Mai 68, quelles correspondances avec 2018 ? [5/5]

Mai 68, quelles correspondances avec 2018 ? [5/5]

27.04.2018

Représentants du personnel

Nous achevons notre série d'articles sur Mai 68 par une interview d'Erik Neveu. Professeur de science politique, ce dernier recueille depuis une dizaine d'années des témoignages d'acteurs du mouvement social qui a saisi la France il y a cinquante ans. Une expérience qui a changé la vie de ceux qui l'ont vécue, mais qui a aussi modifié notre société et le monde du travail, nous explique-t-il.

Qu'est-ce qui vous semble marquant dans les témoignages d'acteurs de Mai 68 (*) que vous avez recueillis ?

C'est très frappant et émouvant de voir à quel point les gens éprouvent un fort sentiment de nostalgie à l'égard de cette période. Ce moment les a marqués pour la vie, non seulement en raison de l'intensité des échanges entre les personnes qui existait alors, mais aussi parce que dans de très nombreux cas, cette expérience a infléchi le sens de leur existence de manière définitive, que ce soit dans la conduite de leur vie privée ou dans une nouvelle sensibilité à des enjeux politiques.

Je donnerais toutes les belles voitures climatisées pour revivre une heure de ce moment-là

 

Aujourd'hui, la plupart de ces personnes ont toujours le sentiment que nous vivons dans une société qui n'est pas très équitable, une société qu'il faudrait toujours changer. Nous avons d'ailleurs terminé notre livre sur une cette jolie citation d'une femme qui avait 20 ans en 68, et qui exprime un sentiment à mon avis très partagé sur ce moment unique : "Je donnerais, sans hésiter, toutes les marques de ce qu'on appelle actuellement le bonheur - toutes les courses dans les Fnac informatiques, tous les séjours à la neige dans les stations surpeuplées, toutes les belles voitures climatisées - pour revivre ne serait-ce qu'une heure de ce moment-là, et savoir qu'il peut exister à nouveau".

Cette libération, ce sentiment de décloisonnement entre les classes sociales, c'est aussi ce qu'exprime un écrivain comme Annie Ernaux...

Parmi les témoignages que nous avons rassemblés, il y a des choses extraordinaires qui vont dans ce sens. Il y a ces récits de personnes prises en stop qui disent s'être retrouvées dix kilomètres après l'endroit où elles devaient se faire déposer parce que tout le monde parlait tellement dans la voiture que personne n'a fait attention au paysage qui défilait. Il y a aussi tous ces témoignages sur des discussions mêlant des milieux sociaux très différents.

En quoi la société d'aujourd'hui est-elle différente de celle de 1968  ?

La société d'aujourd'hui est sûrement plus agréable à vivre que la société d'avant 68. Il suffit de lire les témoignages sur cette époque. Il y avait une sorte de caporalisme mesquin et d'autoritarisme très pesant qui encadrait toute la vie quotidienne dans les établissements scolaires, dans les rapports de travail, sans parler des rapports entre les femmes et les hommes qui, s'ils ne sont certes pas idylliques aujourd'hui, étaient il y a cinquante ans incroyablement plus inégaux et compliqués. Tout cela constitue un acquis et un changement qui perdure. Là où les choses ne sont pas comparables, c'est par exemple sur la question de l'emploi. En 68, on commence certes à parler du chômage, mais il ne concerne encore que 2 à 3% de la population, c'est incommensurable par rapport à la situation d'aujourd'hui.

Il y avait en 68 une vision partagée extraordinairement optimiste de l'avenir. Aujourd'hui, ce n'est pas la représentation que les jeunes peuvent se faire du monde

 

 

