« Je requestionne sans cesse nos fondamentaux »

« Je requestionne sans cesse nos fondamentaux »

21.04.2017

Action sociale

Notre série "En quête de sens" donne la parole aux travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes. Sébastien, chef de service en prévention spécialisée, met beaucoup d'énergie à faire remonter aux instances décisionnaires les problèmes rencontrés sur le terrain, tout en prenant soin de rester à l'écoute de son équipe. Témoignage.

Longtemps éducateur de rue dans un service de prévention spécialisée, Sébastien encadre aujourd’hui onze collègues. Si son service est bien doté, la situation sociale des quartiers cibles est souvent dramatique, et les leviers d’action disponibles dans le champ social terriblement insuffisants. Pour aider son équipe à garder le cap sans désespérer, ce chef de service revient sans cesse aux fondamentaux de leur mission, et endosse un rôle d’aiguillon dans les instances auxquelles il participe. Un positionnement fatigant, depuis lequel il se sent souvent bien seul. Mais qui lui permet de rester en accord avec lui-même.

Cela fait dix-huit ans que vous travaillez dans le même service de prévention spécialisée. Hier comme éducateur de rue, aujourd’hui en tant que chef de service. C’est une histoire de cœur ?

On peut dire ça. Quand je suis entré dans la structure, en 1999, je venais de terminer mon objection de conscience dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) où j’avais rencontré une grande diversité de publics – des personnes handicapées, de grands marginaux, des jeunes qui venaient souvent des quartiers défavorisés. J’avais été interpellé par la situation déplorable dans laquelle ces jeunes nous arrivaient, au point que je me demandais si un travail avait été fait avec eux avant. Ayant fait part de mes questionnements au directeur du CHRS, celui-ci m’a mis en contact avec le directeur de mon actuel service de prévention spécialisée. J’y ai obtenu un emploi jeune, et je me suis senti d’emblée très touché par ces parcours de vie chaotiques, précaires. J’ai travaillé dans une zone urbaine prioritaire (ZUP) qui est devenue mon quartier de cœur. J’y ai vécu de magnifiques expériences, j’ai engagé des liens assez solides avec des jeunes et j’ai pu observer, dans le temps, l’impact de l’accompagnement sur la construction de leur vie adulte.

Vous n’avez donc jamais songé à changer de type d’exercice ?

Si, en 2006. J’étais usé par l’extrême violence de l’environnement dans lequel on intervient : violence des jeunes entre eux, violence qu’ils nous manifestent, violence qu’ils subissent au quotidien. Avec le temps, c’était devenu insupportable. Nous étions alors cinq éducateurs dans le service, nous n’avions pas d’encadrement de proximité, juste un directeur, qui ne pouvait pas être partout. Dès lors, le sens du quotidien n’était pas assez travaillé, même si on était bien outillé et qu’on avait accès à de l’analyse des pratiques. C’était devenu très lourd, je ne comprenais plus ce que je faisais là. Et je suis parti. Mais je suis rapidement revenu.

Comment s’est passée votre prise de fonction en tant que chef de service ?

Elle s’est faite un peu par hasard, il y a un peu plus de trois ans, du fait que mon ancien binôme, devenu chef de service est tombé malade. J’ai d’abord pris la moitié de son poste, puis récupéré la totalité. Je travaille donc avec mes anciens collègues, dont un ami proche. Ce qui ne facilite pas toujours les choses, lorsqu’on prend une fonction d’encadrement. La première année a été hyper conflictuelle, puis les choses se sont posées. La grande question, pour moi, est de savoir dans quelle mesure je peux être exigeant avec mes collègues, connaissant les conditions dans lesquelles ils travaillent.

Comment les définiriez-vous ?

