évitables et en améliorant la qualité des soins.
Selon nous, cette mesure de minimum de soignants par patient n’est cependant pas utopique, puisque des pays la pratiquent déjà : certains Etats américains, Californie en tête, et australiens, mais aussi en Europe (Pays-de-Galles et Ecosse, sans caractère obligatoire cependant pour ces derniers).
Avant d’étudier les enjeux sociaux et économiques induits par un tel changement, il convient de regarder en détail ce que la loi prévoit… et ce qu’elle ne prévoit pas. En effet, le législateur a souhaité rester sur des grands principes, renvoyant les définitions opérationnelles (des emplois concernés, des seuils par service) qui sont très attendues par les agents et les salariés, à la Haute autorité de santé (HAS), autorité publique indépendante à caractère scientifique.
Par nature, ces nouveaux ratios, dits "qualitatifs", seront moins contraignants que les ratios actuels de certaines spécialités très techniques, comme la réanimation, que l’on appelle "ratios de sécurité. Il n’est pas prévu que le non-respect de ces ratios qualitatifs conduise à des fermetures de lits mais qu’il déclenche une alerte à l’Agence Régionale de Santé (ARS) au bout de trois jours d’écart constaté. Le concept de "standards souples" (1) est ainsi avancé par le rapporteur, amorçant déjà des craintes sur le fait que le non-respect des ratios reste sans conséquence. Le délai de trois jours questionne également, trop long pour certaines spécialités ou trop court pour prendre des mesures structurelles.
Deux ans a minima sont laissés à la HAS pour établir des critères pertinents et applicables afin d’éviter l’écueil "d’une uniformisation bureaucratique des ratios" (2). Les rapporteurs indiquent que la HAS devra valoriser une approche "terrain" auprès des personnels, avec l’objectif d’établir, pour une durée de cinq ans, un seuil de soignants par patient au niveau national pour chaque spécialité et chaque type d’activité de soins hospitaliers, en tenant compte de la charge en soins associée et pouvant distinguer les besoins spécifiques à la spécialisation et à la taille de l’établissement. A titre d’exemple, en Californie, la définition des ratios minimum obligatoires a fait l’objet d’intenses débats de 1999 à 2002 entre les syndicats infirmiers et les organisations patronales. Le California State Department of health services a finalement tranché pour une proposition de compromis entre les deux.
Gestion du personnel
La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :
- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.
Beaucoup de questions, voire de craintes ou, à l’inverse, d’espoirs, ont été exprimées concernant l’adoption mais surtout l’application de cette loi.
Pour en revenir à nos questionnements initiaux, les personnels, ainsi que leurs représentants, auront-ils leur mot à dire sur la définition, la mise en place et le suivi de l’application de ces ratios ? Pourront-ils faire valoir leurs retours de terrain, valoriser la réalité de leur travail ? Nos interventions nous montrent en effet la diversité d’appréciation d’une charge de travail, en fonction, certes, de la situation médicale de chacun des patients mais aussi de leur situation sociale, des aléas de la journée, des locaux et du matériel à disposition… et, en fonction du salarié lui-même : selon que l’on soit, par exemple, au début ou à la fin d’une vacation de 12 heures, le ressenti de la charge de travail ne sera pas le même. La charge en soins présente également de multiples facettes, comme, par exemple, le temps consacré aux soins de base, celui dédié aux soins techniques et celui pour les soins relationnels et éducatifs, comme les définit la méthode SIIPS (3). De plus, la charge de travail peut être analysée au travers de méthodes de quantification (exemple de la chrono-analyse de la méthode SIIPS) et/ou d’approches cliniques, telles que l’observation du travail qui est une des caractéristiques de l’analyse ergonomique.
La participation des salariés et des agents, et de leurs représentants, reste donc à préciser. Le texte législatif prévoit que, dans chaque hôpital, l’organisation des soins sera soumise "pour approbation " (4) à la Commission médicale d’établissement (CME) et à la Commission de soins infirmiers, de rééducation et médico-techniques (CSMIRT). Cette dernière, composée de représentants des personnels paramédicaux, se concentre sur les aspects techniques, qualité et organisationnels des soins.
Le comité social d’établissement (CSE) dans le secteur privé non lucratif ou dans la fonction publique hospitalière et sa formation spécialisée en matière de santé, de sécurité et des conditions de travail (F3SCT), obligatoire à partir de 200 agents, ne sont pas cités dans la loi, même à titre consultatif sur les questions socio-économiques et de conditions de travail en lien avec l’instauration des ratios. Certains pays ayant mis en place ce type de ratios se sont engagés plus nettement sur ce sujet. C’est le cas de la Nouvelle-Ecosse au Canada. Dans tous les services des hôpitaux de cette province, le personnel infirmier peut suivre les ratios mis en place et demander une évaluation s’il juge nécessaire d’augmenter le nombre de soignants. Ils font partie du processus de décision.
Enfin, le coût de la mise en place des ratios n'a pas été évalué et, faute de financements dédiés, pourrait, dans un premier temps, aggraver le déficit budgétaire des établissements avant d’en constater le retour sur investissement observé ailleurs. Le rapport parlementaire cite notamment une étude parue en 2021 dans The Lancet montrant que, dans le Queensland (Australie), les économies réalisées par la diminution des durées de séjour et des réadmissions représentent le double du coût engendré par la hausse des effectifs d’infirmiers.
Selon les statistiques du syndicat National Nurses United de Californie, le nombre d’infirmières a bondi de 35 % entre l’année 2004, première année de réelle mise en place, et l’année 2019. Le syndicat témoigne (5) du fait que, les conditions de travail s’améliorant, des infirmières démissionnaires sont revenues, et certaines sont mêmes arrivées d’autres Etats américains pour venir travailler en Californie. D’un point de vue économique, cette mise en place a provoqué un recul de la marge des hôpitaux (le système de santé californien est majoritairement géré par des entreprises privées) et des économies à générer sur d’autres postes de dépenses, mais l’étude sur le cas australien montre que l’appréciation économique se doit d’être plus globale et vue comme un investissement dans le temps. Elle ne doit pas être seulement limitée à la quantification de la dépense.
Ainsi, de notre point de vue, une approche tenant compte des réalités du terrain sera indispensable. Les conditions de l’attractivité des métiers du soin devront être poursuivies également sur le plan salarial, après les premières marches franchies par la mise en place du Ségur, afin de réussir les recrutements prévus. Enfin, des moyens économiques dédiés pour les hôpitaux seront forcément nécessaires. Ceci, afin d’assurer la bonne mise en place et le respect des ratios minimum de soignants par patient et, surtout, de remplir leur objectif initial : revaloriser les conditions de travail des soignants et redonner confiance aux patients.
(2) Idem.
(3) La méthode des SIIPS est issue d'une étude menée dans les années 80 à l'Hôtel-Dieu de l’AP-HP, par l’infirmière générale. A l'époque, l'évaluation des soins reposait sur le dénombrement des actes de soins qui étaient ensuite valorisés. L'innovation fut d'utiliser une grille de score en lieu et place du dénombrement des soins et d'utiliser la chrono-analyse pour les valoriser.
(4) Nouvel article L.6124-4 du code de la Santé Publique. A noter que ces commissions ont un pouvoir consultatif et non délibératif.
(5) Des représentantes du NNU ont été invitées à témoigner lors d’une conférence de presse organisée en février 2024 par le syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI).
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