Quand des contre-propositions font échec à un projet de délocalisation

Quand des contre-propositions font échec à un projet de délocalisation

03.12.2024

Bruno Bothua est le secrétaire adjoint du CSE de Hill-Rom Baxter, une entreprise de 450 salariés qui fabrique notamment des lits d'hôpitaux près d'Auray, dans le Morbihan. Ce militant CGT chevronné nous explique comment son syndicat a pu éviter, grâce à des contre-propositions conçues avec le personnel et un expert, un projet de délocalisation en 2014.

A l'heure où les annonces de fermetures de sites et de plans sociaux se multiplient (voir notre dernier article sur Valeo), il peut paraître singulier de s'intéresser à une initiative syndicale datant de 2014 et qui concerne une forme de démocratie sociale au travail. Mais voilà : l'évocation de cette histoire, par le syndicaliste Alain Alphon-Layre lors d'un débat la semaine dernière à Paris, nous a donné envie d'en savoir plus.

Et qu'avons-nous appris en appelant Bruno Bothua, un des fers de lance de cette histoire ? Qu'il s'agissait rien moins que de faire échec à un projet de délocalisation d'une partie des emplois d'un site breton. Et que ce projet, grâce à des contre-propositions formulées par la CGT avec l'ensemble du personnel et le concours d'un expert Secafi, a été bel et bien abandonné ! 

Une usine et un centre de ventes

Basée à Pluvigner, près d'Auray dans le Morbihan, l'usine Hill-Rom Baxter (*) emploie aujourd'hui environ 450 personnes dans la fabrication de lits pour hôpitaux, tables de chevet et autres matériels médicaux. Le site comprend une usine mais aussi un centre R&D et les services clients et administration des ventes, comme on le voit sur cette image.

Un savoir faire difficilement délocalisable et transférable selon Bruno Bothua, secrétaire adjoint du CSE : "Par exemple, quand un hôpital téléphone à une assistante de l’administration des ventes pour des lits, l’assistante connaît déjà un tas de choses importantes, comme la nature du sol de l’établissement. Elle sait donc s’il faut prévoir des roues tendres ou dures. Tout ça, c’est le fruit des échanges avec les techniciens au fil du temps".

Cela n'a pas empêché le propriétaire américain du groupe d'envisager la création, en Pologne, d'un centre de services partagé comprenant cette administration des ventes mais aussi celles d'autres sites européens. Un projet ficelé par la société de conseil Deloitte, qui se proposait aussi, bien entendu, de se rémunérer pour le mettre en place.

Un projet de délocalisation 

Aujourd'hui retraité, Jérôme Prévost, l'expert du CE, a gardé le contact avec les salariés et les représentants du personnel "qui sont devenus des amis" nous dit-il.

Il décrit ainsi ce projet, assez courant à l'époque : "La création de services partagés dans un pays de l'Est, qui consistait à délocaliser l'activité, c'était un peu un projet hors sol, qui ne tenait pas compte de la réalité de l'activité et des métiers. Deloitte faisait miroiter à l'actionnaire des économies structurelles grâce à la faiblesse des salaires en Pologne, mais sans tenir aucun compte du savoir-faire lié à ce marché très particulier". 

Quand sur le conseil de Deloitte, donc, le groupe annonce sa décision, le 23 janvier 2014, dans une communication adressée aux 22 000 salariés monde, les choses paraissent en effet déjà pliées : "Tout ce qui était administration des ventes, finances et affaires réglementaires en Europe allait être transféré en Pologne deux mois plus tard !" se souvient Bruno Bothua, secrétaire du syndicat CGT de l'entreprise et qui était aussi, à l'époque, le secrétaire général de l'union départementale CGT du Morbihan (**).

Mais ce que ni Deloitte ni le groupe n'avaient pas prévu, c'était la farouche résistance collective du personnel et l'inventivité d'un syndicat CGT dans l'élaboration et la promotion de contre-propositions. 

