Marilyne Poulain : "La CGT a besoin d'une vraie culture du débat"

08.09.2022

Représentants du personnel

Marilyne Poulain, qui a incarné le combat de la CGT pour la régularisation des travailleurs sans papiers, a démissionné de ses mandats et quitte donc la commission exécutive confédérale (CEC) de la CGT. Elle aspire à une évolution du fonctionnement de la confédération de Montreuil. Interview.

Marilyne Poulain, vous êtes l'une des figures du combat pour la régularisation des travailleurs sans-papiers mené par la CGT. Or en juillet vous avez annoncé démissionner de vos mandats syndicaux alors que vous étiez membre de la commission exécutive confédérale de la CGT. Pour quelles raisons ? Le journal Libération a parlé de votre volonté de créer "un électrochoc" pour faire changer les choses à la CGT...

Plusieurs raisons sont à l’origine de ma décision. L’une d’elles est le décalage que je ressens avec une partie de l’organisation syndicale dont je dépends. Elle se replie de plus en plus sur elle-même, elle cultive des postures que j’estime dépassées comme ces histoires d'affiliation à la FSM qui sont à mille lieux des préoccupations des salariés (1), et, plus grave, elle adopte des positions autoritaires et même sexistes en n’hésitant pas à mettre en cause le travail de la cellule de veille interne à la CGT sur les discriminations entre femmes et hommes. Cette réalité, j’y ai été confrontée personnellement.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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De quelle façon ?

Quand vous vous retrouvez face à une salle qui vous hue alors que vous expliquez que la cellule de veille nous alerte sur le climat de violence sexiste du syndicat, ou encore que vous êtes prise à partie juste parce que vous évoquez la décision prise par la confédération d’imposer une parité femmes-hommes à la tête de chaque syndicat, vous éprouvez un grand moment de doute et d’échec (2).

J'ai ressenti une forme de sexisme de la part de certains militants 

 

 

J’ai ressenti cette forme de sexisme à d’autres moments, comme lors de la coordination des grèves que j’organisais pour les travailleurs sans papiers, où s’exprimait une forme de paternalisme de certains militants à mon égard, où certains voulaient reprendre le lead, comme si ce n’était pas à une femme d’assumer une grève aussi politique, la grève étant un « truc de mec », etc. Ce n’est ni de la rancœur ni de la haine de ma part, comme je l’ai parfois entendu,  mais un moment de désarroi par rapport aux valeurs auxquelles de crois. J’en ai parlé dans le texte expliquant les raisons de ma démission que j’ai publié sur les réseaux, mais j’ai mis deux ans à me décider à partir. Le deuxième décalage que j’ai éprouvé, c’est le rapport à la démocratie.

La démocratie au sein du syndicat ?

Oui, dans certaines organisations de la CGT, le syndicalisme est encore perçu comme quelque chose de très vertical, basé sur une lutte de classes assez fermée, peu ouverte aux autres organisations.

C'est souvent la loi du plus fort ! 

 

 

C’est souvent la loi du plus fort et le rapport de forces qui l’emportent. Or un des enjeux sociétaux importants aujourd’hui concerne notre rapport à la démocratie, la capacité d’écouter et de faire vivre le débat entre des positions divergentes et même différentes formes de luttes. L’autre raison de ma démission tient à mon engagement lui-même : il est très usant. C’est un travail de Sisyphe.   

Un travail de Sisyphe, c’est-à-dire un travail sans arrêt remis sur le tapis ?

C’est ça ! Cela fait quatorze ans que je milite sur cette question, et il faut se battre chaque fois, chercher à convaincre l’Etat, c’est incessant. Heureusement qu’on remporte quelques succès, et plusieurs luttes que j’ai coordonnées se sont conclu par de belles victoires. Je pense que ces dossiers ont fait bouger les lignes. Aujourd'hui, la réalité de la question posée par les travailleurs sans-papiers commence à être appréhendée différemment par l’Etat, même si les discours politiques officiels restent très durs avec l’immigration. Une partie des employeurs profite des sans-papiers pour les exploiter, mais une autre partie est d’ailleurs favorable à la régularisation de ces travailleurs, mais ils se heurtent à des préfectures hermétiques.

Pourquoi vous êtes-vous engagée aux côtés des travailleurs sans papiers ? Et pourquoi à la CGT ?

La discrimination et les inégalités de sexe, j’y ai été sensibilisée très tôt par l’intermédiaire de ma grand-mère, elle était juive allemande et son mari ne voulait pas la laisser travailler. J’ai dû l’accompagner pour les démarches administratives en France. Ensuite, la question de l’immigration m’a rattrapée après un passage au Chili où j'ai enseigné le français et l’histoire et où j’ai été confrontée aux conséquences d’une politique libérale. De retour en France, avec ma maîtrise de lettres et ma maîtrise de français langue étrangère, j’ai été embauchée en 2003 pour coordonner un projet d’alphabétisation dans les foyers de travailleurs migrants à Paris.

