[Présidentielle] Sylvie Brunet : "Les programmes oublient la question du comment"

[Présidentielle] Sylvie Brunet : "Les programmes oublient la question du comment"

23.02.2017

Représentants du personnel

Sylvie Brunet, professeur dans une école de management, ancienne DRH et membre du CESE, considère que les programmes des candidats à la présidentielle pêchent quant à leurs modalités de mise en oeuvre. Hostile au revenu universel de Benoît Hamon et sceptique sur l'idée de François Fillon d'en finir avec le monopole syndical au premier tour des élections professionnelles, Sylvie Brunet appelle de ses voeux un dialogue social loyal. Interview.

Directrice des ressources humaines pendant 28 ans dans l'industrie informatique (Bull, Gemplus), la propreté et la sécurité (Onet) ou encore les collectivités publiques (la communauté d'agglomération de Toulon), Sylvie Brunet est depuis 4 ans professeur associée à Kedge Business School (qui résulte de la fusion des écoles de management de Bordeaux et Marseille) et membre de l'association française pour l'Organisation internationale du travail (OIT). Elle préside depuis plus d'un an la section du travail et de l'emploi du CESE, le conseil économique, social et environnemental, où nous l'avons rencontrée mardi 21 février pour cette interview consacrée au débat présidentiel concernant le travail, l'emploi et le dialogue social.

 

Votre parcours de DRH et de conseillère du CESE vous fait-il regarder autrement le débat présidentiel ?

"J'en suis à ma sixième année au CESE, où j'ai porté deux rapports dans la précédente mandature, l'un sur la prévention des risques psychosociaux et l'autre avec Maryse Dumas (CGT) sur l'égalité professionnelle femmes-hommes. Ce travail nous conduit à développer une vraie expertise sur le dialogue social, d'autant plus qu'ici siègent tous les partenaires sociaux, tant côté employeurs que salariés, avec une représentation de toute la société civile organisée : les agriculteurs, les professions libérales, l'économie sociale et solidaire, etc. J'ai donc un regard un peu aiguisé sur les programmes, surtout en matière de travail et d'emploi. Mon analyse, c'est que les programmes des candidats fixent à peu près le cap à suivre -même si les objectifs sont différents- mais ce qui manque les trois quarts du temps à mes yeux, c'est le comment. 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Le "comment", c'est à dire la méthode pour conduire une politique ?

Oui, au delà du cap économique et social, la question cruciale me semble être de savoir comment on met en oeuvre un programme. Il s'agit ici de savoir comment on retrouve la confiance entre les différents acteurs. Or l'analyse des programmes montre qu'ils contiennent beaucoup de mesures techniques, qui s'inscrivent pour certains candidats dans la continuité des lois Travail et Rebsamen et du rapport Combrexelle, où il s'agit de négocier au plus près de l'entreprise, certains comme François Fillon souhaitant relever les seuils sociaux et mettre fin au monopole de présentation des candidats par les syndicats au premier tour des élections professionnelles.

Il manque une réflexion sur la méthode

Mais ce qui me semble manquer en amont de tout cela, c'est quand même une réflexion sur la méthode. Comment peut-on faire autrement que de poser le d��cor en dialoguant avec les parties prenantes que sont les représentants des salariés et des employeurs ? J'observe que François Fillon, qui avait annoncé un objectif de réduction de 500 000 emplois dans la fonction publique, vient tout juste d'évoquer dans une interview à Acteurs publics une conférence associant les différents partenaires sociaux à propos de la réforme de la fonction publique. C'est un début. Il a aussi évoqué des réformes adoptées par ordonnances sauf pour les "sujets sensibles". Mais quels sont ces sujets sensibles ? Cela reste assez flou.

Comment expliquez-vous ce constat d'un manque de méthode ? La loi Travail a-telle "plombé" tout débat sur la réforme par le dialogue social ?