Nous ne manquons pas de moyens matériels pour intervenir à notre niveau. Le service est confortablement doté, c’est un choix qui a été fait par le département et la ville. Cela ne va d’ailleurs pas sans me questionner, car d’autres services tout aussi essentiels sont complètement sous-dotés. Du coup, lors d’actions partenariales on n’hésite pas à accompagner financièrement des actions de territoire qui bénéficient au quartier. Mais à côté de cela, il n’y a plus de nouveaux contrats jeunes majeurs, plus de séjours de rupture, les délais pour obtenir une aide éducative à domicile (AED) sont de dix mois, de quatre à six pour une mesure d’aide éducative en milieu ouvert, le 115 est saturé, le nouveau quartier politique de la ville, dont nous nous occupons et qui croule sous les problèmes, n’a pas d’assistante sociale de secteur dédiée (il faut aller en trouver une dans un autre quartier)… Et tout cela alors qu’il n’y a jamais eu autant de décrochage scolaire, de misère sociale et matérielle, de surcroît dans un climat de racisme qu’on ne connaissait pas… Les éducateurs ont souvent l’impression que personne n’est aux manettes et qu’on leur a confié une mission impossible. Et comment le nier ? Pourtant, je tiens à rester exigeant vis-à-vis d’eux.

De quelle manière ?

En les maintenant toujours dans un questionnement sur le sens de notre action. En prévention spécialisée, on est obligé d’interroger en permanence nos fondamentaux : l’aller vers, c’est quoi ? Quelle est notre légitimité à intervenir dans un quartier ? Comment met-on en lien la commande, les valeurs associatives, notre éthique et les besoins des personnes, sans se perdre ni se faire trop de mal ? C’est un enjeu majeur aujourd’hui, dans ce contexte si dur. Nous parlons de tout cela lors de nos réunions d’équipe. Le service organise une réunion de service tous les quinze jours et une réunion hebdomadaire sur chaque quartier. Mais les éducateurs peuvent m’interpeller à d’autres moments. On revient sur ce qu’ils ont fait, sur ce qu’ils vont faire la semaine d’après. Et puis, mon travail consiste à les extraire de l’urgence, qui peut très vite les happer.

Mais cela ne répond pas forcément à cette question, que vous évoquiez, d’une absence de vision globale de l’action sociale…

Si, en partie, car ce sont là des temps de réflexion, où l’on peut mettre des mots sur ce qui arrive. J’estime qu’il y a une forme de non-pensée, ou plutôt d’idéologie, à l’oeuvre dans le social, qui guide la politique. Cette idéologie libérale n’est pas nommée, et cette absence de nomination a pour effet d’empêcher de conflictualiser les rapports, donc de penser. Or dès qu’on veut en parler, on est tax�� de militant, ou de gauchiste. Pour ma part, j’essaie quand même de sortir de cette absence de pensée, en nommant des logiques à l’oeuvre, tant auprès de mes collègues de l’association, que des financeurs et partenaires : bref, dans toutes les instances auxquelles je participe. Je le fais par honnêteté vis-à-vis des personnes qu’on accompagne et de mes collègues éducateurs, qui n’ont pas accès à ces instances. J’ai participé récemment à une réunion institutionnelle avec le directeur et les chefs de service de notre association, dédié à un outil de « gestion de l’usager », et à un autre de « gestion des événements indésirables » sur lequel nous avions travaillé. J’avais déjà interpellé le directeur sur ce terme terrible d'« usager ». Quant au groupe sur les événements indésirables, j’ai fini par trouver du plaisir à y participer, car j’ai eu l’impression – à force de questionner cet outil et son sens – qu’on en avait fait quelque chose d’un peu moins bête. Dans l’après-midi, alors qu’on faisait le tour des structures, pour en prendre des nouvelles, j’ai pointé qu’on mettait énormément d’énergie pour se mettre en conformité avec de nombreuses obligations légales, et demandé quel temps on prenait pour évoquer les immenses problèmes rencontrés sur le terrain : saturation du 115, délais d’attente, violence… D’autres cadres ont acquiescé. Je suis sorti de la réunion vidé, mais content, car je me sentais honnête en faisant exister le quotidien dans cette instance. Je trouve que ça me donne ensuite le droit d’être un peu exigeant avec les collègues.

Votre positionnement ne vous met pas trop en difficulté ?