J'ai vécu ces années-là : des gens qui en avaient marre des rapports sociaux dans leur entreprise pouvaient "débaucher" le matin car ils retrouvaient du boulot ailleurs avant la fin de la semaine ! L'autre changement que je vois, c'est que la génération des baby-boomers, celle de 68, faisait la découverte d'accéder à plus de biens de consommation, à plus de bien être, à de meilleures conditions de logement. Bien sûr, cette découverte était inégale selon les milieux sociaux, mais il y avait une vision partagée extraordinairement optimiste de l'avenir, comme si tout ne pouvait que s'améliorer. Les mouvements historiques en cours sur la planète (décolonisation, insurrections, mouvements révolutionnaires, etc.) renforçaient encore cette idée qui trottait dans les têtes qu'on pouvait changer le monde, qu'on n'était pas impuissants. La représentation que les jeunes peuvent se faire aujourd'hui du monde n'est pas celle-là. C'est un monde où l'on galère pour trouver du boulot, où le travail est précaire, un monde où l'on peut se dire que les rapports de force évoluent doucement mais en permanence en faveur de ceux qui sont déjà puissants. Ces éléments ne suscitent pas forcément la même combativité.

En quoi Mai 68 a-il changé le monde du travail ?

Au moins 7 millions de personnes ont vécu l'expérience de la grève en 1968, lors de laquelle des rapports sociaux ont été modifiés. Le pouvoir des petits chefs a été contesté, cette forme d'ordre autoritaire a été ébranlée. Les relations entre les salariés eux-mêmes ont évolué.

Les relations entre salariés ont évolué

 

Au travers des témoignages, nous avons par exemple découvert qu'en 68, on amène son mari, sa femme ou ses enfants dans l'usine occupée, et on présente pour la première fois son conjoint à ses collègues. Certes, on peut toujours dire que les accords de Grenelle n'ont pas eu d'effet durable. Mais il y a quand même eu une forte hausse des plus bas salaires, ce qui n'est pas anecdotique, et il y a eu la reconnaissance de la section syndicale d'entreprise. C'était quand même admettre que les représentants syndiqués du personnel ne sont pas des corps étrangers au lieu de travail mais qu'ils ont le droit de s'exprimer, avec des lieux d'expression à l'intérieur même de l'entreprise. C'était quand même un sacré progrès.

La jurisprudence va également davantage protéger les élus du personnel après 68, ce n'est sans doute pas une coïncidence...

On peut estimer qu'il y a eu toute une dynamique après Mai 68. Il se produit un changement dans le recrutement de la magistrature. Le profil social des magistrats devient un peu plus varié, à tel point qu'on a même parlé des "juges rouges". Je ne suis pas sûr qu'ils aient jamais été "rouges", mais ces juges ont certainement eu une plus grande sensibilité aux problèmes et aux droits des salariés. On voit aussi des gens passer le concours d'inspecteur du travail avec l'idée de n'être pas simplement des arbitres mais des défenseurs des salariés. Nous avons le témoignage d'une jeune fille qui passe ce concours parce qu'elle a été scandalisée par la façon humiliante dont ses parents étaient traités par leurs employeurs.

Mais un historien comme Xavier Vigna soutient que Grenelle n'a pas changé fondamentalement la condition ouvrière, d'où peut-être l'idée que Mai 68 n'a rien produit et a été un échec...

Les jeunes ouvriers et les ouvriers davantage politisés ont certainement éprouvé une plus grande amertume. Ils ont pu se dire que les hausses de salaires étaient bonnes à prendre mais finalement très relatives vu l'inflation. On pense ici à la séquence célèbre où l'on voit Georges Séguy, le secrétaire général de la CGT, venu présenter les résultats de Grenelle, se faire quand même un peu "ramasser" par les ouvriers de Renault Guyancourt.

A Rennes, les rapports sociaux chez Citroën sont restés très violents après 68

 

On pense aussi au petit film où l'on voit la jeune ouvrière de Wonder refuser de rentrer pour reprendre le travail. Et en effet, Grenelle n'a pas bouleversé les rapports sociaux dans les entreprises. Par exemple, si je pense à ma ville, Rennes, les rapports sociaux au sein de l'usine Citroën ont continué d'être d'une grande brutalité après 68 : les salariés qui voulaient se syndiquer en prenaient plein la tête. Mais il y a eu aussi toute une conflictualité sociale dans les années après 68 montrant que, dans de nombreuses entreprises, les salariés n'acceptaient plus la situation antérieure ni le sort qui leur était fait.

