« Les décisions sont prises par peur de la coupe budgétaire »

« Les décisions sont prises par peur de la coupe budgétaire »

01.09.2017

Action sociale

Notre série "En quête de sens" s'intéresse à la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes. Aide médico-psychologique, Sylvain accompagne des personnes handicapées mentales. Il décrit la tendance actuelle des gestionnaires à faire primer les enjeux formels sur les enjeux de prise en charge.

Aide médico-psychologique, Sylvain a d’abord exercé dans le champ du polyhandicap. De ces années-là, il se rappelle combien c’était lourd pour lui, psychiquement et physiquement, du fait de la gravité des handicaps, de l’absence quasi-généralisée d’accès à la parole, et aussi de la dimension très physique (beaucoup de portage) des prises en charge. Aussi a-t-il vécu avec soulagement et entrain son entrée, il y a bientôt 18 ans, dans une structure du sud de la France, où il accompagne des personnes handicapées mentales. Son poste se répartit entre un foyer pour personnes travaillant en établissement et service d’aide par le travail (Esat) et un service d’aide à la vie sociale (SAVS). Amoureux de son métier, il décrit comment le départ d’une direction assez protectrice a laissé la place à des consignes managériales plus plaquées que réfléchies, plus intransigeantes vis-à-vis de publics pourtant fragiles, et laissant peu de place à l’avis des travailleurs sociaux.

Qu’est-ce qui a motivé votre choix de vous former au métier d’aide médico-psychologique (AMP), qui est assez peu masculin dans l’ensemble ?

Au début de ma vie active, en 1987, j’ai obtenu sans formation un emploi d’auxiliaire de vie en maison d’accueil spécialisée (MAS) parisienne. Je crois que j’étais attiré par la dimension du prendre soin. Je suis resté là cinq ans, et comme quelques collègues avaient passé un diplôme d’AMP, je me suis dit qu’il serait intéressant que je me forme moi aussi. Mais à vrai dire, je n’avais aucune vision de ce métier. On commençait seulement à en dessiner les contours à l’époque, et j’avais juste notion qu’il comportait une dimension de nursing proche de ce que je faisais dans la MAS.

Comment viviez-vous à l’époque votre fonction en MAS ?

C’est un peu contrasté. Les adultes dont je m’occupais avaient des polyhandicaps lourds, qui nécessitaient beaucoup de soins médicaux. Compte tenu de leur peu d’autonomie motrice et psychique, il fallait beaucoup les porter. Je me rappelle un quotidien très répétitif, très pesant, même si un travail intéressant se faisait sur l’enveloppement, la sensorialité, etc... Mais à l’époque, je ne me le formulais pas comme ça. Ce n’est qu’avec le temps et en sortant de cet établissement que je me suis rendu compte des limites de cet accompagnement, et de sa dimension pesante pour moi.

Pourtant vous avez continué dans ce secteur après vos études…

Oui, après mon diplôme, je suis allé dans un département du sud de la France – je voulais quitter le rythme parisien – où j’ai pris ce que j’ai trouvé comme travail. J’ai obtenu un poste d’AMP, en tant que remplaçant, dans un institut médico-psychologique (IME) pour enfants polyhandicapés. J’y ai exercé pendant trois ans. C’était sensiblement le même travail qu’en MAS, mais cette fois avec des enfants : du nursing, de la présence, et forcément une dimension éducative très limitée.

Ça vous manquait ?

Oui. Je me suis rendu compte que j’atteignais un peu mes limites. J’ai fini par ressentir une sorte de lassitude au travail, j’avais moins d’entrain le matin. Et puis, l’ambiance était pesante. J’avais l’impression que les professionnels végétaient dans leur fonction. Une inertie que j’ai un peu retrouvée dans le foyer pour adultes polyhandicapés que j’ai rejoint par la suite, lorsque la personne que je remplaçais est revenue. C’était une structure plus petite, avec des personnes polyhandicapées, parfois sévèrement, aussi avec quelques personnes qui marchaient. Il y avait là aussi des tensions dans l’équipe. Le handicap était tr��s lourd, cela nécessite d’avoir de l’énergie pour deux et j’avais l’impression que les professionnels à temps plein reprochaient aux autres leur manque d’implication, sans doute parce qu’eux-mêmes étaient épuisés. Après tout cela, j’ai décidé de prendre un congé de paternité d’un an.

