Fronde des chômeurs face au 100 % numérique

Fronde des chômeurs face au 100 % numérique

20.01.2017

Action sociale

Depuis la dématérialisation de l’ensemble des services de Pôle emploi, de nombreux chômeurs investissent les espaces publics numériques (EPN), a priori sans compétence en matière de retour à l’emploi. Une résistance au prêt à penser de l’administration numérique, expliquent des chercheurs.

En 2009, l’ANPE et l’Assedic fusionnaient pour donner naissance à Pôle emploi et à son portail pole-emploi.fr, qui inaugurait l’ère de la dématérialisation des services publics. En peu de temps, parfois d’un jour à l’autre, les listings d’annonces affichés sur les murs des ANPE disparaissaient. Consultation des offres d’emploi, inscription, actualisation, conception des lettres de motivation et des CV, n’étaient plus réalisables que par l’intermédiaire d’un écran d’ordinateur. Rapidement, un nombre grandissant de demandeurs d’emploi a commencé à se diriger vers le réseau des 10 000 établissements publics numériques (EPN), créé dans les années 2000 pour permettre l’accès et la sensibilisation aux technologies de l’information et de la communication.

Question : pourquoi ce choix de se rabattre sur des espaces sans expertise en matière de retour à l’emploi, alors que Pôle emploi propose des formations au maniement de ses outils numériques ? La réponse apportée par le collectif de chercheurs M@rsouin (Môle armoricain de recherche sur la société de l’information et les usages d’internet), après avoir investigué pendant plusieurs années dans des EPN de Bretagne, jette un éclairage nouveau sur les conséquences de la dématérialisation des services publics (1).

Le refus d’être un simple numéro

Premier constat : contrairement au cliché de la « fracture » numérique et sociale, les demandeurs d’emploi concernés possèdent « un certain niveau de compétences numériques. Ils ne sont jamais non plus très éloignés de l’emploi, bien que la plupart soient en situation de fragilité, alternant périodes de chômage et d’activité », observe Mickaël Le Mentec, sociologue.

Leurs griefs ? Tous ont fait l’expérience des outils de Pôle emploi et en ressortent avec « l’impression de n’être qu’un numéro ». De la demande de rendez-vous jusqu’à l’activité de recherche d’emploi proprement dite, l’outil numérique est omniprésent et canalise les actions, explique Mickaël Le Mentec. Télécandidater à une offre d’emploi, par exemple, suppose de remplir des cases, d’informer sur ses compétences, son niveau d’étude ou ses diplômes, sans connaître le nom de l’entreprise ni sans pouvoir personnaliser sa réponse. « Une technique qui permet à Pôle emploi de constituer un corpus de profils uniformisés répondant aux mêmes questions. »

L’ouverture de l’« Emploi Store », fin 2015, est venue parachever cette politique. Sur cette plateforme innovante, l’internaute peut bénéficier d’entretiens d’embauche virtuels, de MOOCs pour se former à la recherche d’emploi et autres tutoriels pédagogiques. « Alors que la période de chômage est précisément celle où les demandeurs d’emploi ont le plus besoin de contacts, le face-à-face entre conseillers et demandeurs d’emploi disparaît au profit de cette médiatisation par l’intermédiaire d’outils. Et c’est ce délitement du lien que les personnes critiquent le plus vivement », assure Mickaël Le Mentec.

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Conséquence : puisque l’institution publique n’assure plus son rôle soutenant, les EPN sont devenus aux yeux d’une catégorie de chômeurs les refuges parfaits pour une mise en œuvre de leur requalification professionnelle. Non stigmatisants en raison des multiples publics qui les fréquentent, débarrassés de toute relation de dépendance entre l’institution et le demandeur d’emploi, conviviaux et apprenants grâce au soutien que les usagers s’accordent les uns aux autres, ces espaces offrent en outre un avantage inestimable, observe le chercheur, celui de la liberté de méthode. « Dans les EPN, les demandeurs d’emploi bricolent pour entreprendre des démarches de retours à l’emploi plus personnelles. Par exemple, lorsqu’une annonce est susceptible de les intéresser, ils cherchent à se renseigner sur la localisation de l’entreprise, sur les moyens de transport existants et sur leur coût en faisant usage des outils accessibles sur internet, et préparer leur candidature en conséquence. » Autre atout pour des personnes peu équipées, il est possible de relancer une entreprise par mail, mais aussi d’imprimer un curriculum vitae, une lettre de motivation ou les offres d’emploi intéressantes et les stocker sur une clé USB. « Des usages simples, mais qui semblent impossibles dans l’organisme censé les accompagner dans ces démarches. »

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Les EPN se sont adaptés

Face à ce public de plus en plus présent, les EPN ont dû évoluer. À l’image de l’espace public multimédia de Kérourien, un quartier sensible de Brest, qui a enregistré dès 2009 un afflux de « demandes individuelles, ponctuelles et pas ordonnées », explique Régine Roué, médiatrice numérique. « Pour formaliser ce mouvement, nous avons ouvert un atelier spécifique tous les lundis, avec entrée et sortie libre, dans lequel on accompagne à l’ordinateur en même temps qu’à l’emploi. » L’atelier ne désemplit pas de la journée. De cap en cap, l’EPN brestois a complété son action. Visites d’entreprises, préparation au Visa Internet qui permet d’inscrire une compétence numérique validée sur son CV, ouverture aux travailleurs sociaux. Pôle emploi s’est lui-même rapproché de la structure. « Un conseiller intervient une fois par mois dans l’atelier, en faisant le point sur la situation des demandeurs d’emploi et en facilitant l’accès aux documents dont ils ont besoin. En sens inverse, nous intervenons régulièrement à Pôle emploi pour présenter notre action », indique la médiatrice.

Une nouvelle possibilité de s’affranchir de l’institution ?

Du côté de Pôle emploi, on réfute l’idée d’un changement de cap dans l’accompagnement des chômeurs. « Simplement, les outils évoluent pour faciliter le travail de recherche d’emploi, ce qui suppose que les demandeurs d’emploi s’inscrivent dans cette démarche. Cela ne va pas sans quelques résistances : résistances à l’institution, résistances même aux outils », reconnaît Thierry Raffin, conseiller technique à Pôle emploi et ancien responsable du portail "anpe.fr"

Les EPN, alternative à la toute puissance d’un service public 100 % digital ? Mickaël Le Mentec n’est pas loin de le penser. « Cette recherche met en lumière le refus de soumission des usagers, qui souhaitent développer des usages inclusifs des TIC, c’est-à-dire des usages répondant à leurs propres besoins, et qui pour cela maintiennent l’institution à distance afin d’être libre d’opérer leurs choix. »

Des conclusions qui intéresseront les acteurs sociaux en pleine réflexion sur l’inclusion dans la nouvelle société de l’information.

 

(1) « Usages des TIC et pratiques d’empowerment dans les EPN : le cas des demandeurs d’emploi », Mickaël Le Mentec, M@rsouin/CREAD, 2011. Recherche prolongée depuis 2016 par une enquête « Numérique et empowerment », conduite en partenariat entre le groupement d’intérêt scientifique M@rsouin et l’Agence du numérique.

 

Retrouvez nos précédents articles sur le défi des NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communation) dans le travail social :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

Marc-Michel Faure
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