Des médecins du travail s'inquiètent des conséquences du projet de loi Travail pour leur métier et la relation confidentielle qu'ils entretiennent avec les salariés. "Notre métier est de faire de la prévention, pas du sécuritaire", nous dit Martine Keryer, médecin du travail et secrétaire nationale CFE-CGC en charge des conditions de travail, de la santé au travail et du handicap, Interview.
Nous avons sollicité Martine Keryer, qui est à la fois médecin du travail et syndicaliste, chargée des questions liées à la santé au travail à la CFE-CGC, pour qu'elle nous donne son analyse sur la partie du projet de loi Travail concernant la médecine du travail. Le projet de Myriam El Khomri vise en effet à supprimer la visite d'embauche à la médecine du travail pour tous les salariés afin de la remplacer par une "visite d'information et de prévention", seuls certains salariés restant soumis à la visite d'embauche pour obtenir une aptitude. Le projet de loi harmonise également les deux procédures de reclassement en cas d'inaptitude, que celle-ci soit professionnelle ou non. Interview.
C'est la mort annoncée du rôle préventif des médecins du travail ! Ce qui nous a beaucoup fait réagir avant le dépôt du projet de loi Travail, et que nous pensions parvenir à faire modifier, c'est la partie concernant les visites d'aptitude sécuritaires. Dans le projet de loi, depuis l'histoire de l'accident d'avion (Ndlr : crash de l'Airbus du 24 mars 2015 provoqué par un pilote suicidaire), le gouvernement a prévu que les médecins du travail donneront une aptitude uniquement pour les postes dits sécuritaires et ceux qui présentent un risque particulier (postes liés à la conduite, à l'aérien, à la sécurité des tiers dans l'environnement de travail, etc.). Mais les autres salariés n'auront plus du tout d'aptitude.
Le rôle du médecin du travail, lors de la visite d'aptitude, est de préserver l'employabilité du salarié en veillant à ce que le travail n'altère pas la santé du salarié. Si, en tant que médecin, vous voulez maintenir le salarié en poste et avoir sa confiance, vous ne pouvez pas faire une visite sécuritaire qui au final va aboutir à une inaptitude. Je vais prendre un exemple. Je vois un salarié que je ne sens pas aller très bien et donc je le mets en arrêt de travail. Quelque temps plus tard, il revient vers moi en me disant : "Voilà, je veux me réintégrer doucement à mon poste de travail, je prends encore un peu de médicaments mais je me sens bien et je peux conduire". Vais-je lui dire : "Ah, non, halte-là, vous êtes sur un poste sécuritaire et je ne peux pas vous laisser reprendre le travail si vous faites de la conduite" ?"

Jusqu'à présent, en tant que médecin du travail, notre métier consiste à faire de la prévention pour maintenir les salariés en entreprise et dans leur travail. Ce n'est pas notre rôle que de faire du sécuritaire. Si nous endossons cette mission, nous risquons de perdre toute la confiance que les salariés nous portent. Cette confiance est essentielle. C'est parce que nous établissons un contact lors de la visite d'embauche que des salariés qui ne présentaient lors de cette visite aucune pathologie reviennent ensuite nous voir pour nous dire : "J'ai oublié de vous dire que j'étais épileptique ou que je prenais des tranquilisants" car ils avaient peur de le dire lors de la visite d'embauche.
Mais qu'est-ce qu'un métier à risque ? La population que nous défendons à la CFE-CGC, les techniciens et les cadres, n'est pas généralement dans un métier à risque : ils ne respirent pas des produits cancérigènes ou de l'amiante. Pour autant, la population des cadres, surtout ceux au forfait, sont très mal traités au travail avec un nombre inimaginable de risques psychosociaux et de burn-out, non comptabilisés d'ailleurs puisque les burn-out ne sont pas répertoriés en maladie professionnelle : c'est donc une population à risque ! Nous sommes donc opposés à cette idée que seules les populations ayant un risque dur et donc visible puissent voir un médecin du travail. Le chirurgien qui s'est suicidé à l'hôpital Pompidou ne faisait-il pas partie des catégories à risque ? Cette approche représente pour moi un déni complet des risques psychosociaux.
Ces visites d'information et de prévention sont prévues pour l'ensemble des salariés à la place des actuelles visites d'embauche. Pour nous, à la CFE-CGC, ces visites doivent être obligatoirement faites par un membre de l'équipe médicale du service de santé au travail. C'est à dire par un médecin, un collaborateur médecin ou un infirmier en santé au travail. Or la ministre du Travail a déjà évoqué dans des discours la possibilité que cette visite soit menée par un membre de l'équipe pluridisciplinaire comme un ergonome ou un psychologue du travail, et de façon collective. Ces professionnels ont bien sûr tout à fait leur place dans le travail collectif du service mais la visite doit rester individuelle et médicalisée, avec un professionnel tenu au secret médical. Si vous organisez une visite collective, quelqu'un qui a un handicap ne va pas lever le doigt pour dire : "C'est bien gentil, vous m'informez et vous faites de la prévention mais moi j'ai des problèmes à mon travail !" Seul un dialogue singulier dans un cabinet avec un professionnel de santé lié au secret peut permettre ce genre d'échanges.