Que vous inspire le fait que la "convergence des luttes ", réelle en 68, est présentée de nos jours par la CGT et SUD comme un moyen d’obtenir satisfaction en stoppant les projets du gouvernement, et par la CFDT comme le meilleur moyen de ne rien obtenir de concret ?

En 68, la "convergence des luttes" est réelle. Mais attention, elle ne se fait pas si spontanément que cela. Au départ, les milieux populaires sont très méfiants à l'égard des étudiants. Ils se disent : "C'est quoi ces privilégiés qui rouspétent la bouche pleine ?" Et ce ne sont pas les revendications qui vont jouer un rôle déclencheur ou coagulateur. C'est en voyant que les étudiants ne se débinent pas face à la police et se mettent même à lui résister que les milieux populaires vont éprouver de la sympathie à leur égard. Il y a eu aussi un mouvement de balancier. Dans les usines occupées, face à l'empathie à l'égard des étudiants, le PCF et la CGT ont été debout sur les freins sur le thème : "Méfiez-vous, ce sont des gauchistes, des manipulateurs". Mai 68, c'était d'ailleurs plus qu'une "convergence", c'était un moment révolutionnaire.

Ce n'est pas les revendications qui vont coaguler les mouvements en 68, c'est plutôt la résistance des étudiants face à la police qui leur fait gagner la sympathie des ouvriers

 

Révolutionnaire au sens où toutes les petites cloisons qui composent le monde social dans lequel on vit et qui font qu'on n'est pas affecté par ce qui se passe ailleurs, toutes ces petites cloisons ont alors explosé. Même la fédération française de football a été occupée par les footballeurs, c'est dire ! Par rapport à votre question, je n'arrive pas à comprendre comment on peut soutenir qu'on est moins fort si on est plus nombreux et unis. Je ne me retrouve donc pas forcément dans la position de la CFDT. En même temps, on peut comprendre ce que dit Laurent Berger dans la mesure où la "convergence des luttes", c'est un peu l'Arlésienne, un refrain qu'on nous sert depuis des années mais qui n'a pas débouché sur grand chose. S'il faut attendre, pour améliorer les choses, une convergence sans cesse annoncée mais qui ne se produit pas ou qui marche à la méthode coué, ça peut être plus handicapant qu'autre chose.  

Pourquoi cette "convergence" ou cette "coagulation" n'a-t-elle pas lieu aujourd'hui ?

C'est pour partie faute de débouché politique. Aujourd'hui, même si le FN et la France insoumise s'adressent aux classes populaires, il n'existe pas, je crois, de force politique perçue comme étant réellement en mesure de pouvoir apporter une traduction politique à une idée de grand changement social. Il y a aussi beaucoup de découragement et une forme d'intériorisation de l'impuissance. Je ne crois pas que les salariés pensent que le monde est juste ni que la répartition des richesses est bien faite, au contraire ! Mais entre se dire en son for intérieur que c'est injuste et avoir le sentiment qu'on peut changer ça, il y a fossé énorme.

 Quel est le porte-parole du monde ouvrier aujourd'hui ?

 

Un des drames que nous vivons depuis vingt ou trente ans, c'est qu'il n'y a plus grand monde qui parle au nom des milieux populaires et des ouvriers, il y a parfois même cette idée que le monde ouvrier n'existe plus ou devient résiduel dans la population active ! C'est un groupe social qui n'a plus guère de porte-parole. Cela me fait penser à ce qu'un dirigeant communiste disait il y a trente ans à Bernard Pudal, un de mes collègues : "Tu vois Bernard, avant on faisait peur, maintenant on fait rire". C'est cruel, mais c'est un assez bon résumé.

Mais il y a cinquante ans, il y avait l'affrontement Est-Ouest, le PCF paraissait puissant...

Le PCF avait la capacité à s'adresser au monde ouvrier, c'est indiscutable. Mais il était à la fois la solution et le problème. En Mai 68, une grande partie de la population, en revendiquant une capacité à penser par soi-même, à être autonome et libre, a bien montré qu'elle n'avait aucun désir d'un modèle soviétique.