Une CGT puissante dans l'entreprise

Pour le syndicat CGT du site de Pluvigner, une organisation qui reste aujourd'hui incontournable dans l'entreprise avec 94% de représentativité, la réalisation d'un tel projet menace l'existence même du site industriel breton. Mais la direction de l'établissement n'est également pas très convaincue des bienfaits d'une telle délocalisation et elle va prêter son concours officieux, si l'on peut parler ainsi, à la CGT (lire en encadré le témoignage du DRH).

Dans un premier temps, le syndicat obtient de la direction européenne du groupe un délai d'un mois pour présenter des contre-propositions. Délégués syndicaux et élus du personnel s'activent pour rencontrer les services de l'Etat et les élus politiques. Le CE missionne le cabinet Secafi qui a trois semaines pour enquêter et écrire son rapport. Un contre la montre qui fait aujourd'hui sourire Jérôme Prévost : "La préfecture m'a dit ensuite que mon rapport était vraiment très riche et plein d'idées, mais pas assez bien présenté".

En un mois, l'expert et l'équipe d'élus passent en revue tous les postes de travail, en demandant aux salariés : "Que faites-vous d'essentiel et comment ça marche ? Pourquoi ça a un sens votre travail ici ? Pourquoi votre métier ne peut-il pas être confié à quelqu'un d'autre à l’étranger ?"

Le projet est retiré alors que des recrutements sont en cours en Pologne

En menant ce travail sur le travail, l'équipe syndicale et l'expert assoient leur démonstration d'un risque commercial et économique réel en cas de délocalisations des services. C'est cette démonstration de la valeur ajoutée du travail local qui va convaincre la direction américaine de lâcher l'affaire : "Le 15 avril 2014, alors que tout devait être délocalisé au 1er avril et que des recrutements étaient en cours en Pologne, notre PDG annonce qu’il suit les préconisations des représentants du personnel français et qu’il stoppe le projet de délocalisation", se souvient Bruno Bothua. 

Juste avant, il faut dire que les représentants du personnel avaient été reçus à Matignon, et cela a dû peser dans la balance.

"Ce qui a été déterminant, c'est le travail des élus, la cohérence du personnel et aussi une petite part de chance avec la présence de Thierry Pellerin qui était en poste à la région Bretagne et qui a pu faire intervenir Jean-Yves Le Drian pour nous faire ouvrir les portes de Matignon", nous raconte Jérôme Prévost. Or, le secteur d'activité de l'entreprise reposait quand même beaucoup sur la commande publique en France, un marché très important, et une entreprise même étrangère ne pouvait pas l'ignorer...

Mais l'histoire ne s'arrête pas là...

Une diminution des accidents du travail  

L'immense majorité du personnel a bien sûr crié victoire au moment de l'abandon du projet de délocalisation. "Mais il y avait aussi des salariés proches de la retraite et qui espéraient pouvoir quitter l'entreprise", confie le secrétaire adjoint du CSE. Et donc ? "Et donc nous avons négocié avec l'employeur pour qu'il prenne en charge un plan de départs volontaires pour 58 personnes", répond Bruno Bothua. 

Le travail d'échanges et de réflexion mené avec les salariés s'est poursuivi. "A l'époque, je côtoyais Alain Alphon-Layre au comité confédéral national de la CGT et il cherchait des entreprises où parler de ses idées sur le travail. Je l'ai invité chez nous", nous raconte le syndicaliste breton.

Auparavant, ce dernier avait obtenu de la direction, "dans le cadre des NAO", qu'une journée payée soit laissée au libre choix des salariés : soit ils venaient travailler comme d'habitude dans l'entreprise, soit ils restaient chez eux, soit ils participaient à une journée d'échanges collective sur le travail. "Avec Alain, nous nous demandions ce qui allait se passer. Résultat : alors que nous n'avions prévu que 200 chaises, 99% des salariés sont venus !"

Les discussions ont dégagé 10 points réalisables, sur l'amélioration des postes de travail, les vestiaires, etc., et le secrétaire du syndicat a été chargé de leur suivi, car la direction a dit banco. "Aujourd'hui, la direction a repris l'idée à son compte et elle organise deux jours d'échanges par an sur le travail", se félicite Bruno Bothua.

