Sexisme : le monde du droit ne fait pas exception

Sexisme : le monde du droit ne fait pas exception

07.03.2021

Gestion d'entreprise

Humiliations en public, propos obscènes, agressions sexuelles… Plusieurs directrices juridiques racontent les comportements sexistes qu’elles ont subis au cours de leur carrière, alors qu'elles exerçaient en cabinet d'avocats, au sein d'une étude de notaire ou en entreprise.

« Tout ce que je souhaite, c'est que cela n'arrive pas aux autres ». Voici comment débute le témoignage livré par Marie-Anne Frison-Roche, professeure à Sciences Po Paris et directrice du JoRC (Journal of Regulation & Compliance), sur Linked In, il y a 3 semaines. Elle y raconte qu’en 5 ans, elle a créé le Master de droit économique, le concours d'arbitrage, et obtenu la création d'un département autonome de droit au sein du prestigieux établissement parisien. Puis, une « École de Droit » est créée. « Toutes les responsabilités » auraient été données à un homme. La professeure n’y aurait « aucun enseignement », ne serait « pas convoquée aux réunions, notamment de recrutement ». Et le propos suivant lui aurait été rapporté : « on n’allait quand même pas continuer à être gouvernés comme ça par une femme ».

Dans le monde juridique, cette déclaration est un pavé dans la mare. Bien que plusieurs initiatives lancées sur les réseaux sociaux (Paye ta robe, #jesuispasséparuncab sur Twitter, ou plus récemment Balance ton cabinet d’avocats, ouvert en janvier 2021 sur Instagram) ont permis de délier la parole des femmes juristes, peu d’entre elles osent encore dénoncer ce type d’agissements à visage découvert, par crainte de représailles, de freins à leur carrière. Plusieurs directrices juridiques ont toutefois accepté de se confier.

« Vous me faites toutes chier »

« J’ai travaillé au sein d’une étude de notaires spécialisée dans l’immobilier d’entreprise. Nous étions environ 25 », raconte Louise*, directrice juridique, qui se lance aujourd’hui à son compte. Au cours du premier dossier avec le nouvel associé (auquel le fondateur vient de vendre ses parts), celui-ci « fait beaucoup de blagues graveleuses, déplacées ».

Puis, un jour, en réunion, l’associé devient furieux. « Nous étions cinq dans la salle. Il nous donne la parole chacune notre tour, afin de connaître l’état d’avancée de notre travail. Alors que l’une d’entre nous lui indique qu’elle a du retard sur un dossier, il pète un plomb. Il renverse plusieurs chaises, le ton monte vraiment. Il nous dit "vous me faites toutes chier !". Et à elle, il hurle "Toi, si tu continues, je vais t’enc… tellement fort que ma b… va ressortir par ta bouche". C’était d’une grande violence ».

Après la réunion, Louise demande à l’associée dont elle dépend hiérarchiquement de ne plus avoir de rapports avec lui. « Mais elle partait en congés durant 10 jours. Elle m’a répondu que je n’avais pas le choix ». La victime des propos va également voir l’associée, qui refuse de s’en mêler. Lorsque Louise est amenée à travailler avec l’associé, il est « absolument odieux ». « Il me parlait de manière extrêmement déplacée, comme si j’étais une enfant. Il remettait en doute mes capacités professionnelles et disait que je n’aurais jamais d’avenir ».

On ne peut pas être une bonne avocate et une bonne mère. Il faut choisir

Et les propos deviennent des actes. « C’est allé assez loin. Il a touché les seins d’une collègue. En essayant d’esquiver son geste, elle lui a donné un coup. Il a dit qu’elle l’avait attaqué… ». Après ces événements, Louise pose sa démission. Dans les 6 mois qui suivent, toutes ses anciennes collègues féminines quittent aussi l'étude. Elles sont depuis devenues très proches.

Melissa* perd au contraire quelques amies à la suite de ses mésaventures. Avant d'être directrice juridique au sein d'un grand groupe, elle exerce en cabinet d'avocats durant 7 ans. Au retour de son congé maternité, son associée lui dit : « on ne peut pas être une bonne avocate et une bonne mère. Il faut choisir ». Le cabinet rompt son contrat de collaboration au motif que ses obligations familiales ne permettent plus de facturer autant qu'avant. Pendant le préavis, la situation se tend. « Ils étaient constamment sur mon dos. Ils ont refusé de payer mes honoraires. Je les ai donc assignés devant le conseil de l'Ordre. Nous avons invoqué la discrimination ». Le Défenseur des droits la contacte et intervient à ses côtés. Elle ne reçoit aucun soutien, ni du conseil de l'Ordre, ni de l'UJA (Union des jeunes avocats). Une amie lui tourne également le dos, lui reprochant de ne pas avoir pris sur elle. Elle parvient tant bien que mal à trouver un avocat qui accepte de prendre son dossier, son associée étant très influente. Mais elle perd en appel sur la discrimination. « C'était avant #Metoo, Balance ton porc, etc. La cour d'appel n'a pas voulu aller sur ce terrain ». Elle refuse d'aller devant la CJUE, trouve un nouveau poste et préfère tourner la page.