Quel était votre état d’esprit d’alors ?

Je n’avais plus envie de travailler avec des personnes polyhandicapées. Et j’ai eu l’immense chance d’obtenir mon poste actuel, grâce à une personne que je connaissais – qui est devenue ma collègue – et qui m’a averti de la création de postes éducatifs dans un foyer appartement. L’embauche d’un AMP avait été actée pour réduire un peu les frais et atteindre le ratio de personnel éducatif. J’ai vraiment vécu comme une aubaine l’obtention de ce poste auprès de ces personnes ayant un handicap léger, de l’autonomie. C’était assez inespéré vu mon diplôme. Tout jeune, j’avais été animateur dans des camps de vacances pour personnes handicapées mentales et j’étais fasciné par l’idée qu’elles voyaient et ressentaient le monde autrement. Du coup, j’avais gardé un peu comme un rêve de pouvoir travailler dans ce domaine-là.

Vos débuts ont-ils été à la hauteur de vos attentes ?

Oui, il y a vraiment eu le plaisir de ces rencontres. Et puis le quotidien était moins lourd, l’engagement dans la relation humaine plus complexe. Parce qu’il y a du langage. Ça me manquait cruellement avant. Il y a aussi cette richesse de devoir à chaque fois trouver et retrouver une place auprès des personnes, se décaler, réfléchir à son positionnement à partir des difficultés qu’on traverse, des erreurs qu’on fait… J’aime énormément ce travail.

Y a-t-il eu, depuis vos débuts dans cette structure, des moments où vous avez senti attaqué le cœur de votre métier ?

Notre cœur de métier est resté et reste dans la relation humaine qu’on tisse avec ces adultes. Ça, ça ne bouge pas. Mais autour, on sent la pression du formalisme. Jusqu’à très récemment, nous avions la chance d’avoir une chef de service qui avait confiance en nous et en notre accompagnement. Elle nous parlait de la tendance actuelle à faire primer les enjeux formels sur les enjeux de prise en charge, à faire cocher des cases, mais elle se refusait à rentrer dans cette logique. Je pense qu’au début, elle n’a pas eu de mal à défendre son positionnement parce qu’il était partagé par notre directeur. Or ce dernier est tombé malade et un nouveau directeur, jeune diplômé et formé à la démarche qualité, est arrivé au moment où nous avions à mettre en place les évaluations interne et externe. Nous nous sommes prêtés au jeu de l’évaluation, qui est légitime. Mais le nouveau directeur leur a donné une importance incroyable. Et cela a causé des frictions avec notre chef de service, qui a fini par faire un burn-out.

Quel a été pour vous l’impact de cette mise en place de l’évaluation ?

L’évaluation interne nous a permis de nous remettre un peu en question, on a vu ce qu’on pouvait améliorer, ça n’a pas été inintéressant. L’évaluation externe, elle, a abouti à des recommandations avec lesquelles l’équipe n’a pas toujours été d’accord. Par exemple, l’une d’elles consistait à nous demander que mon équipe (mixte foyer/SAVS) et celle de l’Esat travaillent systématiquement ensemble. Mes collègues et moi-même avons défendu l’idée de ne partager que les informations utiles, lorsqu’on se rend compte qu’une personne va mal et que cela a des conséquences dans la sphère privée et celle du travail. Dans ce cas, c’est enrichissant. Mais tout partager n’a pas d’intérêt. Je me suis exprimé là-dessus en réunion : quand un collègue de l’Esat me dit d’une personne : « je voudrais lui faire plier les draps sans qu’elle ait besoin de moi », c’est intéressant pour lui mais personnellement je ne fais rien de cette information. Et puis cela nous fait perdre trop de temps, avec le risque de diluer les éléments essentiels. Enfin, on souhaitait conserver aux personnes une distinction entre leur espace de vie et leur espace de travail. Malheureusement, la direction fait du forcing, un protocole de travail va être pondu pour nous dire comment nous devons dialoguer avec l’Esat. Elle veut qu’on reprenne sans discuter toutes les préconisations de l’évaluation.