C’est parfois difficile à tenir. Par exemple, au moment où la ville a dû construire son plan de lutte contre la radicalisation, le maire aurait souhaité que je cautionne des propos que je trouvais stigmatisants sur les jeunes, or j’ai refusé d’aller dans son sens. Cette position a été compliquée à tenir, je me suis senti un peu seul. Curieusement, alors qu’on est très reconnu par la mairie, et qu’on arrive à travailler dans un climat de confiance, je constate que cela ne nous permet pas vraiment de communiquer. Ou plus exactement, on ne sait jamais jusqu’où on peut aller. Je l’avais constaté en rédigeant ma première demande de fonds d’aide aux jeunes (FAJ), il y a de nombreuses années. Mon directeur avait complètement réécrit mon texte, dans un style beaucoup plus lisse et édulcoré. Du coup, je me demande quelle connaissance le maire peut avoir de la réalité de terrain si tous, nous gommons ainsi les angles. Comme il m’est trop difficile d’être en demi-teinte, et que je risque d’être trop excédé quand je côtoie les sphères proches des élus, on a convenu avec mon directeur que je n’aille pas à certaines réunions, pour ne pas mettre le service trop en difficulté. Cela nous préserve tous un peu. Ce qui me frappe, en tout cas, c’est à quel point les instances politiques sont déconnectées de la réalité.

Comment faites-vous pour tenir dans votre travail ?

Je fais de la route tous les soirs pour rentrer dans ma campagne, faire du cheval, du jardinage… Et je travaille à 80 %. Cela me protège un peu de la violence du quotidien. J’essaie aussi de maintenir ma curiosité en éveil, et de trouver des lieux pour exprimer ce qui me travaille. Je suis syndiqué, et ça me fait du bien d’avoir une organisation sur laquelle m’appuyer et partager ces constats. Je me sens moins seul. Il y a quelque temps, j’ai aussi rencontré un anthropologue qui travaillait sur les jeunes en voie de radicalisation et nous nous sommes lancés ensemble dans des formations de 3 jours auprès d’éducateurs de rue. Ça m’a beaucoup apporté de compléter par des lectures ma compréhension de ce qu’on vit et de rencontrer d’autres éducateurs. Ça m’a épuisé physiquement, mais c’était très ressourçant professionnellement.

La commande de l’État sur la question de la radicalisation affecte-t-elle vos pratiques professionnelles ?

L’État voudrait que le social entre dans le champ de la sécurité. Ça s’exprime très clairement dans les directives nationales. Manuel Valls a, en 2016, mis en valeur le rôle de la prévention primaire et secondaire dans la lutte contre la radicalisation. Chaque ville a dû mettre en place un plan à cet effet et a mobilisé les acteurs concernés. Notre service a déposé plusieurs dossiers, pour avoir des subventions, mais avec en tête la question de savoir comment utiliser ces subventions pour améliorer notre cœur de métier. Pour ma part, j’estime en effet que tout l’enjeu est de savoir comment on aborde cette question de la radicalisation. Quand nous faisions la formation dont je parlais plus haut, nous essayions de montrer à nos collègues comment on pouvait contribuer à prévenir la radicalisation à partir de notre cœur de métier : la relation de confiance et la protection de l’enfance. Ce qui est très dommage, c’est que nos fédérations nationales ne se soient pas saisies de cette question pour valoriser notre métier, réaffirmer nos principes et faire valoir l’intérêt d’une action de prévention spécialisée auprès de l’État. Malheureusement, elles se sont axées tout de suite sur l’après-signalement et la façon dont l’éducation spécialisée pourrait y intervenir.

Êtes-vous dès lors amenés à travailler différemment avec les jeunes ?

Non, on refuse. Je connais une association qui, pour se sauver d’une situation financière trop délicate, a accepté de pratiquer des interventions nominatives au collège, auprès des décrocheurs. On aurait aussi très bien pu aller vers une cellule d’écoute et d’accompagnement, comme cela nous a été suggéré, mais nous le refusons. Nos principes d’action, qui ont fait la preuve de leur efficacité dans les quartiers prioritaires, sont trop précieux pour qu’on les détricote.

 

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

A lire (ou à relire) :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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