« J'ai un terrible besoin de liberté »

« J'ai un terrible besoin de liberté »

18.05.2018

Action sociale

Notre série "En quête de sens" s'intéresse à la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes. Charline Olivier, pendant longtemps assistante sociale en polyvalence de secteur, s'est mise à écrire sur sa pratique. Elle raconte son itinéraire professionnel qui l'a conduite à travailler en prison.

Bosseuse, passionnée, créative, avide de rencontres et de beaux projets, Charline Olivier a occupé de nombreux postes dans le champ social et socio-judiciaire. Au fil d'une longue expérience comme assistante sociale en polyvalence de secteur, elle s'est mise à écrire sur sa pratique, pour mieux se l'apprivoiser. Une habitude qu'elle a gardée depuis. Elle raconte ici comment elle a besoin, pour trouver du sens à son travail, d'échanges forts avant tout, mais aussi d'espaces pour inventer des solutions, à partir d'un cadre clairement formalisé. D'où pour elle un rôle structurant des contraintes professionnelles, à condition qu'elles n'écrasent pas les personnalités et les initiatives.

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tsa : Vous avez publié ces deux dernières années deux livres (1) sur votre pratique professionnelle. Quelle est pour vous la fonction de l'écriture ?

Charline Olivier : J'ai commencé à écrire en 2006. J'exerçais en polyvalence de secteur et j'avais besoin de donner du sens à ma pratique, même si la situation était moins dure qu'aujourd'hui pour les professionnels. J'avais le sentiment que les mesures prises en protection de l'enfance causaient beaucoup de dégâts, et que ce qu'on faisait pour aider une partie de la famille mettait les autres en souffrance. Face à ces sentiments intenses et difficiles, l'écriture m'a servi d'exutoire de 2006 à 2012, moment où j'ai quitté la polyvalence de secteur. J'avais besoin de contextualiser, d'articuler, de penser ces situations en les mettant par écrit. Après seulement est venue l'idée de partager mes réflexions, et j'y ai été encouragée à plusieurs reprises. Notamment par Rue 89, à qui j'ai envoyé un premier texte en 2014. Ils m'ont immédiatement rappelée et commandé d'autres vignettes cliniques. Ce sont eux qui ont donné une ossature à mon écriture. Je me suis rendu compte que mes récits de rencontres suscitaient beaucoup d'intérêt et de commentaires sur leur blog. À un moment, j'ai souhaité une publication papier, et j'ai fini par éditer un premier livre chez L'Harmattan, en 2016, qui reprenait ces histoires issues de mon expérience en polyvalence de secteur. Mon second livre, sorti en février dernier, porte sur mon travail d'assistante sociale en prison. Il a lui aussi vocation à faire connaître et partager l'intensité des rencontres humaines que j'y ai vécues.

 

En 2012, vous quittez la polyvalence de secteur. Dans quel état d'esprit êtes-vous ?

Je ne croyais plus à l'intérêt de mon travail et je ne me sentais plus en mesure de le faire. Je n'arrivais plus à adhérer à la philosophie du maintien des liens à tout prix. J'y avais cru au début de ma carrière, mais ça s'était étiolé au fil des bébés que j'avais vu naître. Le déclencheur de mon départ a été une nouvelle naissance, dans un couple de toxicomanes. J'avais suivi la future mère, qui parlait de son histoire sans affect. Il est devenu très difficile pour moi de voir son ventre s'arrondir. Je sentais que je n'avais plus d'empathie. Or, il n'est pas possible de travailler dans ces conditions. À la naissance, le bébé trémulait (2). C'est là que quelque chose a lâché en moi et que j'ai décidé d'arrêter dès que je trouverais une solution de rechange. C'est arrivé très vite, car il se trouve qu'un psychologue m'a alors contactée pour me proposer de monter un dispositif dans le champ des violences conjugales. Il avait entendu parler de moi par le bouche à oreille.

 

Vous quittez donc tout pour un projet incertain...

Oui, et je suis rentrée dans la meilleure période de ma vie professionnelle. Ce psychologue m'a donné confiance en moi en se tournant vers moi. Il me renvoyait l'idée que ce que je pensais avait du sens. Il savait que j'étais très attachée à la question des pères, en protection de l'enfance. Ces derniers sont en général oubliés - on s'occupe essentiellement des femmes et des enfants. Lui voulait développer un approche globale, pour aider les couples à comprendre ce qui leur arrive, sans idéologie. Alors, bien sûr, se lancer était risqué, tout était à créer, nous devions chercher des partenaires et de l'argent pour défendre le projet. Mais ça avait du sens. Et cela me permettait d'être créative. Je n'ai jamais vraiment considéré que manquer de moyens était dramatique. Sauf quand j'ai dû accueillir, en polyvalence de secteur, des populations migrantes n'ayant pas de droits. Moi qui passe mon temps à insister sur les droits et qui ai besoin de m'appuyer sur l'existant pour trouver des solutions, je me suis sentie extrêmement impuissante face à ces populations. Mais en dehors de ces cas extrêmes, je trouve plutôt dans la contrainte l'occasion d'inventer. Et j'aime ça. Je me suis donc retrouvée du jour au lendemain sans travail, sans salaire, avec juste un peu d'argent de côté. J'ai repris du temps avec mes enfants, j'ai fait plein de jobs différents, qui m'ont pris un temps fou, mais cela me convenait. Ça m'a considérablement apaisée.