Vous en pensez quoi ?

Que la direction est mue par la peur de perdre ses subventions, son agrément mais que ces changements ne sont sous-tendus par aucune réflexion. Cela ne fait aucun sens pour nous.

On ne vous a donc pas écoutés ?

Les choses sont toujours présentées comme si on avait le droit de donner notre avis. Mais ensuite, la direction remet en avant qu’il y a une préconisation des tutelles et qu’il faut la suivre. Comme je suis délégué du personnel, syndiqué, j’ai objecté au directeur adjoint, lors d’une réunion, qu’une préconisation n’avait pas de caractère obligatoire. Mais lui m’a répondu qu’aux yeux des organismes tarifaires, cela devait être entendu non comme un conseil, mais comme une injonction. On n’est donc pas sur le même champ sémantique.

D’autres préconisations vous ont-elles posé problème ?

Oui. Il y a quelque temps, la direction a souhaité inscrire dans le règlement intérieur l’obligation pour les professionnels de ne plus tutoyer les résidents. Mais nous avons refusé d’y céder.

Qu’est-ce qui vous dérange là-dedans ?

D’abord, tout ne peut pas figurer dans un règlement intérieur, et cette précision-là ne me paraît pas devoir y être inscrite. Ensuite, c’est compliqué pour nous de vouvoyer des adultes qu’on tutoie depuis toujours. C’est aussi cautionner l’idée que tutoyer serait prendre le risque de moins respecter l’autre. Pourtant, on peut vous dire « vous » et être un sacré pervers ! Et puis comment comprendre qu’on demande aux éducateurs de s’engager dans ce vouvoiement sans que cela vaille pour le public accueilli ? Bref, une demande plaquée, faite sans se soucier de la manière dont nous pourrions vraiment nous l’approprier.

Comment tout ça vous affecte-t-il ?

Ça crée beaucoup de tensions entre la direction et l’équipe. Une perte de confiance s’est installée entre nous. Personnellement, je me trouve moins serein quand je viens au travail. Parce que je ne me sens plus vraiment écouté. Je ne crois pas que l’accompagnement des usagers en soit affecté pour le moment. Mais je ressens comme une pression vis-à-vis de nos publics, une demande qui n’existait pas avant, pour qu’ils ne sortent surtout pas du cadre.

Comment cela se traduit-il ?

Un usager que je suis au SAVS travaille à l’Esat. Il se trouve qu’il a été moins en forme à un moment et qu’il a arrêté le travail. Or le chef de service de l’hébergement m’a mis une pression énorme pour qu’il le reprenne au plus vite. Il fallait appeler d’urgence le tuteur, l’accompagner partout pour régler les questions médicales. Je n’avais jamais connu ça. C’est comme si on ne tenait plus vraiment compte du handicap et de la fragilité de ces personnes. J’ai dû répondre qu’il n’y avait pas d’urgence, qu’il fallait le laisser vivre les conséquences du fait qu’il n’aille plus au travail. Au lieu de s’asseoir pour le comprendre, la direction nous demandait d’être dans l’agir.

Êtes-vous parfois découragé ?

Oui, bien sûr. Je me sens à contresens d’une exigence venant de la hiérarchie, comme entré en résistance – même si le terme peut sembler guerrier – contre des visions simplistes. Ça peut donner parfois un sentiment d’impuissance. Heureusement qu’il me reste des espaces où je me ressource. Comme les temps d’analyses des pratiques qui ont lieu toutes les deux semaines avec le psychologue. C’est là que je retrouve tout le sens de mon travail, dans cette réflexion sur ce qui se passe avec les résidents. Le fait d’être syndiqué m’aide aussi beaucoup, car il y a une forme de solidarité avec mes collègues délégués du personnel pour mettre en avant ce qui nous paraît important. C’est grâce à ce collectif qu’il m’arrive de dire à la direction qu’elle n’est pas là uniquement pour défendre des budgets, mais aussi pour défendre notre travail.

 

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

A lire (ou à relire) :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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Propos recueillis par Laetitia Darmon
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