 En 2003, j'ai découvert la situation des travailleurs des foyers en travaillant à leur alphabétisation

 

 

 

Je formais et j’accompagnais une centaine de bénévoles qui intervenaient dans les foyers, auprès de personnes résidant en foyer dont j’ai alors découvert la situation : une grande partie étaient sans titre de séjour. Or en 2003, la question des travailleurs sans papiers n’était pas visible dans l’opinion. Elle l’est devenue progressivement avec les premières grèves locales de travailleurs sans-papiers, en 2006 et 2007 à Massy-Palaiseau (94) avec Raymond Chauveau de l’Union locale CGT. Et mon association a été confrontée à l’arrestation d’un travailleur sans papiers à l’occasion d’un déplacement culturel. Ces travailleurs, parce qu’ils ont peur de la police, sortaient rarement de leur lieu de travail et de leur foyer et nous avions lancé un programme d’activités culturelles pour eux, afin de les sortir de leur isolement. Cette arrestation a provoqué une prise de conscience dans l’association.

D’où votre investissement dans ces dossiers…

Nous nous sommes rapprochés du Gisti (groupe d’information et de soutien aux immigrés), nous avons créé une permanence d’accès au droit, nous avons formé les bénévoles sur ces questions, etc. Et l’association a adhéré à un collectif d’organisations ("Unis contre l’immigration jetable") constitué en 2006 contre la loi Sarkozy II. Quand les premières grèves des sans papiers ont eu lieu, comme j’étais l’une des représentantes de ce collectif, avec Nathalie Ferré, alors présidente du Gisti, et Catherine Teule, alors vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme, je suis allée à la rencontre de Raymond Chauveau, de l’UL CGT de Massy, sur le piquet de grève de Buffalo Grill. Il se passait là quelque chose d’inédit.

Un piquet de grève, ça ne paraît pas inédit...

Justement si ! Pour une fois, on plaçait la question des sans-papiers au niveau du travail, en les considérant comme des ouvriers acteurs de leur mouvement, usant de leur droit de grève. Ca m’a emballé. Nous avons monté un groupe de travail, "Syndicat sans-papiers", en lançant un 4 pages rassemblant des syndicalistes et des inspecteurs du travail afin de défendre les droits au travail des sans papiers. Ce 4 pages a sensibilisé les migrants sur leurs droits et ça a ouvert la voie à la grève coordonnée de 2008 à laquelle j’ai participé comme militante cette fois-ci, car je m’étais syndiquée à la CGT. Ces grèves ont été fortement médiatisées.

Coordonner des grèves de sans-papiers a permis d'obtenir des négociations pour les faire régulariser 

 

 

 

J’ai mis en place un piquet de grève dans le BTP chez Adec, un des sous-traitants de Bouygues qui avait notamment rénové un des bâtiments de l’Assemblée nationale avec des travailleurs sans papiers. J’ai participé à toutes les négociations avec l’union départementale CGT de Paris pour la régularisation des grévistes. Et en 2011, l’UD CGT de Paris m’a débauchée pour devenir salariée puis élue politique et dirigeante en charge de ces questions au sein de l’UD. Au dernier congrès confédéral de la CGT de Dijon, je suis devenue membre de la direction confédérale en charge du sujet des travailleurs sans-papiers à la fois au niveau national et parisien. Et Philippe Martinez m’a aussi confié la direction de Droit ouvrier (Ndlr : la revue juridique de la CGT). Ce cumul de responsabilités était d’ailleurs sans doute un peu trop lourd à porter…

La CGT est alors devenue très visible, à la pointe de ce combat pour les sans-papiers….

Oui, j’ai été l’une des chevilles ouvrières de ce mouvement puis une de ses organisatrices. En 2014, il y a eu un tournant avec les grèves des coiffeuses de Château d’eau, et des mouvements de travailleurs non déclarés et victimes de conditions de travail indignes. J’ai beaucoup bataillé pour imposer l’idée que l’exploitation des travailleurs sans papiers constituait une traite des êtres humains dans l’affaire des coiffeuses.