Nous ne pourrons pas sans doute pas, malheureusement, revenir sur l'idée de visites sécuritaires, mais sur le point des visites d'information, je crois que nous pouvons réussir à faire évoluer le texte car l'Ordre des médecins va dans le même sens que nous. Par ailleurs, l'échéance des visites médicales n'est pas précisée dans le texte. Si les salariés censés occuper un métier à risque devraient voir le médecin tous les 4 ans et un infirmier entre-temps, quid de tous les autres salariés ? Si en tant que médecin je ne vois pas les salariés régulièrement, comment puis-je faire de la prévention sur le burn-out et jouer mon rôle de lanceur d'alerte collectif ?
Oui car c'est primordial. Une petite anecdote : j'ai beaucoup d'associations, qui sont un milieu où il y a de la maltraitance vis à vis des salariés, et chaque fois que je reçois un salarié en visite d'embauche, je ne leur dis pas que leur nouveau milieu professionnel est difficile, bien sûr (notamment parce que les administratifs sont bénévoles ce qui a des effets sur les heures de travail des salariés), mais je lui dis toujours que je suis à sa disposition s'il a le moindre problème quel qu'il soit. Et c'est déjà arrivé que des salariés reviennent me voir en me disant : "Quand vous m'aviez dit ça, je n'avais pas compris mais au fil du temps, j'ai pensé à votre petite phrase et j'ai demandé à vous voir car je suis très mal au travail". S'il n'y a plus ce lien, pourquoi les gens viendraient-ils nous voir ? Nous avons aussi un rôle très important dans les risques psychosociaux : les RPS représentent 60% des visites. Il y a des jours où sur ma porte j'ai envie d'écrire : "Cabinet de psychologie ou de psychiatrie".
Le gouvernement prétend que les médecins du travail perdent beaucoup de temps à faire des visites d'aptitude et que cela ne sert à rien. C'est une idée qui chemine depuis longtemps, et qui a été reprise dans le rapport Issindou. La vérité, c'est que le gouvernement s'appuie sur le fait qu'il n'y a pas assez de médecins du travail et donc que les entreprises arrivent difficilement à faire passer les visites d'embauche, ce qui entraîne un risque juridique pour les entreprises. Pour supprimer le risque, supprimons donc la visite d'embauche !

Mais les employeurs qui connaissent bien les questions de la sécurité au travail (je pense notamment au groupe paritaire au sein du COCT, le conseil d'orientation des conditions de travail) disent eux-aussi qu'on ne peut pas supprimer la visite d'embauche car ce serait encore plus dangereux pour eux d'embaucher des personnes ayant des problèmes de santé sans qu'ils le sachent. A la CFE-CGC, nous disons que la fiche d'aptitude du médecin du travail s'impose à l'employeur : si le médecin du travail écrit "apte avec un aménagement de poste", l'employeur est obligé de suivre cette préconisation. Prenons l'exemple d'une caissière employée en libre service qui a un problème de dos. Le médecin du travail va écrire : "Apte au poste de caissière mais ne doit pas faire de manutention". Si le médecin n'a plus cette possibilité de faire un aménagement de poste, il devra écrire : "Inapte au poste de caissière". On sera très rapidement sur le champ de l'inaptitude et le licenciement potentiel. C'est une grande inquiétude pour les salariés en situation de handicap.
Aujourd'hui, quand un salarié ou un employeur conteste un avis d'aptitude, il saisit l'inspecteur du travail qui demande l'avis du médecin inspecteur. Cette procédure nous convient car c'est un médecin qui est chargé de donner son avis, avec lequel nous pouvons échanger sur le champ de la santé. Mais comme il n'y a pas assez de médecins inspecteurs et que cela pose des problèmes de retard dans certaines régions, le projet de loi met en place une autre procédure consistant à confier l'examen de la contestation aux prud'hommes. Cela ne sera pas évident pour les salariés d'aller aux prudhommes, où par ailleurs le côté médical sera gommé. Cela risque de compliquer les choses et de faire traîner encore plus les dossiers.
Les changements apportés sont peu nombreux et pour nous insignifiants.
Je participe au rassemblement organisé par la CFE-CGC le 3 mai, jour de l'ouverture du débat sur le projet de loi Travail à l'Assemblée nationale. Après avoir fait tout ce qu'il était possible pour tenter de convaincre le gouvernement d'infléchir son projet, nous espérons maintenant convaincre les parlementaires de modifier ce texte par la voie des amendements, ne serait-ce que pour sauver la visite individuelle par l'équipe médicale, pour éviter toute dérive.
Pour en savoir plus |
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Pour en savoir plus sur la partie du projet de loi Travail qui concerne la médecine du travail, vous pouvez consulter le rapport parlementaire établi après les premières modifications des députés (voir ici l'article 44) et consulter :
Signalons encore à propos des conditions de travail :
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Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
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