Je crois plutôt que nous avons le tort, en France, de confier tous ces sujets à des techniciens. Les questions de travail et de dialogue social sont devenues des sujets d'experts, que ceux-ci soient juristes (et je précise que je suis moi-même juriste !) ou économistes, des super spécialistes qui sont parfois déconnectés. On finit par perdre de vue les besoins de l'usager final, du citoyen : les jeunes décrocheurs du système scolaire, les demandeurs d'emploi, les salariés victimes d'accidents de carrière qui auraient besoin de se former, etc. Or, c'est tout l'intérêt du dialogue social que de nourrir ces sujets avec des préoccupations proches du terrain, à condition que le dialogue social, bien sûr, soit lui-même conduit par des gens qui restent proches du terrain.

La France a tort de confier ces sujets à des juristes !

Nos dispositifs restent peu lisibles pour les non spécialistes. Or si le citoyen lambda ne peut pas comprendre simplement ce qui est mis en oeuvre, que ce soit en matière de retraite, d'emploi ou de formation, il ne sera tout simplement pas responsabilisé sur son propre rôle. Le compte personnel d'activité (CPA) est par exemple une mesure excellente, mais à condition de l'accompagner pour que les gens deviennent réellement acteurs et moteurs de leur évolution professionnelle. A cet égard, l'idée d'amener les partenaires sociaux à définir eux-mêmes un calendrier social, en amont des changements législatifs grâce aux conférences sociales, est une très bonne chose.

Mais cette idée et cette pratique ont peu à peu disparu lors du quinquennat...

Il  y a eu des erreurs en matière de dialogue social. La loi Travail en est un exemple. Le texte contient de mon point de vue d'excellentes choses mais il y a manifestement eu un loupé dans la manière de l'appréhender avec les organisations syndicales. Ces erreurs ont fait, dès le départ, empirer la dureté des débats sur le texte. Certes, le dialogue social ne signifie pas un consensus et il y aurait eu sans doute, de toutes façons, des oppositions car il y a des sujets où il n'y a pas d'accord. Mais encore faut-il tout mettre à plat, écouter les différents points de vue et expliquer pourquoi on veut faire telle ou telle chose. Manifestement, ça a manqué. Pourquoi vouloir aller dans le sens d'une négociation au plus près de l'entreprise ? Il fallait l'expliquer. Il reste dommage à mon avis que le dialogue social ne soit pas plus présent dans les programmes.

Je suis favorable à la négociation du plan formation de l'entreprise 

Le dialogue social, ce n'est pas la négociation. Le dialogue social, c'est réunir les acteurs concernés ou plutôt leurs représentants, examiner les enjeux, poser un diagnostic, et définir un cap à suivre, sans que ce cap soit d'ailleurs approuvé par tous. L'avantage, c'est que tout le monde dès le départ sait de quoi l'on parle. L'exemple symptomatique, c'est la formation. La dernière réforme n'est pas digérée que déjà certains assurent que tout fonctionne mal et qu'il faut à nouveau réformer. Mais en est-on si sûr ? Ne peut-on pas se poser et dresser d'abord un bilan, pour voir ce qui marche réellement ou pas, s'assurer que chacun peut être accompagné pour accéder à une formation ? Tout de même, c'est bien les entreprises qui sont les moteurs en la matière, laissons-les gérer la formation professionnelle par le biais du dialogue social. Je suis d'ailleurs favorable à une pleine négociation du plan de formation dans les entreprises. Encore une fois, c'est la question du rétablissement de la confiance qui me semble manquer dans tous les programmes.

La confiance entre qui et qui ?

Entre tous les acteurs, entre les salariés et les employeurs, via leurs représentants. Toute démocratie doit avoir des syndicats organisés et représentatifs, dans lesquels on a confiance. Or les organisations syndicales sont en difficulté, elles ont du mal à recruter des salariés souhaitant s'engager, je l'ai souvent constaté en tant que DRH à l'occasion des élections professionnelles : je retrouvais souvent les mêmes personnes à différents mandats. Regardez la faiblesse du taux de syndicalisation des salariés ou celle de la participation au scrutin des TPE. J'ajoute qu'il faut aussi du temps au dialogue social pour se développer et produire des réformes effectives. Or le temps des politiques est trop court. Nous n'avons pas nécessairement besoin de nouvelles grandes lois, il faut déjà digérer les textes votés ces dernières années, et en évaluer les conséquences.

Mais l'abandon prévu par François Fillon du monopole syndical de présentation des candidats au 1er tour des élections professionnelles ainsi que le relèvements des seuils pour les DP et le CE ne vont-ils pas dans le sens d'un affaiblissement des syndicats ?

