"Vu l'énorme enjeu de pouvoir d'achat, l'accord sur le partage de la valeur peut paraître limité"
08.03.2023

Pour l'expert auprès des CSE Guillaume Etiévant, du cabinet JDS experts (1), l'accord trouvé par les partenaires sociaux sur le partage de la valeur contient des dispositions intéressantes mais qui ne semblent pas à la hauteur de l'enjeu actuel sur le pouvoir d'achat des salariés. Interview.
Face aux enjeux énormes de pouvoir d'achat, dans la période que nous traversons, ce type de dispositions qui amendent à la marge ce qui existe ou qui incitent à certaines négociations paraît quand même très limité.

Je comprends bien la stratégie des organisations syndicales d'avoir recherché un accord national interprofessionnel pour obtenir quelques avancées, c'est toujours ça de pris ! Il me semble en effet évident que les organisations patronales ne souhaitaient pas lâcher grand-chose et qu'on ne pouvait pas non plus attendre du gouvernement qu'il prenne des initiatives de progrès social pour les instances représentatives. Pour autant, il faut se replacer dans la perspective de l'an dernier : il y a eu de nombreux débats sur le partage de la valeur, suite au projet d'Emmanuel Macron de dividende salarié et surtout en raison des profits très importants générés dans les secteurs du transport et de l'énergie et des très bons résultats, en général, des groupes du CAC 40. Ces niveaux de rémunération élevés du capital, avec les dividendes et les politiques de rachats d'action, ont suscité un véritable débat public compte tenu de l'inflation et des grandes difficultés de pouvoir d'achat des Français : ne faudrait-il pas mieux répartir les choses pour récompenser les efforts des salariés ?
En effet, certains ont avancé l'idée qu'il fallait revoir la formule légale de participation pour qu'elle bénéficie davantage aux salariés. C'était une piste intéressante car cette formule, très ancienne, peut être améliorée. Dans cette formule, le capital est en effet rémunéré trois fois avant qu'il ne reste éventuellement quelque chose pour les salariés ! Pour résumer la formule, on prend le bénéfice fiscal, on déduit 5% des capitaux propres, on divise par deux, et on multiplie par la part des salaires dans la valeur ajoutée. Cela résulte de compromis passés à l'Assemblée nationale il y a bien longtemps mais aujourd'hui, économiquement, ça n'a plus aucun sens.
Depuis les années 70 et la mise en place de cette formule, les niches fiscales pour les entreprises se sont multipliées, or la participation part du résultat fiscal, qui minore donc les résultats réels. D'autre part, le capitalisme s'est mondialisé : les entreprises françaises sont d'abord des filiales de groupes souvent internationaux, qui font en sorte de laisser un minimum de marge en France par des mécanismes d'optimisation fiscale qui réduisent donc la participation.

On aurait pu réfléchir à une évolution de cette formule pour prendre davantage en compte le résultat comptable lui-même avant toutes les déductions des niches fiscales : sinon, non seulement l'entreprise est défiscalisée sur une partie de ses résultats mais en plus elle ne paie pas de participation dessus. Du fait de ces montages fiscaux, des milliers de salariés ne touchent pas de participation.
Non, l'accord ne traite pas cela. Cela dit, il prévoit une communication, dans la BDESE (base de données économiques, sociales et environnementales du CSE) de la déclaration fiscale de l'entreprise pays par pays (Ndlr : lire notre encadré). Cette déclaration permettra aux salariés d'une filiale française d'un groupe international d'avoir, pour chaque filiale détenue par la même holding, des éléments sur le chiffre d'affaires, ses bénéfices et ses impôts. C'est intéressant, cela va donner des ordres de grandeur sur les marges réelles des filiales et donc cela peut donner quelques arguments aux représentants des salariés. Mais il faudra toujours faire appel à un expert pour calculer comment est faite la marge en France. Car l'expert a accès à la même documentation que le commissaire aux comptes, c'est-à-dire aux éléments tels que les prix de transferts.
Ce sont les prix fixés pour des marchandises ou des prestations vendues par une filiale à une autre, appartenant au même groupe, dans des pays différents. Par exemple, la filiale basée dans un pays étranger va vendre une prestation informatique à une filiale française : le prix qu'elle va mettre sur ses prestations va être déterminant.

