Liminalité, rites de passage et temporalité : trois notions au service d’un accompagnement social personnalisé

Liminalité, rites de passage et temporalité : trois notions au service d’un accompagnement social personnalisé

13.07.2017

Action sociale

Avec la généralisation de la mise en œuvre du projet individualisé, l’accompagnement social s’inscrit désormais dans une logique de parcours rarement homogène. Comment le concept de liminalité peut-il aider les professionnels à mieux appréhender les phénomènes de ruptures ? Chronique de Charles Gourgeon, diplômé de sociologie/anthropologie et directeur d'un CADA au Mans.

Les centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) peuvent être assimilés à des microsociétés dans lesquels se côtoient des publics de tout horizon socio-économique, culturel et religieux. Leur seul point commun c’est d’avoir vécu l’exil et un extraordinaire bouleversement dans leur vie et les repères sociologiques qui la structuraient. Travailler auprès des demandeurs d’asile oblige les professionnels à s’adapter en permanence au profil des usagers et à leur parcours antérieur à l’accueil en CADA. L’observation du fonctionnement de ces établissements et des singularités de leurs usagers conduit à s’interroger sur la notion de parcours dans l’accompagnement social. En effet, les demandeurs d’asile sont soumis à une temporalité incertaine, la prise en charge étant exclusivement réduite au temps de la procédure, et indéfinie, celle-ci étant elle-même liée à la durée de l’étude du dossier par les autorités compétentes [1]. Cet intermède dans le parcours de vie des individus pour lequel l’« avant » et l’« après » sont fortement différenciés n’est pas sans rappeler les notions de rites de passage et de liminalité empruntés à l’anthropologie.

Action sociale

L'action sociale permet le maintien d'une cohésion sociale grâce à des dispositifs législatifs et règlementaires.

Découvrir tous les contenus liés
Un « entre-deux » à mieux gérer

Pierre Bouvier [2], dans son ouvrage Le lien social (Gallimard, 2005), se propose de revisiter la notion de « rites de passage » initialement isolée par Arnold Van Gennep [3] afin de l’adapter à la société occidentale contemporaine et de mieux comprendre les phénomènes d’exclusion. Pour lui, les rites de passage, dépouillés peu ou prou de leur dimension cérémonielle [4], restent très présents dans notre société. En effet, le parcours de vie est séquencé selon des phases de « déconstruction et (…) reconstruction des conditions d’insertion dans l’ordre socio-économique » qui, aujourd’hui, interviennent de façon « moins lissées et positivement prévisibles » (op.cit.) qu’au cours de la période des Trente Glorieuses. Ces phases génèrent respectivement des phénomènes d’exclusion et d’inclusion.

Loi santé du 26 janvier 2016

Morceaux choisis d'un texte aux multiples facettes

Je télécharge gratuitement

En termes de parcours et de trajectoire, le passage d’un état à un autre comprend une situation que Pierre Bouvier présente sous le terme d’acclusion, qui sert d’intermédiaire, de "pivot", entre l’inclusion et l’exclusion. « L’acclusion est une séquence, non plus cérémonielle mais, à l’inverse, stigmatisante [qui] permet de ne pas naturaliser ces statuts (inclusion & exclusion) et les individus qui s’y trouvent insérés. » Cette phase de transition entre deux états est donc un espace flou, ou « l’individu flotte dans un entre-deux » que dans son analyse du handicap l’anthropologue Robert Murphy, s’appuyant sur les travaux de Van Gennep, qualifie de liminalité.

L’analyse de Robert Murphy s’applique à de très nombreuses situations : les structures protégées mais aussi les Foyers pour travailleurs migrants (FTM) sont typiques de la liminalité. On peut d’ailleurs aisément faire un parallèle entre le public handicapé auquel Murphy consacre son analyse et celui des travailleurs migrants hébergés en FTM. En effet, quand le parcours des premiers s’achève dans un institut adapté, celui des seconds s’est souvent terminé dans un foyer. Des ouvrages tels que « Là-bas ma tête, ici mon corps » [5] ou les « Chibanis » [6] en apportent un vibrant témoignage. On peut considérer que le processus liminaire, comprenant les trois phases précédemment exposées, n’a pas été complètement accompli et les personnes sont ainsi restées dans une phase d’attente, le seuil, au lieu de leur permettre d’accéder à une condition commune avec les autres membres de la société dont elle les en éloigne.

Faisant référence notamment aux travaux de Murphy, Marcel Calvez [7] précise que « la notion de liminalité a son origine dans l’analyse des rites de passage (…) Elle qualifie le moment ou un individu a perdu un premier état et n’a pas encore accédé à un second statut ; il est dans une situation intermédiaire et flotte entre deux états » [8]...

