« Les institutions s’auto-nourrissent de statistiques »

« Les institutions s’auto-nourrissent de statistiques »

23.02.2018

Action sociale

Notre série "En quête de sens" s'intéresse à la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes. Éducateur PJJ, Sébastien ne reconnaît plus son métier. Lucide et désabusé, il a opéré sa révolution mentale pour devenir expert en production de rapports. Témoignage.

Éducateur de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) dans un service d’aide éducative en milieu ouvert, Sébastien [1] ne reconnaît plus son métier. Après avoir tenté de résister pour continuer à être dans l’accompagnement des jeunes, plutôt que dans le suivi, il a opéré sa révolution mentale pour devenir expert en production de rapports. Lucide et désabusé, il dit avoir choisi une stratégie de survie pour tenir bon jusqu’à la retraite. Interview.

tsa : Comment avez-vous vécu vos débuts dans votre métier ?

J’y suis arrivé sur le tard, après avoir exercé plusieurs métiers. Dans le dernier d’entre eux, un poste de fonctionnaire où je me suis longtemps senti à mon aise, mes supérieurs ont commencé à me demander d’avoir une approche beaucoup plus quantitative que qualitative de mon travail. Je l’ai mal vécu et ça m’a poussé �� me réorienter. C’est comme ça que je suis revenu à ma vieille envie de travailler avec des jeunes, qui remontait à mon expérience de surveillant dans l’éducation nationale, au moment de mes études de droit. J’ai donc passé et réussi le concours de la protection judiciaire de la jeunesse, et ai souhaité exercer en service de milieu ouvert, craignant la violence qui pouvait régner dans certains foyers. Je voulais pouvoir me rendre dans les familles, m’occuper régulièrement de certains jeunes. J’ai donc intégré mon service actuel, avec un grand plaisir à être auprès de ce public. J’étais alors optimiste, heureux d’avoir réussi ce parcours de deux ans d’étude, qui n’était pas simple, et très fier de ce métier d’aide. Aujourd'hui, à l’inverse, quand on me demande ce que je fais, je ne veux même plus en parler.

Pourquoi votre perception a-t-elle changé à ce point ?

Quand je suis arrivé à mon poste, il y a une vingtaine d’années, nous nous occupions chacun de 22 jeunes grand maximum. 22, c’était déjà beaucoup. Nous faisions des rapports à la fin des mesures – qu’il s’agisse de mesure avant ou après jugement. Et nous pouvions en cas de besoin rédiger une note d’incident pour le juge. Tout cela permettait de bien accompagner les jeunes. Par la suite, il y a eu plusieurs bouleversements. Le travail d’intérêt général et la réparation pénale sont venus s’ajouter aux mesures existantes (liberté surveillée, liberté surveillée préjudicielle, mesure d’enquête pluridisciplinaire, contrôle judiciaire, protection jeunes majeurs, aide éducative en milieu ouvert, mise sous protection judiciaire) respectivement en 2003 et 2004. Ces deux mesures peuvent être isolées ou avoir lieu en même temps que d’autres. Puis est arrivé en 2005 le référentiel des mesures, qui nous contraint à rédiger un rapport intermédiaire tous les six mois, quel que soit le type de mesure. Comme aujourd’hui, un éducateur s’occupe de 25 jeunes, cela fait au minimum 50 rapports par an, sachant qu’il est fréquent qu’une même personne fasse l’objet de plusieurs mesures, et que rédiger un rapport exige parfois de nombreuses heures. Or l’augmentation du nombre de suivis a eu lieu sans que personne ne tienne compte ni du nombre de rapports ni du type de mesures que cela représente pour un éducateur.

Ces rapports intermédiaires ont-ils un sens dans la prise en charge éducative ?

Personnellement, je trouve qu’ils n’en ont pas. Il paraît que cela en a un pour le juge, qui pourrait être amené à juger un jeune plus vite en fonction de ce que nous écrivons. Mais dans ce cas, pourquoi demander aussi un rapport pour les jeunes déjà jugés ? J’ai l’impression que ces demandes viennent d’administratifs qui n’ont jamais travaillé à la base ou ne se le rappellent plus et sont coupés de notre réalité. Ils pondent des procédures qui ne tiennent pas compte de nos contraintes. Car, comment faire avec 25 jeunes, des suivis démultipliés, et des écrits à n’en plus finir ? Sans compter que les juges nous envoient parfois d’une semaine à l’autre les rôles d’audience. Cela veut dire qu’on doit chambouler notre emploi du temps, annuler des rendez-vous prévus avec des jeunes pour rédiger un rapport en urgence. C’est embêtant et très stressant. Et si on s’en plaint, la direction nous renvoie à notre incapacité à nous organiser. La phrase qui revient tout le temps est « c’est une question d’organisation et d’adaptabilité ». Je pense qu’elle est enseignée dans les formations de cadres.