La participation des travailleurs, voire l'autogestion réclamée dans la foulée de 68, se traduit-elle aujourd'hui par la revendication d'une plus forte présence des salariés dans les conseils d'administration et une réforme de l'objet social de l'entreprise ?

Je ne suis pas sûr qu'une participation accrue des représentants de salariés dans les conseils d'administration passionne les foules ! L'autogestion dans les années 70, c'est le refus de n'être qu'un rouage interchangeable dans une machine taylorienne, c'est la volonté d'être reconnu comme une personnes autonome ou, à tout le moins, une revendication de marges de liberté dans l'organisation du travail. On pourrait à la limite soutenir que les autoentrepreneurs répondent à ces exigences. Sauf qu'un grand nombre d'entre eux ne gagnent pas le Smic ! C'est comme le milieu de la mode. Vous avez là un univers peuplé de créatifs (stylistes, mannequins, organisateurs de défilés, etc.) qui participent à créer des choses qu'ils estiment belles et importantes. Ils disposent d'une assez grande latitude pour organiser leur temps, d'une assez forte autonomie. Mais la façon dont ils sont rémunérés et dont ils sont traités -je parle de la brutalité des rapports de travail- est hallucinante.

La violence de 68 est-elle imaginable aujourd'hui quand on voit l'effet provoqué par l'image de la chemise arrachée du DRH d'Air France ?

Il se trouve que cet épisode d'Air France, je l'utilise pour mes cours. Je passe trois vidéos à mes étudiants en journalisme. La première montre l'image arrachée du dirigeant d'Air France, suivie des commentaires du Premier ministre sur ces "sauvages" d'Air France. La deuxième montre des discussions dans les bureaux où l'on voit le responsable du personnel d'Air France qui n'adresse pas la parole aux salariés présents, ni même ne lève les yeux sur eux. La troisième vidéo est un extrait d'une conférence donnée dans un très beau bâtiment médiéval par le PDG de la compagnie, devant une assemblée de grands chefs d'entreprises. Après s'être interrogé sur l'évolution de l'âge légal de travail des enfants, le PDG fait rire son auditoire en racontant que lorsqu'il discute avec son homologue de Qatar Airways, ce dernier lui dit que la grève ne serait pas arrivée dans sa compagnie car "on les aurait tous envoyés en prison". Après les trois vidéos, je demande à mes étudiants ce qu'ils ont vu à la télé et où ils pensent qu'il y a le plus de violence.

Que voulez-vous montrer ? 

Nous avons une sensibilité très sélective à la violence. Il y a des violences physiques, celles où il y a du sang ou un impact physique sur les corps, qu'on ne supporte plus aujourd'hui. La preuve : quand je demande à mes étudiants qui a déjà tué un lapin ou un poulet, ils me regardent comme si j'étais un malade ! Et, paradoxalement, nous sommes prodigieusement insensibles à des situations qui détruisent des vies et marquent définitivement des gens.

Notre seuil de sensibilité à la violence n'est pas le même qu'en 68

 

C'est ce que le sociologue Norbert Elias appelle le processus de civilisation. Lentement mais sûrement, nos seuils de sensibilité à la violence contre les personnes tendent à s'élever et des spectacles de violence qui auraient été jugés il y a cinquante ans comme faisant partie bon gré mal gré de l'ordre des choses ne sont aujourd'hui plus tolérés parce que nous y sommes plus sensibles. Du reste, le processus actuel de refus du harcèlement des femmes rentre dans cette évolution.

 

(*) Erik Neveu est professeur de science politique à Rennes dans l'équipe du CNRS Arènes. Il travaille sur les thèmes du journalisme, de l'espace public, et sur les mouvements sociaux. Depuis une dizaine d'années, il collecte des récits de vie de militants des années 68 de l'Ouest de la France. Il est le co-auteur, avec Christelle Dormoy-Rajramanan et Boris Gobille de "Mai 68 par celles et ceux qui l'ont vécu", paru aux Editions de l'Atelier le 22 mars dernier. Le journal Mediapart a publié certains de ces témoignages.

 

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Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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