Le processus lié au changement de statut social est structuré par un certain nombre d’étapes de déconstruction/construction : le cas des migrants en général et des demandeurs d’asile en particulier en est un exemple parmi les plus significatifs. En effet, pour eux, ces changements s’opèrent sur un ensemble de domaines (administratif, social, culturel, identitaire) et selon une temporalité variable au gré des procédures.

Des rites de passage à ré-institutionnaliser

Thierry Goguel d’Allondans [9] aborde longuement le phénomène des rites de passage et du parcours initiatique qu’ils viennent rythmer. Il reconnaît que bien que le plus souvent lié au passage de l’adolescence à l’âge adulte ce processus n’est que rarement utilisé lors d’autres étapes de la vie des individus alors qu’il « pouvait se décliner autrement ». Pour lui, « le rite renvoie à la fonction de passeur (…) à travers ces ritualisations, le travail social retrouve scansion, mouvement, tempo, et cadences. », qui constituent le fondement même de la notion de parcours qui sous-tend le travail social contemporain.

Par conséquent, il apparaît clairement que les rapports au temps diffèrent selon les publics, les circonstances et les types d’accompagnement proposés. Ainsi, dans le travail social, nous pouvons distinguer quatre types de temporalités ; le temps prescrit, le temps institutionnel, le temps professionnel et celui des usagers. Chacun d’entre eux est lui-même soumis à différents facteurs – ou autres "temps" - qui vont tendre à modifier ou influer sur la façon dont le rapport au temps est vécu par chaque individu. Considérant que la temporalité est une question centrale dans l’accompagnement de publics précaires, Nicolas Fieulaine précise que « au-delà des critères objectifs d’insertion sociale (emploi, revenus), l’incertitude et l’instabilité qui marquent les situations précaires peuvent entraîner des rapports spécifiques au temps » [10].

Parce qu’elle constitue une étape incontournable du parcours de tout individu, et a fortiori des publics en situation de précarité, la liminalité constitue un él��ment sur lequel le professionnel peut s’appuyer pour mettre en œuvre avec l’usager un programme d’accompagnement. Englobant à la fois la notion de temporalité et celle des rites de passage, l’introduction du concept de liminalité dans la modélisation de l’action sociale peut contribuer à mieux appréhender la notion de parcours, séquencé par des périodes de ruptures et de (re) constructions de l’usager. Il permet d’avoir une vision globale du parcours de l’individu, passé, c’est-à-dire les origines de la situation dans laquelle il se trouve, le présent et des actions à mettre en place pour atteindre l’étape suivante. N’est-ce pas là l’esprit de la construction d’un projet individualisé dont il est question dans la loi 2002-2 ?

 

Charles GOURGEON

Directeur du CADA ALTHEA du Mans

Diplômé de sociologie/anthropologie et de Sciences de l’Education de l’université François Rabelais de Tours

Courriel : ch-gourgeon@gmail.com

 

[1] Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) – établissement chargé en première instance de statuer sur la recevabilité de la demande d’asile – et la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) – qui statut en appel d’une décision rendue par l’OFPRA. 

[2] Pierre Bouvier : sociologue, professeur émérite de l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

[3] Arnold Van Gennep : ethnologue et folkloriste français (1873-1957).

[4] On peut toutefois observer dans notre société la présence de cérémonies, de nature religieuse ou laïque, toujours à caractère symbolique tel que, pour ce qui concerne la demande d’asile, la signature du Contrat d’intégration républicain lors de l’obtention d’une protection internationale.

[5] NEMA Mohammed (col.). Là-bas ma tête ici mon corps. Le Mans : association de Gestion de la Résidence Sociale Nelson Mandela, 2002. 219 p.

[6] BOHELAY Philippe, DAUBARD Olivier. Chibanis. Saint-Pourçain-sur-Sioule : Editions Bleu autour, 2006. 56 p.

[7] Marcel Calvez : Professeur de sociologie (Handicap et maladie), UFR Sciences sociales Chercheur à ESO –Rennes (Espaces et sociétés).

[8] Robert Calvez, « La liminalité comme cadre d’analyse du handicap », Prévenir, 2010, 39, pp 83-89.

[9] Thierry Goguel d’Allondans, Jean-François Gomez, Le travail social comme initiation, Editions Erès, Toulouse, 2011, 250 p.

[10] Nicolas Fieulaine et al., « Précarité et troubles psychologiques : l'effet médiateur de la perspective temporelle », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale 2006/4 (Numéro 72), p. 51-64. DOI 10.3917/cips.072.0051.

Charles GOURGEON
Vous aimerez aussi

Nos engagements