 

Qu'avez-vous fait ?

J'ai été enquêtrice sociale pendant six mois, puis j'ai travaillé en gendarmerie comme intervenante sociale à temps partiel. En parallèle il y avait mon engagement dans l'association et aussi des interventions en formation continue. En tant qu'enquêtrice sociale, j'ai rencontré des femmes victimes de violences dont j'entendais parfois les enfants me dire en cachette qu'ils aimeraient revoir leur père. J'ai été amenée à proposer aux mères, évidemment lorsque le père ne présentait pas de danger pour les enfants, de voir quelles solutions pourraient être imaginées pour favoriser ces rencontres. On trouvait des solutions artisanales, qui pouvaient consister à ce que des membres de la famille fassent le trajet avec les enfants pour les emmener chez leur père par exemple. Une première fois, puis une seconde, en rapprochant peu à peu si ça se passait bien... On ne peut pas envisager la garde alternée pour tous, mais on peut trouver des solutions sur mesure qui conviennent à chacun - mère, père, enfants. Les enquêteurs sociaux sont très mal payés pour ces enquêtes sociales, mais moi, ça me construisait.

 

Qu'est-ce qui vous a conduite à aller ensuite travailler en prison ?

Mon conjoint m'a dit que je méritais de la reconnaissance, un bon salaire. J'ai trouvé en l'espace de deux jours un travail en prison, à temps plein, avec un statut de fonctionnaire et 1 000 euros de plus qu'avant. J'ai demandé à avoir un contrat d'un an, car au fond de moi, je craignais de me sentir enfermée. J'ai un terrible besoin de liberté. En prison, on me demandait de m'en tenir à un travail administratif : il fallait faire les cartes d'identité, les cartes Vital, l'inscription au bureau du logement. Alors même qu'il y avait déjà un intervenant de la CAF, une coordinatrice logement. J'ai décidé de créer mon poste autrement, en allant à la rencontre des détenus, en bâtiment, pour un accompagnement social global. J'ai utilisé mon réseau en protection de l'enfance pour voir où en étaient certains pères dans leurs démarches pour voir leurs enfants. Les détenus ont d'abord été méfiants vis-à-vis de moi, puis ils se sont donnés le mot, j'ai commencé à avoir beaucoup de demandes. J'ai noté tout cela dans mon rapport d'activité, mais ma hiérarchie me renvoyait que ce n'était pas à moi de faire ce travail, que c'était du ressort du Conseil général. Or clairement, quand on connaît la saturation des services de l'ASE, qui allait faire 50 kilomètres et prendre trois heures pour venir voir un père en prison pendant trente minutes sachant qu'avec les contraintes carcérales, rien ne garantit que la rencontre puisse avoir lieu ?

 

Comment avez-vous supporté de ne pas être soutenue ?

Tout est à construire pour les assistants sociaux en service pénitentiaire d'insertion et de probation (Spip). Moi, j'avais la chance d'être soutenue par mon chef et mon équipe, qui m'encourageaient dans mon approche. Et de toute façon, je ne me voyais pas exercer autrement. Personnellement, je n'ai aucun problème avec les limites et le cadre posés par une hiérarchie, j'ai travaillé avec beaucoup de plaisir en gendarmerie où tout est très carré. Mais j'ai besoin d'être libre dans un cadre bien fixé. Or en prison, mes besoins de liberté et de créativité n'étaient pas toujours compatibles avec le cadre de travail. Ce qui a été difficile aussi pour moi, c'est que mon travail associatif a été perçu comme incompatible avec mes missions, j'ai donc dû y mettre un terme. J'ai donc perdu ce qui était, pour moi, une soupape. Sans cela, j'aurais peut-être tenu plus longtemps en prison, mais là, j'ai eu le sentiment étrange qu'on me coupait les ailes, que j'étais moi-même empêchée comme un détenu. En plus, la grande intensité psychique des rencontres avec les détenus faisait que j'avais d'autant plus besoin de respirer ailleurs.

 

Est-ce pour cette raison que vous êtes partie ?

C'est vrai que j'ai eu peur, à un moment, d'être débordée par toutes ces émotions et de commencer à me blinder si je restais davantage. Étant présente tous les jours dans les bâtiments de la détention, j'ai suscité beaucoup d'attentes auprès des détenus, plus sans doute que je ne pouvais gérer. J'ai eu la chance de trouver récemment un nouveau poste à temps partiel dans une structure d'intermédiation locative, qui ne travaille qu'avec des sortants de prison. J'ai donc pu reprendre des enquêtes de personnalité et je mène à côté de cela les projets qui me tiennent à cœur, notamment une émission de radio sur l'univers socio-judiciaire. Mon poste, lui, me permet de prendre le temps avec les personnes et d'être inventive. En polyvalence de secteur, je ne m'autorisais pas à ne pas faire comme les autres, maintenant j'ai compris que je ne peux me sentir bien qu'en me donnant cette liberté - de rencontrer, d'inventer, de recourir à l'art et à la culture - sans avoir à me conformer

 

(1) Charline Olivier, "Le travail social à l'épreuve de la rencontre", L'Harmattan, avril 2016 ; "Derrière les murs : surveiller, punir, réinsérer", Erès, février 2018.

(2) Il tremblait sous l'effet du manque de produits psychoactifs.

Laetitia Darmon
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