« Tu ne t’y attends tellement pas que tu ne réagis pas »

Fanny Layrisse, aujourd’hui directrice juridique chez Ipsen, se souvient aussi avoir vécu des moments « collector » lorsqu’elle démarre sa carrière en tant qu’avocate spécialisée en M&A, « un environnement très masculin ». Plusieurs fois, en réunion, alors qu’elle est quasiment la seule femme, « le client dit "Bonjour maître" aux membres du cabinet. A moi, il dit "mademoiselle", sachant que je suis également avocat. Cela m’est arrivé de répondre "Non, moi aussi c’est maître". Bien que je ne sois pas à cheval sur l’usage de ce titre, cela nous donne l’impression d’être des "sous-maîtres", d’être déconsidérées ». En séminaire, alors qu’il ne reste plus de chaise disponible, un associé important du cabinet lui suggère, devant l’assemblée, de s’asseoir sur ses genoux. Fanny se sent alors « vraiment "idiote", complètement "saisie" » et bien sûr « très mal à l’aise ». « Tu es dans une relation de pouvoir et tu ne t’y attends tellement pas que tu ne réagis pas. Personne n’a rien dit alors qu’il y avait une douzaine de personnes autour de la table », regrette-t-elle.

 Non, moi aussi c’est maître

Un manque de soutien qu’elle retrouve dans une autre situation, en RDV client, à l’hôtel. « Nous étions assis sur des tables basses ». Le client demande à l’associé « d’échanger sa place avec lui ». Il explique « vouloir être assis en face de moi pour mieux me voir. L’associé a fait ce que lui demandait le client. Nous étions assez stupéfaits, nous étions dans une relation commerciale... J’aurais souhaité que l’un de nous deux réagisse ».

Moins de comportements déviants en entreprise ?

En entreprise, Fanny « identifie moins de comportements déviants ». Plusieurs facteurs l’expliquent selon elle : « la protection du droit du travail », le fait qu’elle soit « moins jeune, moins en bas de la hiérarchie » et l’évolution de la société : « les hommes se permettent moins de choses ». Enfin, dans le secteur pharmaceutique, les hommes sont plutôt minoritaires. Ils « ne se comportent donc pas "en terrain conquis" ». Mais l’entreprise n’est pas épargnée.

« C’était un de mes premiers postes, lors d’une présentation devant un Comex exclusivement masculin. Ils étaient une trentaine », raconte Emilie Letocart-Calamé, ancienne directrice juridique devenue fondatrice de la société Calame Consulting. « J’étais anxieuse, j’avais beaucoup travaillé pour cette présentation. J’avais opté pour une tenue très sobre. Au moment où je dois prendre la parole, je me déplace pour aller au milieu de la pièce, entourée de tous ces hommes. Durant cette traversée, l’un d’entre eux dit "on lui ferait bien pouêt-pouêt à la dame". A l'exception de deux ou trois qui n'ont pas ri - mais qui n’ont pas réagi non plus pour prendre ma défense - , l'intégralité de l'assemblée masculine a émis un rire gras en se tenant les côtes, y compris mon manager ». La juriste vit alors « un énorme sentiment de solitude ». Lorsqu’elle évoque le sujet avec son responsable, il lui répond qu’elle n’a « pas d’humour », et que « venant d’une personne homosexuelle, les propos n'étaient pas sexistes ».

Nouveau poste, nouvelle entreprise. On la prévient de « ne pas aller dans le bureau » d’un des managers avec lequel elle doit travailler en étroite collaboration. Ou de « ne jamais fermer la porte ». « A partir du moment où on entend cela, que c’est toléré et admis, c’est qu’il y a une protection du management. Si même le monde de l’entreprise n’est pas safe, qu’est-ce qu’il nous reste ? », s'interroge-t-elle. 

« Le viol, c’est la nature humaine »

Plus tard, Emilie subit ce que la jurisprudence a appelé le « harcèlement sexuel d’ambiance ». « J’avais peu d’années d’expérience, c’était mon manager direct. Il faisait des blagues sexuelles sans arrêt. Au début, il y avait une super ambiance, on s’entendait bien ». Puis il a commencé à instaurer un climat « où le perso et le pro étaient mixés ». « Le lundi matin, il nous racontait ses histoires de sexe du week-end. Il nous incitait à assister aux apéros du soir, pour la "cohésion" ». « Le viol, c’est la nature humaine, on est juste contraint par les lois. Si tu te retrouves dans un parking le soir, c’est normal que tu te fasses violer », lui dit-il un autre jour. « On était toutes atterrées, on se regardait avec de grands yeux », se souvient Emilie. Cette fois, elle « ressent vraiment de la peur, comme s’il s’agissait d’une menace à peine voilée ».

Il s’en sort avec un rappel à l’ordre du DRH et les apéros post-boulot prennent fin. Mais pour Emilie, c’est plus difficile. « Avec la charge de travail, une rémunération pas au niveau, des hurlements à répétition », elle est « sous antidépresseurs » et son médecin l’arrête. « J’ai fini par dire stop. Quand vous vivez cette situation, vous n’avez plus le courage, vous voulez juste passer à autre chose ».