Comment avez-vous vécu ces nouvelles demandes ?

Au début, j’ai essayé de résister, en faisant passer les rapports après l’accompagnement des jeunes. Je les rendais donc en retard et je recevais des remarques stressantes et infantilisantes de mon chef, qui m’a d’ailleurs brutalement demandé de les taper moi-même alors que je n’avais ni ordinateur personnel ni formation. J’avais accepté de m’y plier à condition d’être formé et équipé. Mais je n’ai rien pu obtenir. Peu à peu, les pressions de cette chef sont devenues si insupportables que j’ai cru que j’allais y laisser ma peau. J’ai aussi vu qu’il n’y aurait personne pour me protéger si je continuais à faire de la résistance. Même les syndicats, dont je fais partie, car on n’y aborde pas les problèmes personnels. Donc j’ai fini, au bout de deux ans, par opérer ma révolution mentale. Avant j’étais dans l’accompagnement, maintenant je suis beaucoup plus dans le suivi. Et quand des jeunes ne viennent pas, je ne redonne pas rendez-vous dans l’immédiat. Il m’est arrivé de ne pas pouvoir voir un jeune pendant trois mois, dans des périodes où j’étais trop débordé, et d’inscrire un rendez-vous fictif avec lui, par crainte que ça se voit. C’est terrible d’en arriver là… Mais il paraît que je suis en net progrès en ce qui concerne les rapports intermédiaires, selon mes chefs ! Car pour être un bon éducateur aujourd’hui, il faut être le champion du monde toutes catégories des rapports intermédiaires. C’est le seul moyen pour qu’on ne nous embête pas. Et même si notre direction prétend le contraire, j’estime que cette question prime sur toute autre considération à propos des jeunes. Avec celle de l’activité.

C’est-à-dire ?

Une fois, j’ai entendu ma supérieure réclamer des mesures aux juges ! La direction avait si peur que l’antenne ferme du fait de la baisse des mesures qu’elle en était réduite à mendier du travail ! C’est insensé ! C’est tout juste s’il ne faudrait pas défiler dans les rues pour demander aux jeunes de commettre des actes de délinquance ! Donc on est dans un système qui s’auto-nourrit de statistiques et de mesures. Ce qui compte n’est pas que je développe un projet enrichissant avec un groupe de jeunes, ni que je mène un entretien important au plan éducatif : il s’agit juste que l’existence du groupe ou de l’entretien soit consignée par écrit, pour que l’institution puisse l’afficher. C’est aussi dans cet esprit qu’il y a tant d’insistance pour que nous remplissions des documents administratifs que je trouve souvent inutiles. C’est le cas du document individuel de prise en charge, le DIPC, qui ne sert à rien dans le cas d’une mesure de réparation pénale par exemple, à part à indiquer que l’objectif à poursuivre est… d'« exécuter la mesure ». Pourtant, je passe pour un bon éducateur si j’écris cet objectif, en y ajoutant les coordonnées du jeune et le nom de ses parents… Je caricature à peine. En outre, on nous demande de maquiller l’activité. Par exemple, en inscrivant les jeunes inoccupés dans un « dispositif d’accueil accompagnement », dont nous avons parfaitement vu qu’il ne fonctionnait pas – les jeunes n’y viennent pas – juste pour pouvoir indiquer qu’ils font quelque chose.

Comment vivez-vous tout cela ?

Cela ne me convient pas, mais cela me protège et ce n’est pas à mon âge que je vais changer de boulot. Je reste donc pour des raisons alimentaires et parce que ma vie familiale est ma priorité. Dans les moments où l’activité est en baisse, je peux trouver du plaisir à mettre en place des initiatives à l’intention des jeunes. Mais la logique du chiffre, elle, prévaut toujours.

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

Tous les articles de cette série "En quête de sens" sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

 

[1] Le prénom a été modifié.

Action sociale

L'action sociale permet le maintien d'une cohésion sociale grâce à des dispositifs législatifs et règlementaires.

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Propos recueillis par Laetitia Darmon
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