La transposition de la directive européenne sur l'égalité de rémunération, attendue pour juin 2026, oblige les entreprises à repenser leurs grilles salariales. Un chantier colossal et chronophage qui va bien au-delà de la seule égalité femmes-hommes. Et qui soulève des interrogations, notamment sur le recrutement dans les secteurs confrontés à des pénuries de main-d'œuvre.
Dans les bureaux des directions des ressources humaines, l'heure est à la mobilisation générale. Sans attendre le projet de loi transposant la directive européenne sur la transparence salariale, qui sera examiné à l’Assemblée nationale à l'automne prochain, les entreprises anticipent déjà cette transformation sans précédent de leurs politiques de rémunération.
Le texte européen ne se contente pas de viser la réduction des inégalités entre les sexes. Il impose à chaque employeur de démontrer, preuves à l'appui, que deux salariés occupant des postes de valeur équivalente perçoivent une rémunération comparable. Une exigence qui bouleverse les pratiques établies et contraint les entreprises à justifier objectivement chaque écart de salaire.
Demain, tout salarié pourra exiger de connaître non seulement sa propre rémunération détaillée, mais aussi les niveaux de salaires moyens par sexe et par catégorie professionnelle pour des emplois de même valeur. Cette transparence inédite s'étendra au salaire de base comme aux rémunérations variables et complémentaires.
"C'est un véritable changement de braquet", résume Ana Gomes, DRH de Velux South West Europe. L'époque où les différences de traitement pouvaient s'expliquer par des considérations subjectives touche à sa fin. A poste égal, à diplôme égal, à situation géographique équivalente, seuls des critères objectifs et vérifiables pourront désormais justifier des écarts salariaux.
Gestion du personnel
La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :
- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.
Chez Oui Care, entreprise de services à la personne employant 23 000 salariés dont une très grande majorité de femmes, les préparatifs battent leur plein. Si 90 % des offres d'emploi mentionnent déjà la fourchette salariale, contre une infime minorité il y a quelques années, le véritable défi réside ailleurs : dans la révision des grilles de classification.
"Nous nous sommes engagés dans un diagnostic approfondi de nos politiques de rémunération pour valider leur cohérence, explique Djamila Tedjani, la DRH. Chaque emploi repère s'appuie désormais sur des critères objectifs précis : formation initiale, expérience et niveau de responsabilité".
Même démarche chez Velux, qui révise depuis mai sa "jobs architecture". Chaque collaborateur se voit attribuer un niveau d'emploi au sein d'une famille de de métiers - ventes, finance, ressources humaines - déclinée en sous-familles permettant de classifier précisément les postes. "Pour la région Europe, qui couvre la France, la Belgique, les Pays-Bas, l'Espagne, l'Italie et le Portugal, c'est un chantier colossal mais indispensable", souligne Ana Gomes qui compte boucler les travaux en fin d'année. Pour faire avancer la réflexion, la DRH s’appuie sur la grille de la convention collective de la branche "entreprises de négoce et matériaux de construction" afin "d’établir des comparaisons de salaire", mais elle l’adaptera à ses propres métiers pour avoir une photographie plus fine des emplois et constituer des groupes homogènes. Chaque poste sera ensuite évalué à l’aune des critères en cours de définition.
Un réflexe nécessaire en raison de l'obsolescence de plusieurs grilles sectorielles. Certaines branches professionnelles n'ont pas révisé leurs classifications depuis des décennies : 1966 pour les centres d'hébergement social, 1978 pour la chimie.
L'exercice se complique toutefois avec l'évolution attendue du code du travail. Selon le document de travail transmis en mai par le ministère du travail aux partenaires sociaux, la notion de "valeur égale" pourrait s'enrichir de nouveaux critères, notamment les compétences non techniques ou "soft skills".
"La directive cherche à valoriser les compétences humaines : la communication, l’esprit d'équipe, la prise d'initiative ; tout ce qui favorise la collaboration dans le milieu professionnel", précise Leslie Nicolaï, avocate associée, fondatrice du cabinet Factorhy, membre du groupe Paris Seine de l’ANDRH et de l’Observatoire du dialogue social.
Cette évolution pourrait notamment revaloriser certains emplois traditionnellement féminisés, comme les postes en ressources humaines ou les métiers du soin, jusqu'ici sous-évalués dans les grilles de classification.
Certaines rares entreprises ont d’ores et déjà pris les devants. Lucca, éditeur de logiciels, pratique la transparence salariale depuis sa création en 2002, sur décision de son dirigeant. "Ce n'est pas quelque chose qui se fait du jour au lendemain, témoigne Maud Jardin, la DRH de l’entreprise (780 salariés). Il a fallu deux ans pour mettre tous les collaborateurs dans la nouvelle grille, augmenter ceux qui avaient un salaire trop bas et réduire progressivement les écarts pour que tout le monde s’y retrouve".
L'entreprise a développé une grille à deux filières - managériale et expertise - avec plusieurs échelons. Deux mises à jour annuelles permettent d'ajuster les fourchettes salariales, en fonction des besoins des équipes et des tendances du marché. "Nous avons également quelques demandes d'augmentations individuelles hors grille, chaque année, une dizaine, précise la DRH. Pour répondre à ces demandes, nous avons mis en place une comité, composé de la direction des ressources humaines, du dirigeant et de salariés de plus de trois ans d'ancienneté". Le collaborateur expose ses motivations et le comité statue.