Plus elle va vendre cher sa prestation, plus la filiale française, qui devra supporter ces charges, aura du mal à générer des bénéfices. Tout ceci se fait sur la base de règles internationales fixées par l'OCDE mais leur respect n'empêche pas l'optimisation fisclae (2). De nombreux groupes se servent ainsi de ces flux internationaux pour transférer la marge générée en France vers leur holding ou leurs filiales basées dans des pays à moindre imposition.

Dans les entreprises de 50 salariés et plus, les directions peuvent déjà négocier un accord avec les organisations représentatives pour déroger à la formule légale, mais pour cela, il faut que le résultat ainsi obtenu soit meilleur pour les salariés que celui obtenu par la formule légale. C'est plutôt rare, mais nous avons déjà aidé des CSE à obtenir ce type d'accord, par exemple pour neutraliser l'effet des flux intra-groupe ou de certaines niches fiscales ou pour baser le résultat sur le résultat comptable et non fiscal.

Là, ce qui est proposé pour les entreprises de 11 à 49 salariés est tout à fait différent puisqu'on permet aux entreprises de déroger, par accord de branche ou d'entreprise, à la formule légale, y compris pour qu'elle soit moins-disante que le code du travail, donc moins favorable aux salariés (3). Cela me semble très dangereux, d'autant que dans les petites entreprises, il y a moins d'élus du personnel et moins de représentation syndicale. Pour obtenir d'autres choses de leur employeur, certaines équipes seront tentées d'accepter des formules moins-disantes sur la participation. Et je crains surtout à l'avenir que ce dispositif ne soit étendu aux entreprises de 50 salariés et plus, sur le thème : "Pourquoi les salariés des grands groupes seraient-ils avantagés ou davantage protégés que les salariés des PME ?"
Ces dernières années, les conditions de mise en place de la participation se sont dégradées. Depuis 2019, il faut ainsi 5 ans consécutifs pendant lesquels une entreprise dépasse les 50 salariés pour bénéficier de la participation, et encore, la présence d'un accord d’intéressement reporte de 3 ans supplémentaires la mise en place de la participation. Autant dire que les salariés pouvaient attendre longtemps une participation ! L'accord des partenaires sociaux maintient les 5 ans consécutifs mais supprime la règle des 3 ans.
L'article 9 de l'accord ne donne pas une définition précise et comptable de ce qu'est un résultat exceptionnel, le résultat exceptionnel sera celui "présentant un caractère exceptionnel tel que défini par l'employeur". On est ici un peu dans le domaine du bon vouloir de l'employeur. Si toutefois l'employeur reconnaît une situation de résultat exceptionnel, il aura l'obligation, nous dit l'accord, de procéder au versement automatique d'un supplément de participation ou d'intéressement dont les modalités sont définies par accord, ce qui semble intéressant, soit de renvoyer un nouveau versement à une nouvelle discussion.

Cette discussion pourra traiter de la participation, de l'intéressement, d'une forme d'abondement au plan d'épargne d'entreprise ou encore de la prime de partage de la valeur (PPV). Or cette PPV n'a pas de minimum légal, elle peut ne pas être proportionnée aux résultats exceptionnels. Sur la PPV, par ailleurs, l'accord donne la possibilité de la placer dans un plan d'épargne d'entreprise, ce qui permet de la valoriser par les taux d'intérêt.
Les partenaires sociaux expliquent bien dans l'accord pourquoi ils n'en veulent pas, et c'est une bonne chose ! Je trouve que cette expression, dividende salarié, entraîne beaucoup de confusion. On risquerait d'oublier ce qui distingue la participation du dividende.
Le dividende, c'est la rémunération du capital investi dans l'entreprise. La participation, c'est l'attribution aux salariés d'une partie du profit de l'entreprise au nom de leur contribution à la création de ce profit. Donc, la participation rémunère le travail des salariés, c'est bien différent du dividende. Si on confond ces notions, ça peut être dangereux. Le risque, c'est de confondre l'intérêt des actionnaires et l'intérêt des salariés.

