« C’est pas pourri les institutions, c’est juste compliqué »

« C’est pas pourri les institutions, c’est juste compliqué »

05.05.2017

Action sociale

Notre série « A voix haute » veut donner la parole à ceux qui n'ont longtemps pas eu voix au chapitre : ceux qu'on nomme "usagers", "bénéficiaires", ou encore "personnes accompagnées"... Nous rencontrons aujourd'hui Angela, 19 ans, qui a passé toute sa vie dans des classes ou établissements spécialisés. Un chemin parfois erratique, peuplé de professionnels du travail social.

Elle n’accepte de parler qu’à ceux « dont elle aime bien la tête. » Elle dit cela avec des yeux rieurs, tardivement dans l’entretien, en me regardant. Angela (1) est charismatique. Une présence forte, une carapace de tchatcheuse, sous laquelle perce la fragilité. Elle sourit beaucoup, parle en apostrophant, pousse sa tasse de chocolat chaud sur le côté pour se rouler une cigarette. Dit qu’elle « a besoin de bouger un peu à présent », de sortir du lieu où nous sommes. Finalement, Angela parlera encore un bon moment. D’elle, un exercice difficile. Difficile car, elle l’avoue, presque timidement, elle a « du mal avec les dates, à situer dans le temps ce qui s’est passé. » Et puis elle n’a pas l’habitude surtout. De revenir, comme ça, sur toute sa vie. Sauf avec quelques personnes de confiance. Si la chronologie est compliquée, les rencontres, elles, sont au cœur d’un parcours institutionnel long et chaotique.

"Avec les profs, ça n'a jamais ét��"

De son enfance, elle se rappelle sa scolarité en Clis, un peu. Et, déjà, des éducateurs qui les rencontraient, elle et sa maman. «  À l’école, je ne faisais rien en classe. Et puis ça allait trop vite pour moi. On me disait que j’amusais la galerie. J’allais au tableau, je faisais la conne, je ne parlais pas. » Les professeurs lui répétaient que la classe n’était plus concentrée à cause d’elle. La chose dont Angela se souvient bien, c’est qu’elle « ne s’entendait avec personne quand elle était jeune. Et avec les profs, ça n’a jamais été. » Avec sa mère, « c’était compliqué aussi. » Quant aux éducateurs, ils venaient « pour mon comportement. » Peu de souvenirs agréables surgissent de ces années-là. Les rencontres providentielles, les relations transférentielles solides sont venues plus tard. Quand Angela a lâché un peu la garde. Peut-être après le décès de son grand-père, une étape douloureuse pour l’adolescente qu’elle était. Au même moment, vers 13 ans, sans être allée au collège, Angela intègre un IME.

"J'essayais de me casser des trucs"

Mais il a fallu du temps pour abaisser un peu la herse que l’ado écorchée vive érige, de rage, face aux professionnels de l’établissement. Les débuts sont plus que difficiles. La séparation avec la mère est une plaie à vif, malgré leurs relations conflictuelles. L’internat à temps plein ne tient pas longtemps. Angela navigue d’interne à externe, puis il est finalement décidé qu’elle ne viendra plus que deux jours par semaine. « Je tapais contre les murs pour me blesser. Des coups de poings, de pieds. J’essayais de me casser des trucs. » Car si Angela se blesse, l’institution est dans l’obligation de prévenir sa mère. Elle reconnaît pourtant apprécier un peu l’IME, « pour y voir [ses] potes. » Et puis, il y a quand même « un éducateur sympa. »  Justement, c’est quoi, un éducateur sympa ? « C’est un éducateur qui dit tout le temps oui » s’exclame Angela. Elle rit encore. « Non, mais c’est quelqu’un qui n’est pas tout le temps derrière ton dos, qui te laisse un peu vivre. » Avec cet éducateur, Christian, elle a pratiqué le slam, a adoré. « Quand je pétais les plombs, il comprenait mieux que les autres. Il était à l’écoute. »

"Des psys, j'en ai vu plein"

L’expression revient souvent dans la bouche d’Angela. À l’écoute. Elle est très au clair avec sa perception du bon et du mauvais éducateur. « Christian m’emmenait taper dans un punching-ball pour calmer mes nerfs. Il me donnait des conseils pour essayer de me calmer. » C’est ça, être à l’écoute. Contrairement à un éducateur qui ne t’écoute pas. « Ceux qui sont derrière toi sans cesse, où tu as l’impression de parler à un mur, mais aussi ceux qui passent leur temps à t’enfoncer. » Angela découvre la relation éducative. La relation sereine à l’Autre. En plus de Christian et de deux autres éducateurs, elle se surprend à être en confiance avec une psychologue de l’établissement. « Des psys, j’en ai vu plein. Y’a qu’à elle que j’arrive à me confier. » Petit à petit, l’adolescente s’apaise, par moments seulement. Les efforts conjugués des adultes portent doucement leurs fruits. Grâce aussi à une famille d’accueil formidable, où elle restera deux ans et demi, et avec laquelle elle est encore en contact aujourd’hui. « C’était un peu ma deuxième mère. Elle aussi m’a appris à canaliser mes nerfs. »