Louise aussi en fait les frais en entreprise, où elle pensait les relations plus saines que dans le notariat. Recrutée en tant que directrice juridique, on lui demande un jour de se rendre à l’autre bout de la France pour un RDV professionnel. Pourtant, l’affaire ne comporte aucune problématique juridique. Son supérieur finit par lui expliquer que c’est le client qui exige sa présence. Or, l’an passé, cette personne lui « avait lourdement fait des avances » à la suite d’un autre RDV. Il l’avait notamment « appelée entre 8 et 10 fois dans la soirée » alors qu’elle dormait à l’hôtel.

Son patron étant au courant de ce passif, Louise ne comprend pas qu'il lui demande d’être « la caution pétasse » et refuse d’y aller.  Elle finit par démissionner, sachant qu’elle n’aurait pas de mal à trouver un autre poste rapidement. Mais elle a conscience que « c’est un confort que peu de femmes ont ».

Harvey Weinstein a été mon meilleur soutien

 

Comme Marie*, divorcée et seule à élever ses 2 enfants, qui s'est dit « qu'il fallait faire un effort pour garder son boulot ». Secrétaire générale et membre du Comex au sein d'une société dans le domaine de la défense, elle se fait agresser sexuellement par le nouveau directeur commercial, qui a 5 ans de moins qu'elle. Après avoir essuyé plusieurs refus à ses avances, il se rend dans son bureau et lui lance : « Moi, je t'aurai ». Quelques temps plus tard, il met sa menace à exécution. En sortant d'une réunion, l'homme parvient à fermer la porte sur elle. « Il m'a prise par derrière, m'a tripoté les fesses, les hanches. J'étais tétanisée. Je lui ai dit qu'il n'avait pas le droit. Je ne pouvais pas le gifler, j'avais toutes mes affaires dans les bras ». Lorsqu'elle en parle à la DRH, celle-ci lui répond « ça va m'obliger à faire une enquête, fais un effort ». Si elle n'est ni écoutée par le PDG, le Comex ou les RH, Marie peut heureusement compter sur son équipe, très soudée. 

« Harvey Weinstein a été mon meilleur soutien, poursuit la juriste. Sans ça, je ne sais pas où j'en serais ». Lorsque l'affaire éclate dans les médias, son agresseur prend peur. « Il m'appelle et m'offre un énorme bouquet de roses. Je ne voulais pas l'accepter, il m'a forcée. Je me suis dit qu'il fallait que je fasse un effort ». Les relations se normalisent mais son agresseur récidive. « On était tous les deux seuls dans l'ascenseur, il en a profité pour me voler un baiser ». Un jour, Marie clashe avec la DRH en public. « Je lui ai dit qu'elle n'avait pas fait son travail et que je me posais des questions sur ses compétences. Cela a été interprété comme une agression. J'ai été sanctionnée ». Son agresseur, toujours présent dans l'entreprise, n'a jamais été mis en cause. 

Ne rien laisser passer

Alors comment faire pour que cela n’arrive pas – ou plus, aux autres ? Pour Fanny, le mode de management est l’une des clés. « J’ai eu une manager femme ouvertement très engagée sur ces sujets-là avec un effet probablement dissuasif d’éventuels comportements déviants envers son équipe ». Celle-ci lui avait d’ailleurs conseillé, face à une situation de sexisme, « de demander à l'auteur de répéter ce qu’il vient de dire. A ce moment-là, la personne est censée se rendre compte qu’elle a dit une énormité ».

« Ne jamais rien laisser passer. Plus on est haut dans la hiérarchie, plus on peut se permettre de porter la voix des femmes qui ne peuvent pas le faire. On doit les protéger et ne pas laisser passer ce genre de propos, y compris si ça ne nous vise pas. On a d’ailleurs parfois plus de facilité à défendre les autres », estime Emilie. « On vous dira que vous êtes caractérielle, que vous avez vos règles, que vous êtes mal baisée… Mais il y a des sujets sur lesquels on ne négocie pas. C’est comme le racisme. Si on est plusieurs à tenir ce genre de propos, les choses changeront ».

La mise en place du référent sexisme : efficace ?

Le nouveau référent en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes, dont la désignation est obligatoire dans les entreprises de plus de 250 salariés depuis le 1er janvier 2019, a-t-il eu un impact positif ? « Cela a permis d'ouvrir plusieurs enquêtes liées à des accusations de harcèlement en 2020, reconnaît Marie. Mais en tant que membre du Comex, la mise en place d'un tel référent ne m'a pas été très utile. Quand vous êtes au Comex, vous vous sentez investie de l'exemplarité, mais qui nous protège ? L'avantage, c'est que depuis septembre dernier, je ne suis plus la seule femme ».

« C'est un pas en avant, estime de son côté Louise. Il n'y avait pas de référent sexisme dans l'entreprise dans laquelle j'étais. S'il avait existé, je serais allé le voir ». 

A noter que la loi ne prévoit pas de sanction en cas de non-respect par l'entreprise de la désignation du ou des référents sexisme.

*Les prénoms ont été modifiés.

Leslie Brassac

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