Or ces intérêts sont contradictoires et entrent en conflit sur le partage de la valeur créée. Si on appelle tout ça dividende, dans l'état d'esprit général, on brouille les cartes. J'observe d'ailleurs que l'accord traite aussi de l'actionnariat salarié. Mais aujourd'hui, l'enjeu me paraît plutôt être celui d'une valorisation du travail que celui d'un meilleur revenu via des dividendes en tant qu'actionnaire. A terme, je crains même que l'idée d'une fusion des dispositifs de l'intéressement et de la participation ne finisse par faire son chemin.
La participation, c'est une obligation légale de partage des profits avec une formule minimum. L'intéressement est un dispositif complètement facultatif et sans formule légale : son contenu est très libre.

L'intéressement peut être basé sur des objectifs de profits, sur des indicateurs d'activité, d'innovation ou de qualité (type satisfaction client), etc. Il ne s'agit pas forcément d'objectifs comptables. La seule contrainte qui s'impose aux partenaires sociaux qui négocient un accord d'intéressement, c'est que cet accord ne peut pas aboutir à chaque fois au même montant versé aux salariés. La participation et l'intéressement correspondent donc à deux systèmes très différents. Si l'on commence à laisser les entreprises déroger à la formule légale de la participation dans un sens moins-disant, je crains que dans quelques années on se dise qu'un seul grand dispositif suffirait, avec le risque que ce soit un outil a minima.
(1) JDS experts (expertises économiques et sociales du CSE) fait partie de l'ensemble JDS qui regroupe JDS avocats et Alteo (cabinet d'expertise des conditions de travail).
(2) L'OCDE est l'Organisation de coopération et de développement économique. Sa mission est de promouvoir des politiques améliorant le bien-être économique et social partout dans le monde. Sur les prix de transferts et l'OCDE, voir ici
(3) Selon l'accord, "les organisations d’employeurs et de salariés dans chaque branche professionnelle ouvrent, avant le 30 juin 2024, une négociation visant à mettre à disposition des entreprises de moins de 50 salariés un dispositif de participation facultatif, dont la formule peut déroger à la formule de référence de la participation, dite « formule légale », et donner un résultat supérieur comme inférieur à celui de la formule de référence de la participation. Les entreprises de moins de 50 salariés ont la possibilité de mettre en place : le dispositif de branche par accord collectif ou par décision unilatérale, ou, par accord collectif, une autre formule dérogatoire de participation pouvant donner un résultat supérieur comme inférieur à celui de la formule de référence de la participation, dite « formule légale »".
Informations fiscales à verser dans la BDESE : extrait du chapitre 2 de l'accord (article )
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"Lorsqu’elle existe, les entreprises insèrent dans la BDESE la déclaration publique « pays-par-pays » telle que prévue par la Directive (UE) n°2021/2101 du parlement et du Conseil du 24 novembre 2021 modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la communication, par certaines entreprises et succursales, d’informations relatives à l’impôt sur les revenus des sociétés. Afin de développer le débat sur la stratégie fiscale de l’entreprise et du groupe auquel elles appartiennent, les informations sur la politique fiscale au sein du groupe peuvent être transmises le cas échéant au comité de groupe pour l’application de l’article L 2332-1 du code du travail et au comité d’entreprise européen pour l’application de l’article L.2343-2 du code du travail. Des informations sur la politique fiscale de l’entreprise peuvent être mises à disposition du CSE en vue de la consultation sur la situation économique et financière prévue à l’article 2312- 25 du code du travail. Lorsqu’en application de l’article L.2312-20 du code du travail un accord de groupe prévoit que la consultation sur les orientations stratégiques est effectuée au niveau du comité de groupe les informations transmises à ce dernier en vertu de l’article L.2332-1 du code du travail peuvent inclure une note sur la stratégie fiscale au sein du groupe. Par ailleurs, il est rappelé l’obligation pour l’employeur de présenter au CSE, dans les six mois suivants la clôture de chaque exercice, un rapport relatif à l’accord de participation. Ce rapport comporte notamment les éléments servant de base au calcul du montant de la réserve spéciale de participation des salariés pour l'exercice écoulé ainsi que des indications précises sur la gestion et l'utilisation des sommes affectées à cette réserve. Il est rappelé que le CSE peut recourir à un expert-comptable dans les conditions prévues par le code du travail". |