"J'aime pas trop qu'on me surveille tout le temps"

Pour autant, les réactions de la jeune fille sont encore épidermiques. « Quand on me dit des insultes sur mes morts, je deviens violente. » Angela doit composer avec sa colère, avec ses difficultés comportementales, avec les changements de lieu, avec les traitements médicamenteux, aussi. « J’en faisais qu’à ma tête, j’aimais pas qu’on se mette en travers de mon chemin. Au début, quand je donnais un coup, je m’en foutais. Maintenant j’en prends conscience, je reviens m’excuser. » Être en classe continue à être compliqué pour Angela. « Je me faisais souvent virer de cours. Je ne pouvais pas rester assise. » À 15 ans, elle reste prise en charge par la même association mais passe dans l’établissement des plus grands. Coup de chance, la psychologue tant aimée est mutée là-bas. Mais l’histoire se répète. L’internat doit être adapté, les règles, contournées. « J’aime pas trop qu’on me surveille tout le temps. On veut être dehors, prendre l’air, on doit rester dans leur champ de vision. J’avais l’impression qu’ils n’avaient pas confiance. »

"Une super prof"

La liberté tant désirée par Angela refait surface dans la conversation. L’importance de cette liberté adolescente. Qui n’est sans doute, au fond, qu’une histoire de confiance. « Je testais les limites, vraiment, pour voir jusqu’où je pouvais aller. Et quand je voyais qu’on me laissait un peu de liberté, alors ça allait. » Les relations qu’elle arrive à présent à construire peuvent cependant prendre beaucoup de place.  Angela quitte à maintes reprises les ateliers professionnels pour « aller voir sa prof. Une super prof. » Car, dans ce nouvel établissement, l’adolescente a enfin rencontré une enseignante qui trouve grâce à ses yeux. Ou bien qui lui a donné sa chance ? « En tout cas dans ses cours je travaillais. »

"Sans traitement j'étais H24 sur les nerfs"

La relation duelle une fois installée, Angela se transforme. Elle a donné sa confiance. S’apaise. Puis se laisse rattraper par ses vieux démons. Se met à fumer, beaucoup. De la drogue aussi. La psychologue qu’elle apprécie tant l’accompagne rencontrer un médecin addictologue. Sur les différents traitements qu’elle a pris, la jeune fille reste perplexe. « Sans traitement j’étais H24 sur les nerfs, même avec les personnes que j’aimais. Mais en même temps je le prenais pas tout le temps car ça me shootait trop. » Lors d’une crise « d’énervement » conséquente, les pompiers doivent se déplacer à l’IME. Quelques mois après, les prises en charge s’arrêtent. Toutes. L’IME, le foyer, les suivis médicaux. Un foyer où, là aussi, quelques éducateurs étaient bien. « Il y en avait un, Killian, il me raisonnait. » Angela est donc retournée chez sa mère. Parfois, cette dernière la met dehors.

"J'essaie de m'en sortir par moi-même"

La jeune fille porte aujourd’hui sur les institutions le regard de ceux qui en sont partis, qui ont le recul nécessaire pour apprécier les progrès effectués. Tout en restant lucide sur sa fragilité. « C’est pas pourri les institutions. C’est juste compliqué. Y’a des jeunes qui s’y font très bien. Moi ça m’a permis de canaliser mon caractère et mon énervement. Y’a des éducs qui étaient là pour m’aider. Sans ça, je serais tombée dans la délinquance je pense. » Avant de partir, elle explique qu’elle fume moins « depuis plusieurs jours. » Elle se rend à tous ses rendez-vous à la mission locale, voudrait trouver un petit boulot. « J’essaie de m’en sortir par moi-même. » Malgré tout, Angela garde contact avec un ou deux professionnels en qui elle a confiance. Parce qu’il est toujours plus doux de ne pas faire le chemin toute seule.

(1) Les prénoms ont été modifiés.

 

Pourquoi cette série "A voix haute" ?

Depuis plusieurs mois, nous nous intéressons, à travers notre série "En quête de sens", aux interrogations, découragements et enthousiasmes de travailleurs sociaux sur leurs métiers aujourd'hui chahutés. Il nous a paru logique de faire entendre, en regard, ceux qui expérimentent directement, du fait d'une situation de vulnérabilité provisoire ou permanente, des dispositifs sociaux ou médico-sociaux pensés pour eux... mais pas toujours avec eux.

Les temps changent toutefois : aujourd'hui, la parole des « usagers » de l'action sociale et médico-sociale est plus et mieux prise en compte, voire encouragée. La loi 2002-2 et ses outils de participation sont passés par là. Les concepts d'empowerment et de pair-aidance infusent peu à peu. Beaucoup reste à faire, mais une idée s'est imposée : premières expertes de leur vécu, les personnes accompagnées ont des choses à dire. Et les professionnels et décideurs, beaucoup à gagner à les écouter.

 

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Elsa Gambin
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