 L'exploitation peut revêtir la forme d'une traite des êtres humains

 

 

Alors qu’au départ le parquet ne voulait pas retenir cette qualification, la traite des êtres humains a finalement été reconnue par la justice. C’était une première dans le cadre d’une entreprise. Cela a ouvert la voie à d’autres affaires. Je suis aussi très fière de la décision judiciaire de 2019 reconnaissant la discrimination systémique des travailleurs maliens dans l’affaire du chantier de Breteuil. L’Etat a été mis face à ses contradictions : comment lutter contre le travail illégal si l’absence de titre de séjour permet à des employeurs d’exploiter ces personnes ? Ceux qui ne veulent pas régulariser sont ceux-là même qui ont tout intérêt à ce que ces travailleurs restent dans l’illégalité et donc restent vulnérables. Je crois qu’il y a eu une prise en compte par l’Etat de la situation de ces personnes travailleuses sans papiers en tant que victimes. Sur Europe 1, même Gérald Darmanin a salué le travail de la CGT sur ces dossiers…

Mais Gérald Darmanin tient toujours des propos très raides sur l’immigration…

C'est un peu le "en même temps" de notre président. Il exprime une position très régalienne (dénonciation de la délinquance et de l’immigration illégale) mais il me semble avoir une approche plus ouverte sur l’immigration professionnelle, d’autant qu’une partie du patronat réclame une autre approche que la seule fermeture.

La CGT a fait bouger les lignes 

 

 

La CGT a fait énormément bouger les lignes, y compris dans la réception de cette question dans la classe ouvrière et dans l’ensemble du salariat et de la population. On le voit dans l’évolution de l’opinion, de plus en plus favorable à la régularisation des travailleurs sans papiers. Sur cette thématique, un sondage est fait par Harris Interactive tous les 6 mois et chaque fois le pourcentage de réponses favorables à cette régularisation progresse (61% aujourd’hui) …Je l’ai souvent répété au ministère de l’Intérieur pour défendre mes demandes. La CGT a été très en pointe sur ces questions, mais ces valeurs sont bien sûr partagées par les directions confédérales des autres syndicats comme la CFDT ou FO.

Revenons à votre constat sur la CGT. Que souhaitez-vous voir changer au sein de ce syndicat ?

Il faut un cadre commun à toutes les organisations syndicales de la CGT pour traiter les problèmes de violence sexiste et sexuelle. Cela doit être proposé au prochain congrès confédéral et ça va dans le bon sens. Après, il faudrait aller plus loin.

Les violences sexistes et sexuelles devraient constituer un motif d'exclusion prévu par les statuts 

 

 

 

Il faut que ces violences sexistes soient considérées, dans les statuts de la CGT, comme un motif permettant d’exclure un militant de la CGT. A l’heure actuelle, lorsqu’un adhérent agit contre les valeurs que nous portons, il peut être radié, et cela s’est produit pour des personnes ayant basculé à l’extrême droite. Il faudrait qu’il en soit de même pour les violences sexistes. Mais aujourd’hui, avec la double affiliation syndicale de la CGT (au niveau départemental et fédéral), ces cas, même lorsqu’ils font l’objet d’une alerte de la cellule de veille, ne sont jamais tranchés : il faut que les deux structures soient d’accord et il arrive qu’une des deux prennent le parti de l’agresseur. Ce qui s’est passé au sein des syndicats CGT de la ville de Paris (éboueurs, petite enfance, animateurs, etc.) doit alerter la confédération : 500 militants qui dénonçaient les violences sexistes et sexuelles répétées de leur direction ont été démandatés. Si ces problèmes avaient pu être tranchés, si les responsables de ce climat sexiste -je parle de leur responsabilité politique, pas d’une responsabilité reconnue pénalement- avaient été exclus, ces 500 militants ne seraient pas partis. Tous ces militants sont tiraillés par des combats usants, quel gâchis ! Et la CGT, je le répète, a besoin d'une vraie culture du débat.

Qu'allez-vous faire à présent ?

Ce n'est pas encore décidé. Je dois réinventer mon engagement, mais toujours sur les questions d'immigration de travail.

 

(1) La FSM est la fédération syndicale mondiale d'obédience marxiste et communiste. Lors de son dernier congrès confédéral à Dijon, la CGT a voté, malgré l'avis défavorable de Philippe Martinez, une référence à la FSM, la direction confédérale ne parvenant pas à faire entériner plusieurs changements statutaires (lire notre article).Sur le parcours de Marilyne Poulain, voir aussi l'article du journal Le Monde.

(2) Deux affaires, évoquées par plusieurs journaux, ont secoué la CGT, l'une des rares confédérations à s'être dotée d'une cellule de veille sur les violences sexuelles et sexistes, un syndicat également en pointe pour les droits des LGBT. Mis en cause pour des agressions verbales sexistes et sexuelles, le secrétaire général du syndicat CGT nettoyage de Paris a obtenu un non-lieu sur une de ces affaires. Le porte parole de la CGT dans le Val-de-Marne, démis de ses fonctions au sein de la commission exécutive confédérale après des accusions d'agressions sexuelles, a été réintégré par la CGT à la suite du classement sans suite de la plainte qui le visait, au nom de la présomption d'innocence, alors que l'enquête interne de la cellule violences sexistes et sexuelles de la CGT avait conclu, selon le journal Libération, à une "relation déséquilibrée et de domination".  Sur ces affaires et sur les divisions internes de la CGT, voir cet article du Monde de février 2021. 

Bernard Domergue
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