[interview] "Le décalage entre la promesse portée par le discours managérial et la réalité peut créer de la souffrance"

[interview] "Le décalage entre la promesse portée par le discours managérial et la réalité peut créer de la souffrance"

28.09.2018

HSE

Le management moderne ne provoque pas seulement du mal-être au travail de par l'organisation du travail qu'il induit. Par ses mots même – sa "novlangue" – il contraint l’expression des émotions et limite la compréhension de ses propres expériences. C'est ce que montre la chercheuse Agnès Vandevelde-Rougale. Socio-anthropologue, elle a recueilli les témoignages de salariés et agents, et explique les mécanismes en jeu.

Agnès Vandevelde-Rougale est socio-anthropologue, chercheuse associée au LCSP, le laboratoire du changement social et politique, au sein de l’université Paris-Diderot.

Elle a publié en 2017 un livre, La novlangue managériale, Emprise et résistance , dans lequel elle rapporte les témoignages de salariés ou agents. Elle y montre à quel point le travailleur finit par intérioriser le discours dominant et subit la violence produite par cette novlangue.

Son ouvrage a été récompensé, en mars 2018, par le prix du meilleur ouvrage sur le monde du travail, dans la catégorie "experts" par l’association Le Toit citoyen, un club d’élus représentants des salariés.

 

Qu’est-ce qui vous a poussée à engager des travaux de recherche sur la "novlangue managériale" ?

Agnès Vandevelde-Rougale : Je me suis intéressée au sujet de la violence dans les organisations et notamment au harcèlement moral au travail, d’abord en France, puis en Irlande où je suis allée vivre pour des raisons personnelles. In fine, je me suis rendu compte que les formes de discours managériaux mobilisés étaient proches, quelle que soit la structure, banque, hôpital ou centre de formation par exemple. Et des mots et un vécu analogues se retrouvaient tant en français qu’en anglais, dans une sorte de langue dépassant les frontières linguistiques et organisationnelles.

D'où vient le concept de "novlangue managériale"?

Agnès Vandevelde-Rougale : Le terme est inspiré par le "newspeak", mot inventé par George Orwell dans son roman 1984, et désigne un système verbal d’expression issu du discours managérial. Parmi les personnes que j’ai rencontrées, Eryn traduit bien cette notion : elle préfèrerait utiliser un langage émotionnel pour rendre compte de son vécu de personne harcelée, mais elle prend conscience de l’utilité de s’en tenir à un langage formel dans le contexte professionnel, pour se protéger et tenter de se faire entendre. Ce qui est utile, mais provoque une nouvelle souffrance, celle d’un vécu qu’elle ne peut pas dire et qui est ignoré. 

Et concrètement, en quoi cela consiste-il ?

Agnès Vandevelde-Rougale : Le discours managérial moderne fait appel à un vocabulaire et à une grammaire spécifiques pour emporter l’adhésion des individus. Il propose aux salariés une convergence d’objectifs associant le développement de l’entreprise et celui de l’individu.

Les entreprises, dans leur communication institutionnelle, emploient volontiers des termes aux contours flous comme la confiance et la transparence. Elles sont friandes de néologismes, d’anglicismes, de la complexification des mots, sans parler des "modes" de certains mots : fluidité, gouvernance, pilotage stratégique, etc.

Par ailleurs, certains concepts courants, quand on les appréhende dans une perspective économique et financière, sont violents, tels que les "ressources" humaines qui peuvent faire appel à l’exploitation desdites "ressources" pour maximiser les profits. De même, derrière le terme ETP (équivalent temps plein) qui produit des chiffres à virgules, on occulte les personnes.

Vous soulignez le fait que le discours managérial n’a pas que des effets négatifs…

Agnès Vandevelde-Rougale : En effet, l’impression de participer à une œuvre commune peut avoir un effet engageant. Les individus ont envie d’y croire car ils ont besoin de sens et besoin de travailler. Quand une organisation favorise l’autonomie et la responsabilité individuelle, c’est valorisant.

Quel est alors le mécanisme qui produit de la souffrance au travail ?

Agnès Vandevelde-Rougale : On observe un paradoxe : le même salarié à qui on promet de l’autonomie – et qui se sent ainsi valorisé – peut se voir imposer des reportings et contrôles très précis et incessants. Ce décalage entre la "promesse" portée par le discours managérial et la réalité peut créer de la souffrance.

Je cite aussi dans mon ouvrage des chartes relatives au harcèlement moral au travail et des codes de déontologie promus par les organisations. Généralement, ces textes suggèrent à la personne qui estime faire l’objet de propos ou de comportements dits "déplacés" d’aller en parler directement à l’auteur. Pour une personne en souffrance, avec des émotions à fleur de peau, c’est très difficile. L’étape suivante est le recours aux RH, qui peut être utile, mais on voit bien que tout est fait pour individualiser le problème, le régler en interne et ne pas mettre en cause le contexte organisationnel.

Quelles peuvent être les ressources pour résister à l’emprise du discours managérial ?

Agnès Vandevelde-Rougale : Un élément essentiel est de questionner l’évidence du discours dominant. Dans mes travaux, j’ai utilisé deux dispositifs : les entretiens de recherche individuels en face à face et un "organidrame", dispositif groupal conçu par Vincent de Gaulejac qui s’articule autour de jeux de rôles mettant en scène des situations de travail ayant produit du mal être ou des conflits répétés. Ce type d’espace est utile pour prendre le temps d’écouter les personnes en souffrance et leur permettre d’interroger leurs émotions.

D’autres cadres peuvent être intéressants, notamment l’expression artistique. Il me semble important de sortir du "lissage" opéré par le discours managérial, pour questionner ce qui se passe et retrouver du sens.

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Virginie Leblanc
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