En tant qu'ancienne DRH, je pense que la solution ne passe pas forcément par toujours plus d'instances, toujours plus d'heures de délégation, toujours plus de moyens. Avant de parler des élections ou des seuils, il faudrait repenser les rôles et l'efficacité de chaque instance. Mais oui, j'ai quand même peur que l'abandon du monopole du premier tour n'affaiblisse les syndicats. Si on a davantage de candidats élus sans mandat syndical, seront-ils des acteurs formés, compétents pour représenter les autres salariés ? C'est la vraie question. Je pense qu'il vaut mieux chercher à travailler intelligemment avec les partenaires sociaux. Et comme nous l'avons dit dans un rapport du CESE, cela passe par une culture commune du dialogue social, c'est à dire notamment par des formations communes aux organisations d'employeurs et aux organisations syndicales. Ce n'est pas seulement les syndicalistes qui doivent se former au dialogue social et à la négociation, les employeurs aussi ! Quand vous vous retrouvez chef d'une délégation patronale dans une branche sans avoir suivi de formation au dialogue social -je l'ai vécu dans la branche propreté- ce n'est pas simple ni facile de mener une négociation. Mais c'est passionnant : quand nous avons mis en place dans la branche de la propreté un observatoire des métiers, les syndicalistes nous ont fait remonter des besoins auxquels nous n'aurions pas forcément pensé, comme la lutte contre l'illettrisme...

Nous ne résoudrons pas nos problèmes sans dialogue social

En France, nous avons quand même un sérieux problème avec notre taux de chômage et nous ne le résoudrons qu'avec du dialogue, en nous remontant tous les manches. On ne réglera pas cette question par ordonnance ou par un travail parlementaire, surtout quand on sait que 2% seulement des parlementaires viennent du monde économique ! Combien ont mis les pieds dans une entreprise ? Les mêmes qui disent être contre plus de deux mandats pour les élus du personnel sont contre l'interdiction de limiter leurs propres mandats ! La confiance, on ne l'obtient que s'il y a exemplarité, clarté, pédagogie.

Benoît Hamon propose un tiers d'administrateurs représentant les salariés dans les entreprises. Votre avis ?

Je suis favorable à la représentation des salariés dans les organes de gouvernance des entreprises. Mais il y a un droit commercial, un rôle des actionnaires, des parties prenantes incontournables dans une économie de marché, il y a de grands aléas économiques, une forte concurrence, ce n'est pas simple. Donc, avant de décider d'étendre à un tiers la proportion des représentants des salariés, faisons déjà bien fonctionner ce qui a été mis en place suite au rapport Gallois (*).

Mais c'est le cas en Allemagne, non ?

J'ai eu des équipes en Allemagne dans plusieurs établissements : ça ne se passait pas du tout comme en France.  Les relations étaient empreintes d'une grande loyauté, de la part de la direction vis à vis des syndicats, mais aussi des syndicats à l'égard de la direction.

J'explique à mes étudiants en management l'intérêt d'avoir des représentants du personnel 

On se mettait autour d'une table pour parler de l'intérêt de l'entreprise en cherchant un compromis. Il nous manque en France cette culture du dialogue social. Nous avons une vision caricaturale de l'autre partie. On parle de patron en France mais c'est souvent le DRH, qui est un salarié, qui mène les négociations dans une entreprise. Je le dis souvent à mes étudiants en management qui souhaitent créer une entreprise : avez-vous pensé aux représentants du personnel ? Avec qui allez-vous négocier ? J'essaie de leur expliquer tout l'intérêt qu'ils ont à avoir ces relations sociales pour réguler un collectif de travail. La performance sociale doit se penser dans la durée. Si l'entreprise se prive de ce dialogue, elle s'expose à des risques : une équipe qui n'a pas pu s'organiser et qui va dans le mur, la direction qui n'a pas eu de retour sur le sujet, etc.

Jean-Luc Mélenchon veut limiter l'écart des salaires dans les entreprises de 1 à 20, interdire les licenciements boursiers, introduire un droit de veto suspensif du CE contre les licenciements économiques, augmenter de 16% le SMIC, introduire une 6e semaine de congés payés pour tous, restaurer le droit à la retraite à 60 ans...