Lucca va même plus loin que les exigences européennes : tout salarié à accès aux salaires de ses collègues et à leur historique de rémunération, de sa catégorie d’emploi mais aussi de tous les échelons hiérarchiques de l’entreprise, y compris celui du CEO. Une transparence érigée comme un élément clef de la culture d’entreprise.
Mais cette transparence impose ses contraintes, particulièrement sur les métiers en tension. "Quand il y a plus de demandes que d'offres, on se retrouve avec des candidats qui ont des prétentions élevées, observe Djamila Tedjani. Or, je souhaite maintenir la cohésion dans les rémunérations. On peut vite se retrouver avec des écarts de 20 % à 30 % entre les nouveaux embauchés et les anciens". Chez Lucca, cette contrainte a un coût : "Nous avons refusé de bonnes candidatures pour des raisons de salaire. Ça nous prive de certaines pépites", reconnaît Maud Jardin. A l'inverse, accepter un candidat hors grille crée inévitablement des frustrations internes dans un système transparent.
Le groupe danois Velux tente, lui, de concilier ces exigences contradictoires : "A partir du moment où nous pourrons démontrer que cet écart de salaire est justifié par des difficultés de recrutement, ce n'est pas exclu que nous ajustiions la grille". L'entreprise travaille sur une fourchette salariale élargie pour certains postes de niche, en définissant précisément les critères motivant ces exceptions. Un vrai "jeu d’équilibriste" selon la DRH.
La définition précise des éléments entrant dans le calcul de la rémunération constitue un autre défi majeur. Si la directive européenne inclut clairement les composantes de base, variables et complémentaires - treizième mois, primes exceptionnelles, d'assiduité, de salissure, prime de partage de la valeur, avantages en nature -, le sort de l'épargne salariale et de l'actionnariat salarié demeure incertain.
Le texte européen reste muet sur cette question, laissant aux Etats membres la liberté de fixer leur propre périmètre. Une lacune qui pourrait contraindre la France à clarifier le traitement juridique de ces dispositifs, estime Leslie Nicolaï. "L'épargne salariale n'est pas considérée comme un élément de salaire au sens de l'article L 242-1 du code de la sécurité sociale, mais il s'agit d'une rémunération indirecte, observe-t-elle. A ce titre, ces périphériques de rémunération ne peuvent pas être écartés".
La jurisprudence française reste ambivalente concernant les stock-options et actions gratuites. La Cour de cassation a reconnu le principe d'égalité de traitement pour l'attribution d'options réservées à certains salariés (arrêts du 17 juin 2003 et du 11 septembre 2012), tout en jugeant par ailleurs que l’attribution d’options de souscription ou d’achat d’actions ne constituaient pas une rémunération (arrêts du 20 octobre 2004, du 7 septembre 2017 et du 15 novembre 2023).
Autre inquiétude, exprimée notamment par Djamila Tedjani de Oui Care, celle portant sur l'intégration de l'indicateur relatif aux augmentations post-congé maternité dans un l’indicateur G beaucoup plus large. "Cette fusion risque de rendre l'information illisible et, paradoxalement, pourrait affaiblir les dispositions prévues par la loi du 23 mars 2006 qui avait instauré cette mesure", assure-t-elle.
Mais pour l’avocate Leslie Nicolaï, un garde-fou existe toutefois. "Les entreprises devront y remédier, en cas d’écart supérieur ou égal à 5 % constaté à l'indicateur G (pour les entreprises d'au moins 100 salariés). Car c’est de ce constat que découlera l’évaluation conjointe des rémunérations, menée avec les représentants du personnel". Cette obligation est, en effet, prévue noire sur blanc dans la directive lorsque l’employeur ne parvient pas à justifier ces écarts entre femmes/hommes par des critères objectifs non sexistes. "Cette évaluation doit comporter un certain nombre d'éléments, notamment une analyse de la proportion femmes-hommes qui ont bénéficié, au sein de chaque catégorie, d’une augmentation de leur rémunération. Et notamment à leur retour de congé de maternité".
Cette transformation mobilise des ressources considérables. Chez Oui Care, avec ses 14 entités aux politiques distinctes, "il faut compter plus d'un an" pour harmoniser l'ensemble. "Avec 23 000 collaborateurs, nous avons des instances représentatives du personnel, des comités sociaux et économiques. Il faut prendre le temps de discuter, de se mettre d'accord, d'informer les salariés. Ce sont des étapes indispensables". Le fabricant de fenêtres de toit Velux s’appuiera, de son côté, sur l’équipe RH de l’Hexagone mais aussi des différents pays européens, ainsi que sur les spécialistes des rémunérations, les Comp & Ben du groupe.
Malgré les difficultés, les entreprises engagées soulignent les bénéfices attendus. "La directive permettra de passer à la vitesse supérieure sur l’égalité femmes/hommes, ce qui est très bien. Mais elle va bien au-delà : car il s’agit d’une avancée sociale qui doit permettre de lutter contre les toutes les inégalités salariales en entreprise, en levant le tabou des rémunérations", observe Djamila Tedjani.
"C'est un virage qui continuera à tirer notre politique salariale vers le haut", renchérit Ana Gomes de Velux.
Chez le groupe danois, tous les managers ont été informés du projet. Un plan de communication et de formation est programmé au dernier trimestre 2025, avant de s'adresser aux salariés au premier semestre 2026 pour être fin prêt le jour J.
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