Ce travail a porté des fruits très concrets : des postes de travail ont été aménagés pour des travailleurs ayant des incapacités permanentes ou temporaires (aide au levage, postes à hauteur variable, visseuses autoportées, etc.). "Quand j'ai débuté mon mandat au CHSCT en 1998, nous avions 230 accidents par an. Aujourd'hui, nous sommes entre zéro et 5, et la gravité des accidents n'a rien à voir". 

Des idées de nouvelles productions

Cerise sur le gâteau : l'association du personnel aux enjeux liés au travail et à la production a aussi permis de faire émerger des idées de production. "Nous avons imaginé un "lit CGT" qui a été mis en production et qui a été l'une des vaches à lait de l'entreprise pendant des années, souligne le syndicaliste breton. Nous sommes aussi à l'origine de la production d'un lit intelligent qui permet au personnel de connaître la température du patient, de voir s'il respire normalement. Nous en fabriquons 5 000 par an".

Et Bruno Bothua de conclure : "Quand nous avions planché sur le site, nous avions développé un projet de nouvelles productions pour faire de Pluvigner un pôle de compétences et d'expertise mondial pour la fabrication de tout le matériel de l'environnement du patient. Au fil des années, nous l'avons fait". 

La leçon qu'en tire pour sa part l'expert Jérôme Prévost et qui pourrait servir à d'autres équipes de représentants du personnel ? "Être vigilant sans tomber dans la parano, et anticiper !"

 

(*) L'Américain Baxter a racheté le groupe Hill-Rom en 2021. 

(**) Aujourd'hui Bruno Bothua est également directeur de l'administration et des finances (DAF) de la CGT, qui est donc un mandat syndical (et non un poste de salarié) que lui ont confié Sophie Binet et Laurent Brun. 

 

Le DRH se félicite d'une forme de "cogestion des conditions de travail"

Quand le groupe annonce en 2014 une réorganisation de l'usine de Pluvigner et la délocalisation de l'administration des ventes, la direction de l'établissement breton a déjà pris langue avec son syndicat pour imaginer la suite. "Quinze jours avant l'annonce officielle, nous avons partagé l'information avec nos représentants du personnel. C'était une certaine prise de risque, même si chez nous, ce n'est pas la CGT telle qu'on l'imagine", nous raconte aujourd'hui le DRH, Philippe Cahanet.

Un deal officieux est ainsi scellé : vous acceptez la réorganisation de l'usine car il nous faut baisser les coûts (d'où selon le DRH le plan de départs volontaires qui s'en est suivi), et nous travaillons ensemble pour écarter le projet de délocalisation. La direction du site donne ainsi quelques conseils aux élus et à l'expert pour la présentation du rapport de contre-propositions. Le management local défend l'intérêt du site breton en allant à Chicago et fait aussi jouer ses réseaux, comme la CGT, pour mobiliser le personnel politique, y compris le n°3 du gouvernement de l'époque, Jean-Yves Le Drian. Cela contraindra le PDG du groupe à accepter une réunion à Matignon, et cela conduira in fine à l'abandon de la délocalisation. 

Aujourd'hui, Philippe Cahanet nous explique que l'entreprise fait toujours vivre ce dialogue social singulier. "Deux fois par an, nous partageons avec tous les salariés les chiffres et les enjeux économiques de l'entreprise. Et nous avons gardé une forme de cogestion sur les conditions de travail. Par exemple, nous avons associé les opérateurs à la réflexion sur le chantier de la toiture de la partie stockage". 

Et quand on lui demande si cette expérience inédite a fait école, le DRH nous répond : "Cela six ans que ça fait école ! J'enseigne les relations sociales pour le Master RH de l'université de Bretagne Sud. Nous faisons notamment un jeu de rôle pour faire vivre aux étudiants un CSE qui dure sept heures..."  

 

Bernard Domergue

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