Je ne suis pas favorable à un capitalisme débridé, nous avons besoin de garde-fous. Mais nous ne pouvons pas constamment brider et sanctionner au nom du progrès social. On ne peut pas avoir à la fois un pied dans un système libéral et un pied dans un système d'économie administrée. Et puis comment définir un licenciement boursier ?!

Des régulations ne sont-elles pas nécessaires ?

Bien sûr, mais pas nécessairement au niveau français car des règles trop strictes feraient fuir des talents et des investisseurs de notre pays. C'est d'une régulation d'abord mondiale, avec notamment l'OIT sur le champ du travail, dont nous avons besoin, une régulation qui mette fin aux paradis fiscaux et à une trop grande financiarisation de l'économie, dont la crise des subprimes a bien montré les dangers pour l'économie mondiale, une crise dont nous nous relevons encore difficilement.

Que pensez-vous de l’idée de revenu universel prônée par Benoît Hamon ?

L'idée d'un revenu attribué sans condition d'activité ne m'enthousiasme pas, sauf si c'est en contrepartie d'une formation ou d'une activité de type civique. J'y vois un danger d'isolement pour les individus. A mes yeux, le travail reste structurant car il place une personne dans un collectif et lui apporte une reconnaissance. La semaine dernière, lors de la commémoration au CESE des 30 ans du rapport Wresinski sur la lutte contre la pauvreté, j'ai été frappée par l'interpellation de jeunes lycéens d'Aubervilliers. Pour bien vivre ensemble et lutter contre l'exclusion, nous ont-ils dit, il y a deux choses importantes qui sont l'accès au savoir et la solidarité. Ces jeunes, des gamins de 15 à 17 ans qui vivent dans des quartiers difficiles, ont d'ailleurs mis en place, avec des associations, plusieurs initiatives pour aider par exemple les personnes âgées à faire leurs courses. C'est extraordinaire, et c'est une sacrée leçon pour nous tous.

Le sujet de la reconnaissance au travail revient sans arrêt. Il faut considérer le travail des ouvriers

Du reste, je le vois bien dans la chaire sur le bien être au travail dont j'ai la charge à Kedge Business School, le sujet de la reconnaissance au travail revient sans arrêt dans les discussions avec les étudiants : suis-je reconnu ? A quoi je sers ? Ces questions sont essentielles dans la vie des salariés mais les politiques sont trop éloignés des réalités pour le percevoir. Ils pensent que si vous êtes ouvrier dans la propreté, vous ne faites qu'un travail subalterne qui pourrait être supprimé. Mais ces personnes sont très satisfaites d'avoir ce travail et de retrouver leurs collègues de travail, et il nous faut considérer ces personnes et respecter leur travail, notamment en améliorant leur santé au travail, en travaillant sur les bons gestes et postures : je l'ai bien vu lorsque j'ai été DRH d'une entreprise de propreté avec 45 000 emplois d'ouvriers. Ce n'est certes pas le nirvana mais chacun est important.

Le paritarisme est parfois attaqué dans cette campagne. A tort ?

Il faut certainement mieux faire fonctionner le paritarisme, avec davantage de transparence et de formations communes à tous les partenaires sociaux. Mais c'est un mode de gestion qui ne me paraît pas si mauvais. Qu'on me prouve que le paritarisme ne marche pas ! Croyez-vous que l'assurance chômage serait mieux gérée si on mettait le régime entre les mains de l'Etat ? Une décision faisant évoluer les cotisations ou les indemnités serait-elle mieux acceptée venant du gouvernement ? J'en doute. Au contraire, ce serait une décision perçue comme venant d'en haut, sans dialogue préalable, et qui pourrait être de ce fait encore plus contestée".

 

(*) La loi impose la présence d'un représentant des salariés pour onze salariés dans un conseil d'administration, et de deux si le conseil compte douze administrateurs. L'Allemagne, comme nous l'expliquait Pierre-Yves Gomez dans une précédente interview, impose 30% d'administrateurs représentant les salariés dans les conseils jusqu'à 2 000 salariés, et 50% au delà.

Bernard Domergue
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